Les Liaisons dangereuses

Lettre LII

Le Vicomte de Valmont à la Présidente de Tourvel

Vous me défendez, madame, de vous parler de mon amour, mais où trouver le courage nécessaire pour vous obéir ? Uniquement occupé d’un sentiment qui devrait être si doux et que vous rendez si cruel, languissant dans l’exil où vous m’avez condamné, ne vivant que de privations et de regrets, en proie à des tourments d’autant plus douloureux qu’ils me rappellent sans cesse votre indifférence, me faudra-t-il encore perdre la seule consolation qui me reste, et puis-je en avoir d’autre que de vous offrir quelquefois une âme que vous remplissez de trouble et d’amertume ? Détournerez-vous vos regards pour ne pas voir les pleurs que vous faites répandre ? Refuserez-vous jusqu’à l’hommage des sacrifices que vous exigez ? Ne serait-il donc pas plus digne de vous, de votre âme honnête et douce, de plaindre un malheureux, qui ne l’est que par vous, que de vouloir encore aggraver ses peines par une défense à la fois injuste et rigoureuse ?

Vous feignez de craindre l’amour, et vous ne voulez pas voir que vous seule causez les maux que vous lui reprochez. Ah ! sans doute, ce sentiment est pénible quand l’objet qui l’inspire ne le partage point ; mais où trouver le bonheur, si un amour réciproque ne le procure pas ? L’amitié tendre, la douce confiance et la seule qui soit sans réserve, les peines adoucies, les plaisirs augmentés, l’espoir enchanteur, les souvenirs délicieux, où les trouver ailleurs que dans l’amour ? Vous le calomniez, vous qui, pour jouir de tous les biens qu’il offre, n’avez qu’à ne plus vous y refuser, et moi j’oublie les peines que j’éprouve pour m’occuper à le défendre.

Vous me forcez aussi à me défendre moi-même, car tandis que je consacre ma vie à vous adorer, vous passez la vôtre à me chercher des torts : déjà vous me supposez léger et trompeur, et abusant contre moi de quelques erreurs, dont moi-même je vous ai fait l’aveu, vous vous plaisez à confondre ce que j’étais alors avec ce que je suis à présent. Non contente de m’a voir livré au tourment de vivre loin de vous, vous y joignez un persiflage cruel sur des plaisirs auxquels vous savez assez combien vous m’avez rendu insensible. Vous ne croyez ni à mes promesses, ni à mes serments : eh bien ! il me reste un garant à vous offrir qu’au moins vous ne suspecterez pas ; c’est vous même. Je ne vous demande que de vous interroger de bonne foi ; si vous ne croyez pas à mon amour, si vous doutez un moment de régner seule sur mon âme, si vous n’êtes pas assurée d’avoir fixé ce cœur, en effet jusqu’ici trop volage, je consens à porter la peine de cette erreur ; j’en gémirai, mais n’en appellerai point ; mais si, au contraire, nous rendant justice à tous deux, vous êtes forcée de convenir avec vous-même que vous n’avez, que vous n’aurez jamais de rivale, ne m’obligez plus, je vous en supplie, à combattre des chimères, et laissez-moi au moins cette consolation de vous voir ne plus douter d’un sentiment qui, en effet, ne finira, ne peut finir qu’avec ma vie. Permettez-moi, madame, de vous prier de répondre positivement à cet article de ma lettre.

Si j’abandonne cependant cette époque de ma vie, qui paraît me nuire si cruellement auprès de vous, ce n’est pas qu’au besoin les raisons me manquassent pour la défendre.

Qu’ai-je fait, après tout, que ne pas résister au tourbillon dans lequel j’avais été jeté ? Entré dans le monde jeune et sans expérience, passé, pour ainsi dire, de mains en mains par une foule de femmes qui, toutes, se hâtent de prévenir par leur facilité une réflexion qu’elles sentent devoir leur être agréable, était-ce donc à moi de donner l’exemple d’une résistance qu’on ne m’opposait point, ou devais-je me punir d’un moment d’erreur, et que souvent on avait provoqué, par une constance à coup sûr inutile et dans laquelle on n’aurait vu qu’un ridicule ? Eh ! quel autre moyen qu’une prompte rupture peut justifier d’un choix honteux !

Mais, je puis le dire, cette ivresse des sens, peut-être même ce délire de la vanité, n’a point passé jusqu’à mon cœur. Né pour l’amour, l’intrigue pouvait le distraire et ne suffisait pas pour l’occuper ; entouré d’objets séduisants, mais méprisables, aucun n’allait jusqu’à mon âme : on m’offrait des plaisirs, je cherchais des vertus, et moi-même enfin je me crus inconstant, parce que j’étais délicat et sensible.

C’est en vous voyant que je me suis éclairé : bientôt j’ai reconnu que le charme de l’amour tenait aux qualités de l’âme ; qu’elles seules pouvaient en causer l’excès et le justifier. Je sentis enfin qu’il m’était également impossible et de ne pas vous aimer, et d’en aimer une autre que vous.

Voilà, madame, quel est ce cœur auquel vous craignez de vous livrer et sur le sort de qui vous avez à prononcer : mais quel que soit le destin que vous lui réservez, vous ne changerez rien aux sentiments qui l’attachent à vous : ils sont inaltérables comme les vertus qui les ont fait naître.

De…, ce 3 septembre 17**.

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