Les Liaisons dangereuses

Lettre LXXVII

Le Vicomte de Valmont à la Présidente de Tourvel

D’où peut venir, madame, le soin cruel que vous mettez à me fuir ? Comment se peut-il que l’empressement le plus tendre de ma part, n’obtienne de la vôtre que des procédés qu’on se permettrait à peine envers l’homme dont on aurait le plus à se plaindre ? Quoi ! l’amour me ramène à vos pieds, et quand un heureux hasard me place à côté de vous, vous aimez mieux feindre une indisposition, alarmer vos amis, que de consentir à rester près de moi ! Combien de fois hier n’avez-vous pas détourné vos yeux pour me priver de la faveur d’un regard ? et si un seul instant j’ai pu y voir moins de sévérité, ce moment a été si court qu’il semble que vous ayez voulu moins m’en faire jouir, que me faire sentir ce que je perdais à en être privé.

Ce n’est là, j’ose le dire, ni le traitement que mérite l’amour, ni celui que peut se permettre l’amitié, et toutefois, de ces deux sentiments, vous savez si l’un m’anime, et j’étais, ce me semble, autorisé à croire que vous ne vous refusiez pas à l’autre. Cette amitié précieuse, dont sans doute vous m’avez cru digne, puisque vous avez bien voulu me l’offrir, qu’ai-je donc fait pour l’avoir perdue depuis ? me serai-je nui par ma confiance et me punirez-vous de ma franchise ? Ne craignez-vous pas au moins d’abuser de l’une et de l’autre ? En effet, n’est-ce pas dans le sein de mon amie que j’ai déposé le secret de mon cœur ? N’est-ce pas vis-à-vis d’elle seule que j’ai pu me croire obligé de refuser des conditions qu’il me suffisait d’accepter, pour me donner la facilité de ne les pas tenir, et peut-être celle d’en abuser utilement ? Voudriez-vous enfin, par une rigueur si peu méritée, me forcer à croire qu’il n’eût fallu que vous tromper pour obtenir plus d’indulgence ?

Je ne me repens point d’une conduite que je vous devais, que je me devais à moi-même ; mais par quelle fatalité chaque action louable devient-elle pour moi le signal d’un malheur nouveau !

C’est après avoir donné lieu au seul éloge que vous ayez encore daigné faire de ma conduite, que j’ai eu, pour la première fois, à gémir du malheur de vous avoir déplu. C’est après vous avoir prouvé ma soumission parfaite, en me privant du bonheur de vous voir, uniquement pour rassurer votre délicatesse, que vous avez voulu rompre toute correspondance avec moi, m’ôter ce faible dédommagement d’un sacrifice que vous aviez exigé, et me ravir jusqu’à l’amour qui seul avait pu vous en donner le droit. C’est enfin après vous avoir parlé avec une sincérité que l’intérêt même de cet amour n’a pu affaiblir, que vous me fuyez aujourd’hui comme un séducteur dangereux, dont vous auriez reconnu la perfidie.

Ne vous lasserez-vous donc jamais d’être injuste ? Apprenez-moi du moins quels nouveaux torts ont pu vous porter à tant de sévérité, et ne refusez pas de me dicter les ordres que vous voulez que je suive ; quand je m’engage à les exécuter, est-ce trop prétendre que de demander à les connaître ?

De…, ce 15 septembre 17**.

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