Les Liaisons dangereuses

Lettre LXIII

La Marquise de Merteuil au Vicomte de Valmont

Vraiment oui, je vous expliquerai le billet de Danceny. L’événement qui le lui a fait écrire est mon ouvrage, et c’est, je crois, mon chef-d’œuvre. Je n’ai pas perdu mon temps depuis votre dernière lettre, et j’ai dit comme l’architecte athénien : « Ce qu’il a dit, je le ferai. »

Il lui faut donc des obstacles à ce beau héros de roman, et il s’endort dans la félicité ! Oh ! qu’il s’en rapporte à moi, je lui donnerai de la besogne, et je me trompe ou son sommeil ne sera plus tranquille. Il fallait bien lui apprendre le prix du temps, et je me flatte qu’à présent il regrette celui qu’il a perdu. Il fallait, dites-vous aussi, qu’il eût besoin de plus de mystère ; eh bien ! ce besoin-là ne lui manquera plus. J’ai cela de bon, moi, c’est qu’il ne faut que me faire apercevoir de mes fautes : je ne prends point de repos que je n’aie tout réparé. Apprenez donc ce que j’ai fait.

En rentrant chez moi avant-hier matin, je lus votre lettre ; je la trouvai lumineuse. Persuadée que vous aviez très bien indiqué la cause du mal, je ne m’occupai plus qu’à trouver le moyen de le guérir. Je commençai pourtant par me coucher, car l’infatigable chevalier ne m’avait pas laissée dormir un moment et je croyais avoir sommeil, mais point du tout : tout entière à Danceny, le désir de le tirer de son indolence ou de l’en punir ne me permit pas de fermer l’œil, et ce ne fut qu’après avoir bien concerté mon plan que je pus trouver deux heures de repos.

J’allai le soir même chez Mme de Volanges et, suivant mon projet, je lui fis confidence que je me croyais sûre qu’il existait, entre sa fille et Danceny une liaison dangereuse. Cette femme, si clairvoyante contre vous, était aveuglée au point qu’elle me répondit d’abord qu’à coup sûr je me trompais ; que sa fille était une enfant, etc., etc. Je ne pouvais pas lui dire tout ce que j’en savais, mais je citai des regards, des propos, dont ma vertu et mon amitié s’alarmaient. Je parlai enfin presque aussi bien qu’aurait pu faire une dévote et, pour frapper le coup décisif, j’allai jusqu’à dire que je croyais avoir vu donner et recevoir une lettre. « Cela me rappelle, ajoutai-je, qu’un jour elle ouvrit devant moi un tiroir de son secrétaire, dans lequel je vis beaucoup de papiers, que sans doute elle conserve. Lui connaissez-vous quelque correspondance fréquente ? » Ici la figure de Mme de Volanges changea et je vis quelques larmes rouler dans ses yeux. « Je vous remercie, ma digne amie, me dit-elle en me serrant la main, je m’en éclaircirai. »

Après cette conversation, trop courte pour être suspecte, je me rapprochai de la jeune personne. Je la quittai bientôt après pour demander à la mère de ne pas me compromettre vis-à-vis de sa fille ; ce qu’elle me promit d’autant plus volontiers, que je lui fis observer combien il serait heureux que cette enfant prît assez de confiance en moi pour m’ouvrir son cœur, et me mettre à porté de lui donner mes sages conseils. Ce qui m’assure qu’elle me tiendra sa promesse, c’est que je ne doute pas qu’elle ne veuille se faire honneur de sa pénétration auprès de sa fille. Je me trouvais, par là, autorisée à garder mon ton d’amitié avec la petite, sans paraître fausse aux yeux de Mme de Volanges, ce que je voulais éviter. J’y gagnais encore d’être, par la suite, aussi longtemps et aussi secrètement que je voudrais avec la jeune personne, sans que la mère en prît jamais d’ombrage.

J’en profitai dès le soir même et, après ma partie finie, je chambrai la petite dans un coin et la mis sur le chapitre de Danceny, sur lequel elle ne tarit jamais. Je m’amusais à lui monter la tête sur le plaisir qu’elle aurait à le voir le lendemain ; il n’est sorte de folies que je ne lui aie fait dire. Il fallait bien lui rendre en espérance ce que je lui ôtais en réalité, et puis tout cela devait lui rendre le coup plus sensible, et je suis persuadée que plus elle aura souffert, plus elle sera pressée de s’en dédommager à la première occasion. Il est bon, d’ailleurs, d’accoutumer aux grands événements quelqu’un qu’on destine aux grandes aventures.

