Les Liaisons dangereuses

Lettre XXIV

Le Vicomte de Valmont à la Présidente de Tourvel

Ah ! par pitié, madame, daignez calmer le trouble de mon âme ; daignez m’apprendre ce que je dois espérer ou craindre. Placé entre l’excès du bonheur et celui de l’infortune, l’incertitude est un tourment cruel. Pourquoi vous ai-je parlé ? Que n’ai-je su résister au charme impérieux qui vous livrait mes pensées ? Content de vous adorer en silence, je jouissais au moins de mon amour, et ce sentiment pur, que ne troublait point alors l’image de votre douleur, suffisait à ma félicité ; mais cette source de bonheur en est devenue une de désespoir depuis que j’ai vu couler vos larmes, depuis que j’ai entendu ce cruel Ah ! malheureuse ! Madame, ces deux mots retentiront longtemps dans mon cœur. Par quelle fatalité le plus doux des sentiments ne peut-il vous inspirer que l’effroi ! Quelle est donc cette crainte ? Ah ! ce n’est pas celle de le partager : votre cœur que j’ai mal connu n’est pas fait pour l’amour ; le mien, que vous calomniez sans cesse, est le seul qui soit sensible ; le vôtre est même sans pitié. S’il n’en était pas ainsi, vous n’auriez pas refusé un mot de consolation au malheureux qui vous racontait ses souffrances ; vous ne vous seriez pas soustraite à ses regards, quand il n’a d’autre plaisir que celui de vous voir ; vous ne vous seriez pas fait un jeu cruel de son inquiétude, en lui faisant annoncer que vous étiez malade, sans lui permettre d’aller s’informer de votre état ; vous auriez senti que cette même nuit, qui n’était pour vous que douze heures de repos, allait être pour lui un siècle de douleurs.

Par où, dites-moi, ai-je mérité cette rigueur désolante ? Je ne crains pas de vous prendre pour juge. Qu’ai-je donc fait ? Que céder à un sentiment involontaire inspiré par la beauté et justifié par la vertu ; toujours contenu par le respect, et dont l’innocent aveu fut l’effet de la confiance et non de l’espoir. La trahirez-vous cette confiance que vous-même avez semblé me permettre et à laquelle je me suis livré sans réserve ? Non, je ne puis le croire ; ce serait vous supposer un tort et mon cœur se révolte à la seule idée de vous en trouver un : je désavoue mes reproches ; j’ai pu les écrire, mais non pas les penser. Ah ! laissez-moi vous croire parfaite, c’est le seul plaisir qui me reste. Prouvez-moi que vous l’êtes en m’accordant vos soins généreux. Quel malheureux avez-vous secouru qui en eût autant besoin que moi ? Ne m’abandonnez pas dans le délire où vous m’avez plongé ; prêtez-moi votre raison, puisque vous avez ravi la mienne ; après m’avoir corrigé, éclairez-moi pour finir votre ouvrage.

Je ne veux pas vous tromper : vous ne parviendrez point à vaincre mon amour, mais vous m’apprendrez à le régler : en guidant mes démarches, en dictant mes discours, vous me sauverez au moins du malheur affreux de vous déplaire. Dissipez surtout cette crainte désespérante ; dites-moi que vous me pardonnez, que vous me plaignez ; assurez-moi de votre indulgence. Vous n’aurez jamais toute celle que je vous désirerais ; mais je réclame celle dont j’ai besoin : me la refuserez-vous ?

Adieu, madame ; recevez avec bonté l’hommage de mes sentiments ; il ne nuit point à celui de mon respect.

De…, ce 20 août 17**.

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