Les Liaisons dangereuses

Lettre XXXVIII

La Marquise de Merteuil au Vicomte de Valmont

Votre énorme paquet m’arrive à l’instant, mon cher vicomte. Si la date en est exacte, j’aurais dû le recevoir vingt-quatre heures plus tôt ; quoi qu’il en soit, si je prenais le temps de le lire, je n’aurais plus celui d’y répondre. Je préfère donc de vous en accuser seulement réception et nous causerons d’autre chose. Ce n’est pas que j’aie rien à vous dire pour mon compte ; l’automne ne laisse à Paris presque point d’hommes qui aient figure humaine ; aussi je suis, depuis un mois, d’une sagesse à périr, et tout autre que mon chevalier serait fatigué des preuves de ma constance. Ne pouvant m’occuper, je me distrais avec la petite Volanges, et c’est d’elle que je veux parler.

Savez-vous que vous avez perdu plus que vous ne croyez à ne pas vous charger de cette enfant ? elle est vraiment délicieuse ! cela n’a ni caractère ni principes ; jugez combien sa société sera douce et facile. Je ne crois pas qu’elle brille jamais par le sentiment, mais tout annonce en elle les sensations les plus vives. Sans esprit et sans finesse, elle a pourtant une certaine fausseté naturelle, si l’on peut parler ainsi, qui quelquefois m’étonne moi-même et qui réussira d’autant mieux que sa figure offre l’image de la candeur et de l’ingénuité. Elle est naturellement très caressante et je m’en amuse quelquefois ; sa petite tête se monte avec une facilité incroyable, et elle est alors d’autant plus plaisante qu’elle ne sait rien, absolument rien de ce qu’elle désire tant de savoir. Il lui en prend des impatiences tout à fait drôles : elle rit, elle se dépite, elle pleure et puis elle me prie de l’instruire avec une bonne foi réellement séduisante. En vérité, je suis presque jalouse de celui à qui ce plaisir est réservé.

Je ne sais si je vous ai mandé que depuis quatre ou cinq jours j’ai l’honneur d’être sa confidente. Vous devinez bien que d’abord j’ai fait la sévère, mais aussitôt que je me suis aperçue qu’elle croyait m’avoir convaincue par ses mauvaises raisons, j’ai eu l’air de les prendre pour bonnes, et elle est intimement persuadée qu’elle doit ce succès à son éloquence : il fallait cette précaution pour ne me pas compromettre. Je lui ai permis d’écrire et de dire j’aime, et le même jour, sans qu’elle s’en doutât, je lui ai ménagé un tête-à-tête avec son Danceny. Mais figurez-vous qu’il est si sot encore qu’il n’en a seulement pas obtenu un baiser ! Ce garçon-là fait pourtant de fort jolis vers ! Mon Dieu ! que ces gens d’esprit sont bêtes ! celui-ci l’est au point qu’il m’embarrasse, car enfin, pour lui, je ne peux pas le conduire.

C’est à présent que vous me seriez bien utile. Vous êtes assez lié avec Danceny pour avoir sa confidence, et s’il vous la donnait une fois, nous irions grand train. Dépêchez donc votre présidente, car enfin je ne veux pas que Gercourt s’en sauve ; au reste, j’ai parlé de lui hier à la petite personne et le lui ai si bien peint que quand elle serait sa femme depuis dix ans, elle ne le haïrait pas davantage. Je l’ai pourtant beaucoup prêchée sur la fidélité conjugale ; rien n’égale ma sévérité sur ce point. Par là, d’une part, je rétablis auprès d’elle ma réputation de vertu, que trop de condescendance pourrait détruire ; de l’autre, j’augmente en elle la haine dont je veux gratifier son mari. Et enfin j’espère qu’en lui faisant accroire qu’il ne lui est permis de se livrer à l’amour que pendant le peu de temps qu’elle a à rester fille, elle se décidera plus vite à n’en rien perdre.

Adieu, vicomte ; je vais me mettre à ma toilette où je lirai votre volume.

De…, ce 27 août 17**.

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