Les Liaisons dangereuses

Lettre XLI

La Présidente de Tourvel au Vicomte de Valmont

Il me semble, monsieur, par votre conduite avec moi, que vous ne cherchiez qu’à augmenter chaque jour, les sujets de plainte que j’avais contre vous. Votre obstination à vouloir m’entretenir sans cesse d’un sentiment que je ne veux ni ne dois écouter ; l’abus que vous n’avez pas craint de faire de ma bonne foi, ou de ma timidité, pour me remettre vos lettres ; le moyen surtout, j’ose dire peu délicat, dont vous vous êtes servi pour me faire parvenir la dernière, sans craindre au moins l’effet d’une surprise qui pouvait me compromettre ; tout devrait donner lieu de ma part à des reproches aussi vifs que justement mérités. Cependant, au lieu de revenir sur ces griefs, je m’en tiens à vous faire une demande aussi simple que juste, et si je l’obtiens de vous, je consens que tout soit oublié.

Vous-même m’avez dit, monsieur, que je ne devais pas craindre un refus ; et quoique, par une inconséquence qui vous est particulière, cette phrase même soit suivie du seul refus que vous pouviez me faire13, je veux croire que vous n’en tiendrez pas moins aujourd’hui cette parole formellement donnée il y a si peu de jours.

Je désire donc que vous ayez la complaisance de vous éloigner de moi, de quitter ce château, où un plus long séjour de votre part ne pourrait que m’exposer davantage au jugement d’un public toujours prompt à mal penser d’autrui, et que vous n’avez que trop accoutumé à fixer les yeux sur les femmes qui vous admettent dans leur société.

Avertie déjà depuis longtemps de ce danger par mes amies, j’ai négligé, j’ai même combattu leur avis tant que votre conduite à mon égard avait pu me faire croire que vous aviez bien voulu ne pas me confondre avec cette foule de femmes qui, toutes, ont eu à se plaindre de vous. Aujourd’hui que vous me traitez comme elles, que je ne peux plus l’ignorer, je dois au public, à mes amis, à moi-même, de suivre ce parti nécessaire. Je pourrais ajouter ici que vous ne gagneriez rien à refuser ma demande, décidée que je suis à partir moi-même, si vous vous obstiniez à rester, mais je ne cherche point à diminuer l’obligation que je vous aurai de cette complaisance, et je veux bien que vous sachiez qu’en nécessitant mon départ d’ici, vous contrarieriez mes arrangements. Prouvez-moi donc, monsieur, que comme vous me l’avez dit tant de fois, les femmes honnêtes n’auront jamais à se plaindre de vous ; prouvez-moi au moins que quand vous avez des torts avec elles, vous savez les réparer.

Si je croyais avoir besoin de justifier ma demande vis-à-vis de vous, il me suffirait de vous dire que vous avez passé votre vie à la rendre nécessaire, et que pourtant il n’a pas tenu à moi de ne la jamais former. Mais ne rappelons pas des événements que je veux oublier et qui m’obligeraient à vous juger avec rigueur, dans un moment où je vous offre de mériter toute ma reconnaissance. Adieu, monsieur, votre conduite va m’apprendre avec quels sentiments je dois être, pour la vie, votre très humble, etc.

De…, ce 25 août 17**.

13Voyez lettre XXXV.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer