Les Liaisons dangereuses

Lettre CLXVIII

Madame de Volanges à Madame de Rosemonde

Il se répand ici, ma chère et digne amie, sur le compte de Mme de Merteuil, des bruits bien étonnants et bien fâcheux. Assurément, je suis loin d’y croire et je parierais bien que ce n’est qu’une affreuse calomnie ; mais je sais trop combien les méchancetés, même les moins vraisemblables, prennent aisément consistance et combien l’impression qu’elles laissent s’efface difficilement, pour ne pas être très alarmée de celles-ci, toutes faciles que je les crois à détruire. Je désirerais surtout qu’elles pussent être arrêtées de bonne heure et avant d’être plus répandues. Mais je n’ai su qu’hier, fort tard, ces horreurs qu’on commence seulement à débiter ; et quand j’ai envoyé ce matin chez Mme de Merteuil, elle venait de partir pour la campagne où elle doit passer deux jours. On n’a pas pu me dire chez qui elle était allée. Sa seconde femme, que j’ai fait venir me parler, m’a dit que sa maîtresse lui avait seulement donné ordre de l’attendre jeudi prochain, et aucun des gens qu’elle a laissés ici n’en sait davantage. Moi-même je ne présume pas où elle peut être ; je ne me rappelle personne de sa connaissance qui reste aussi tard à la campagne.

Quoi qu’il en soit, vous pourrez, à ce que j’espère, me procurer d’ici à son retour, des éclaircissements qui peuvent lui être utiles, car on fonde ces odieuses histoires sur des circonstances de la mort de M. de Valmont, dont apparemment vous aurez été instruite si elles sont vraies, ou du moins il vous sera facile de vous faire informer, ce que je vous demande en grâce. Voici ce qu’on publie, ou, pour mieux dire, ce qu’on murmure encore, mais qui ne tardera sûrement pas à éclater davantage.

On dit donc que la querelle survenue entre M. de Valmont et le chevalier Danceny est l’ouvrage de Mme de Merteuil, qui les trompait également tous deux ; que, comme il arrive presque toujours, les deux rivaux ont commencé par se battre et ne sont venus qu’après aux éclaircissements ; que ceux-ci ont produit une réconciliation sincère, et que, pour achever de faire connaître Mme de Merteuil au chevalier Danceny et aussi pour se justifier entièrement, M. de Valmont a joint à tous ses discours une foule de lettres formant une correspondance régulière qu’il entretenait avec elle, et où celle-ci raconte elle-même, et dans le style le plus libre, les anecdotes les plus scandaleuses.

On ajoute que Danceny, dans sa première indignation, a livré ces lettres à qui a voulu les voir et qu’à présent elles courent Paris. On en cite particulièrement deux47 : l’une où elle fait l’histoire entière de sa vie et de ses principes, et qu’on dit le comble de l’horreur ; l’autre, qui justifie entièrement M. de Prévan, dont vous vous rappelez l’histoire, par la preuve qui s’y trouve qu’il n’a fait au contraire que céder aux avances les plus marquées de Mme de Merteuil et que le rendez-vous était convenu avec elle.

J’ai heureusement les plus fortes raisons de croire que ces imputations sont aussi fausses qu’odieuses. D’abord, nous savons toutes deux que M. de Valmont n’était sûrement pas occupé de Mme de Merteuil, et j’ai tout lieu de croire que Danceny ne s’en occupait pas davantage ; ainsi, il me paraît démontré qu’elle n’a pu être ni le sujet, ni l’auteur de la querelle. Je ne comprends pas non plus quel intérêt aurait eu Mme de Merteuil, que l’on suppose d’accord avec M. de Prévan, à faire une scène qui ne pouvait jamais être que désagréable par son éclat et qui pouvait devenir très dangereuse pour elle, puisqu’elle se faisait par là un ennemi irréconciliable d’un homme qui se trouvait maître d’une partie de son secret et qui avait alors beaucoup de partisans. Cependant, il est à remarquer que, depuis cette aventure, il ne s’est pas élevé une seule voix en faveur de Prévan, et que, même de sa part, il n’y a eu aucune réclamation.

Ces réflexions me porteraient à le soupçonner l’auteur des bruits qui courent aujourd’hui, et à regarder ces noirceurs comme l’ouvrage de la haine et de la vengeance d’un homme qui, se voyant perdu, espère par ce moyen répandre au moins des doutes et causer peut-être une diversion utile. Mais de quelque part que viennent ces méchancetés, le plus pressé est de les détruire. Elles tomberaient d’elles-mêmes, s’il se trouvait, comme il est vraisemblable, que MM. de Valmont et Danceny ne se fussent point parlé depuis leur malheureuse affaire et qu’il n’y eût pas eu de papiers remis.

Dans mon impatience de vérifier ces fait, j’ai envoyé ce matin chez M. Danceny ; il n’est pas non plus à Paris. Ses gens ont dit à mon valet de chambre qu’il était parti cette nuit, sur un avis qu’il avait reçu hier et que le lieu de son séjour était un secret. Apparemment il craint les suites de son affaire. Ce n’est donc que par vous, ma chère et digne amie, que je puis avoir les détails qui m’intéressent et qui peuvent devenir si nécessaires à Mme de Merteuil. Je vous renouvelle ma prière de me les faire parvenir le plus tôt possible.

P.-S. — L’indisposition de ma fille n’a eu aucune suite ; elle vous présente son respect.

Paris, ce 11 décembre 17**.

47Lettres LXXXI et LXXXV de ce recueil.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer