Les Liaisons dangereuses

Lettre LXXIV

La Marquise de Merteuil au Vicomte de Valmont

Eh ! depuis quand, mon ami, vous effrayez-vous si facilement ? Ce Prévan est donc bien redoutable ? Mais voyez combien je suis simple et modeste ! Je l’ai rencontré souvent, ce superbe vainqueur ; à peine l’avais-je regardé ! Il ne fallait pas moins que votre lettre pour m’y faire faire attention. J’ai réparé mon injustice hier. Il était à l’Opéra, presque vis-à-vis de moi, et je m’en suis occupée. Il est joli au moins, mais très joli ; des traits fins et délicats ! il doit gagner à être vu de près. Et vous dites qu’il veut m’avoir ! Assurément il me fera honneur et plaisir. Sérieusement, j’en ai fantaisie, et je vous confie ici que j’ai fait les premières démarches. Je ne sais pas si elles réussiront. Voilà le fait.

Il était à deux pas de moi, à la sortie de l’Opéra, et j’ai donné très haut rendez-vous à la marquise de… pour souper le vendredi chez la maréchale. C’est, je crois, la seule maison où je peux le rencontrer. Je ne doute pas qu’il ne m’ait entendu… Si l’ingrat allait n’y pas venir ? Mais, dites-moi donc, croyez-vous qu’il y vienne ? Savez-vous que s’il n’y vient pas, j’aurai de l’humeur toute la soirée ? Vous voyez qu’il ne trouvera pas tant de difficulté à me suivre ; et ce qui vous étonnera davantage, c’est qu’il en trouvera moins encore à me plaire. Il veut, dit-il, crever six chevaux à me faire sa cour ! Oh ! je sauverai la vie à ces chevaux-là. Je n’aurai jamais la patience d’attendre si longtemps. Vous savez qu’il n’est pas dans mes principes de faire languir quand une fois je suis décidée, et je le suis pour lui.

Oh ! çà, convenez qu’il y a plaisir à me parler raison ? Votre avis important n’a-t-il pas un grand succès ? Mais que voulez-vous ? je végète depuis si longtemps ! Il y a plus de six semaines que je ne me suis pas permis une gaîté. Celle-là se présente : puis-je me la refuser ? le sujet n’en vaut-il pas la peine ? en est-il de plus agréable, dans quelque sens que vous preniez ce mot ?

Vous-même vous êtes forcé de lui rendre justice ; vous faites plus que le louer, vous en êtes jaloux. Eh bien ! je m’établis juge entre vous deux ; mais d’abord il faut s’instruire, et c’est ce que je veux faire. Je serai juge intègre et vous serez pesés tous deux dans la même balance. Pour vous, j’ai déjà vos mémoires, et votre affaire est parfaitement instruite. N’est-il pas juste que je m’occupe à présent de votre adversaire ? Allons, exécutez-vous de bonne grâce et, pour commencer, apprenez-moi, je vous prie, quelle est cette triple aventure dont il est le héros. Vous m’en parlez comme si je ne connaissais autre chose, et je n’en sais pas le premier mot. Apparemment, elle se sera passée pendant mon voyage à Genève, et votre jalousie vous aura empêché de me l’écrire. Réparez cette faute au plus tôt ; songez que rien de ce qui l’intéresse ne m’est étranger. Il me semble bien qu’on en parlait encore à mon retour, mais j’étais occupée d’autre chose et j’écoute rarement, en ce genre, tout ce qui n’est pas du jour ou de la veille.

Quand ce que je vous demande vous contrarierait un peu, n’est-ce pas le moindre prix que vous deviez aux soins que je me suis donnés pour vous ? Ne sont-ce pas eux qui vous ont rapproché de votre présidente quand vos sottises vous en avaient éloigné ? N’est-ce pas encore moi qui ai remis entre vos mains de quoi vous venger du zèle amer de Mme de Volanges ? Vous vous êtes plaint si souvent du temps que vous perdiez à aller chercher vos aventures ! A présent, vous les avez sous la main. L’amour, la haine, vous n’avez qu’à choisir, tout couche sous le même toit ; et vous pouvez, doublant votre existence, caresser d’une main et frapper de l’autre.

C’est même encore à moi que vous devez l’aventure de la vicomtesse. J’en suis assez contente, mais, comme vous dites, il faut qu’on en parle ; car si l’occasion a pu vous engager, comme je le conçois, à préférer pour le moment le mystère à l’éclat, il faut convenir pourtant que cette femme ne méritait pas un procédé si honnête.

J’ai d’ailleurs à m’en plaindre. Le chevalier de Belleroche la trouve plus jolie que je ne voudrais et, par beaucoup de raisons, je serai bien aise d’avoir un prétexte pour rompre avec elle : or il n’en est pas de plus commode que d’avoir à dire : « On ne peut plus voir cette femme-là. »

Adieu, vicomte ; songez que, placé où vous êtes, le temps est précieux : je vais employer le mien à m’occuper du bonheur de Prévan.

Paris, ce 15 septembre 17**.

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