Après tout, ne peut-elle pas payer de quelques larmes le plaisir d’avoir son Danceny ? Elle en raffole. Eh bien ! je lui promets qu’elle l’aura, et plutôt même qu’elle ne l’aurait eu sans cet orage. C’est un mauvais rêve dont le réveil sera délicieux, et, à tout prendre, il me semble qu’elle me doit de la reconnaissance ; au fait, quand j’y aurais mis un peu de malice, il faut bien s’amuser :

Les sots sont ici-bas pour nos menus plaisirs19.

Je me retirai enfin, fort contente de moi. Ou Danceny, me disais-je, animé par les obstacles, va redoubler d’amour, et alors je le servirai de tout mon pouvoir, ou si ce n’est qu’un sot, comme je suis tentée quelquefois de le croire, il sera désespéré et se tiendra pour battu ; or, dans ce cas, au moins me serai-je vengée de lui autant qu’il était en moi, chemin faisant j’aurai augmenté pour moi l’estime de la mère, l’amitié de la fille et la confiance de toutes deux. Quant à Gercourt, premier objet de mes soins, je serais bien malheureuse ou bien maladroite si, maîtresse de l’esprit de sa femme comme je le suis et vais l’être plus encore, je ne trouvais pas mille moyens d’en faire ce que je veux qu’il soit. Je me couchai dans ces douces idées ; aussi je dormis bien et me réveillai fort tard.

A mon réveil, je trouvai deux billets, un de la mère et un de la fille, et je ne pus m’empêcher de rire en trouvant dans tous deux littéralement cette même phrase : C’est de vous seule que j’attends quelque consolation. N’est-il pas plaisant, en effet, de consoler pour et contre, et d’être le seul agent de deux intérêts directement contraires ? Me voilà comme la Divinité, recevant les vœux opposés des aveugles mortels et ne changeant rien à mes décrets immuables. J’ai quitté pourtant ce rôle auguste pour prendre celui d’ange consolateur, et j’ai été, suivant le précepte, visiter mes amis dans leur affliction.

J’ai commencé par la mère, je l’ai trouvée d’une tristesse qui déjà vous venge en partie des contrariétés qu’elle vous a fait éprouver de la part de votre belle prude. Tout a réussi à merveille ; ma seule inquiétude était que Mme de Volanges ne profitât de ce moment pour gagner la confiance de sa fille, ce qui eût été bien facile en n’employant avec elle que le langage de la douceur et de l’amitié, et en donnant aux conseils de la raison l’air et le ton de la tendresse indulgente. Par bonheur, elle s’est armée de sévérité, elle s’est enfin si mal conduite que je n’ai eu qu’à applaudir. Il est vrai qu’elle a pensé rompre tous nos projets par le parti qu’elle avait pris de faire rentrer sa fille au couvent, mais j’ai paré ce coup et je l’ai engagée à en faire seulement la menace, dans le cas où Danceny continuerait ses poursuites, afin de les forcer tous deux à une circonspection que je crois nécessaire pour le succès.

Ensuite j’ai été chez la fille. Vous ne sauriez croire combien la douleur l’embellit ! Pour peu qu’elle prenne de coquetterie, je vous garantis qu’elle pleurera souvent ; pour cette fois, elle pleurait sans malice… Frappée de ce nouvel agrément que je ne lui connaissais pas et que j’étais bien aise d’observer, je ne lui donnai d’abord que de ces consolations gauches qui augmentent plus les peines qu’elles ne les soulagent ; et, par ce moyen, je l’amenai au point d’être véritablement suffoquée. Elle ne pleurait plus et je craignis un moment les convulsions. Je lui conseillai de se coucher, ce qu’elle accepta ; je lui servis de femme de chambre ; elle n’avait point fait de toilette, et bientôt ses cheveux épars tombèrent sur ses épaules et sur sa gorge entièrement découvertes ; je l’embrassai, elle se laissa aller dans mes bras et ses larmes recommencèrent à couler sans effort. Dieu ! qu’elle était belle ! Ah ! si Magdeleine était ainsi, elle dut être bien plus dangereuse pénitente que pécheresse.

Quand la belle désolée fut au lit, je me mis à la consoler de bonne foi. Je la rassurai d’abord sur la crainte du couvent. Je fis naître en elle l’espoir de voir Danceny en secret, et m’asseyant sur le lit : « S’il était là », lui dis-je, puis brodant sur ce thème, je la conduisis, de distraction en distraction, à ne plus se souvenir de tout ce qu’elle était affligée. Nous nous serions séparées parfaitement contentes l’une de l’autre, si elle n’avait voulu me charger d’une lettre pour Danceny, ce que j’ai constamment refusé. En voici les raisons, que vous approuverez sans doute.

D’abord, celle que c’était me compromettre vis-à-vis de Danceny, et si c’était la seule dont je pus me servir avec la petite, il y en avait beaucoup d’autres de vous à moi. Ne serait-ce pas risquer le fruit de mes travaux, que de donner si tôt à nos jeunes gens un moyen si facile d’adoucir leurs peines ? Et puis, je ne serais pas fâchée de les obliger à mêler quelques domestiques dans cette aventure, car enfin si elle se conduit à bien, comme je l’espère, il faudra qu’elle se sache immédiatement après le mariage ; et il y a peu de moyens plus sûrs pour la répandre, ou, si par miracle ils ne parlaient pas, nous parlerions, nous, et il sera plus commode de mettre l’indiscrétion sur leur compte.

Il faudra donc que vous donniez aujourd’hui cette idée à Danceny, et comme je ne suis pas sûre de la femme de chambre de la petite Volanges, dont elle-même paraît se défier, indiquez-lui la mienne, ma fidèle Victoire. J’aurai soin que la démarche réussisse. Cette idée me plaît d’autant plus que la confidence ne sera utile qu’à nous et point à eux, car je ne suis point à la fin de mon récit.

Pendant que je me défendais de me charger de la lettre de la petite, je craignais à tout moment qu’elle ne me proposât de la mettre à la petite poste, ce que je n’aurais guère pu refuser. Heureusement, soit trouble, soit ignorance de sa part ou encore qu’elle tînt moins à la lettre qu’à la réponse, qu’elle n’aurait pas pu avoir par ce moyen, elle ne m’en a point parlé ; mais, pour éviter que cette idée ne lui vînt ou au moins qu’elle ne pût s’en servir, j’ai pris mon parti sur-le-champ, et en rentrant chez la mère, je l’ai décidée à éloigner sa fille pour quelque temps, à la mener à la campagne… Et où ? Le cœur ne vous bat pas de joie ?… Chez votre tante, chez la vieille Rosemonde. Elle doit l’en prévenir aujourd’hui ; ainsi vous voilà autorisé à aller retrouver votre dévote qui n’aura plus à vous objecter le scandale du tête-à-tête, et grâce à mes soins, Mme de Volanges réparera elle-même le tort qu’elle vous a fait.

Mais écoutez-moi et ne vous occupez pas si vivement de vos affaires que vous perdiez celle-ci de vue ; songez qu’elle m’intéresse.

Je veux que vous vous rendiez le correspondant et le conseil des deux jeunes gens. Apprenez donc ce voyage à Danceny et offrez-lui vos services. Ne trouvez de difficulté qu’à faire parvenir entre les mains de la belle votre lettre de créance, et levez cet obstacle sur-le-champ en lui indiquant la voie de ma femme de chambre. Il n’y a point de doute qu’il n’accepte, et vous aurez pour prix de vos peines la confidence d’un cœur neuf, qui est toujours intéressante. La pauvre petite ! comme elle rougira en vous remettant sa première lettre ! Au vrai, ce rôle de confident, contre lequel il s’est établi des préjugés, me paraît un très joli délassement quand on est occupé ailleurs, et c’est le cas où vous serez.

C’est de vos soins que va dépendre le dénouement de cette intrigue. Jugez du moment où il faudra réunir les acteurs. La campagne offre mille moyens, et Danceny, à coup sûr, sera prêt à s’y rendre à votre premier signal. Une nuit, un déguisement, une fenêtre… que sais-je, moi ? Mais enfin, si la petite fille en revient telle qu’elle y aura été, je m’en prendrai à vous. Si vous jugez qu’elle ait besoin de quelque encouragement de ma part, mandez-le-moi. Je crois lui avoir donné une assez bonne leçon sur le danger de garder des lettres pour oser lui écrire à présent, et je suis toujours dans le dessein d’en faire mon élève.

Je crois avoir oublié de vous dire que ses soupçons au sujet de sa correspondance trahie s’étaient portés d’abord sur sa femme de chambre, et que je les ai détournés sur le confesseur. C’est faire d’une pierre deux coups.

Adieu, vicomte, voilà bien longtemps que je suis à vous écrire et mon dîner en a été retardé ; mais l’amour-propre et l’amitié dictaient ma lettre, et tous deux sont bavards. Au reste, elle sera chez vous à trois heures, et c’est tout ce qu’il vous faut.

Plaignez-vous de moi à présent, si vous l’osez, et allez revoir, si vous en êtes tenté, le bois du comte de B… Vous dites qu’il le garde pour le plaisir de ses amis ! Cet homme est donc l’ami de tout le monde ? Mais adieu, j’ai faim.

De…, ce 9 septembre 17**.

19Gresset, Le Méchant, comédie.

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