Les Liaisons dangereuses

Lettre LXXVIII

La Présidente de Tourvel au Vicomte de Valmont

Vous paraissez, monsieur, surpris de ma conduite et peu s’en faut même que vous ne m’en demandiez compte, comme ayant le droit de la blâmer. J’avoue que je me serais crue plus autorisée que vous à m’étonner et à me plaindre ; mais depuis le refus contenu dans votre dernière réponse, j’ai pris le parti de me renfermer dans une indifférence qui ne laisse plus lieu aux remarques ni aux reproches. Cependant, comme vous me demandez des éclaircissements et que, grâce au Ciel, je ne sens rien en moi qui puisse m’empêcher de vous les donner, je veux bien entrer encore une fois en explication avec vous.

Qui lirait vos lettres me croirait injuste ou bizarre. Je crois mériter que personne n’ait cette idée de moi ; il me semble surtout que vous étiez moins qu’un autre dans le cas de la prendre. Sans doute, vous avez senti qu’en nécessitant ma justification, vous me forciez à rappeler tout ce qui s’est passé entre nous. Apparemment vous avez cru n’avoir qu’à gagner à cet examen : comme, de mon côté, je ne crois pas avoir à y perdre, au moins à vos yeux, je ne crains pas de m’y livrer. Peut-être est-ce, en effet, le seul moyen de connaître qui de nous deux a le droit de se plaindre de l’autre.

A compter, monsieur, du jour de votre arrivée dans ce château, vous avouerez, je crois, qu’au moins votre réputation m’autorisait à user de quelque réserve avec vous et que j’aurais pu, sans craindre d’être taxée d’un excès de pruderie, m’en tenir aux seules expressions de la politesse la plus froide. Vous-même m’eussiez traitée avec indulgence et vous eussiez trouvé simple qu’une femme aussi peu formée, n’eut pas même le mérite nécessaire pour apprécier le vôtre. C’était sûrement-là le parti de la prudence, et il m’eût d’autant moins coûté à suivre que je ne vous cacherai pas que quand de Rosemonde vint me faire part de votre arrivée, j’eus besoin de me rappeler mon amitié pour elle et celle qu’elle a pour vous, pour ne pas lui laisser voir combien cette nouvelle me contrariait.

Je conviens volontiers que vous vous êtes montré d’abord sous un aspect plus favorable que je ne l’avais imaginé ; mais vous conviendrez à votre tour qu’il a bien peu duré et que vous vous êtes bientôt lassé d’une contrainte, dont apparemment vous ne vous êtes pas cru suffisamment dédommagé par l’idée avantageuse qu’elle m’avait fait prendre de vous.

C’est alors qu’abusant de ma bonne foi, de ma sécurité, vous n’avez pas craint de m’entretenir d’un sentiment dont vous ne pouviez pas douter que je ne me trouvasse offensée, et moi, tandis que vous ne vous occupiez qu’à aggraver vos torts en les multipliant, je cherchais un motif pour les oublier, en vous offrant l’occasion de les réparer, au moins en partie. Ma demande était si juste que vous-même ne crûtes pas devoir vous y refuser, mais vous faisant un droit de mon indulgence, vous en profitâtes pour me demander une permission, que, sans doute, je n’aurais pas dû accorder et que pourtant vous avez obtenue. Des conditions qui y furent mises vous n’en avez tenu aucune, et votre correspondance a été telle que chacune de vos lettres me faisait un devoir de ne plus vous répondre. C’est dans le moment même où votre obstination me forçait à vous éloigner de moi, que, par une condescendance peut-être blâmable, j’ai tenté le seul moyen qui pouvait me permettre de vous en rapprocher : mais de quel prix est à vos yeux un sentiment honnête ? Vous méprisez l’amitié, et dans votre folle ivresse, comptant pour rien les malheurs et là honte, vous ne cherchez que des plaisirs et des victimes.

Aussi léger dans vos démarches qu’inconséquent dans vos reproches, vous oubliez vos promesses, ou plutôt vous vous faites un jeu de les violer et après avoir consenti de vous éloigner de moi, vous revenez ici sans y être rappelé ; sans égard pour mes prières, pour mes raisons, sans avoir même l’attention de m’en prévenir, vous n’avez pas craint de m’exposer à une surprise dont l’effet, quoique bien simple assurément, aurait pu être interprété défavorablement pour moi par les personnes qui nous entouraient. Ce moment d’embarras que vous aviez fait naître, loin de chercher à m’en distraire ou à le dissiper, vous avez paru mettre tous vos soins à l’augmenter encore. A table, vous choisissez précisément votre place à côté de la mienne : une légère indisposition me force d’en sortir avant les autres et au lieu de respecter ma solitude, vous engagez tout le monde à venir la troubler. Rentrée au salon, si je fais un pas, je vous trouve à côté de moi ; si je dis une parole, c’est toujours vous qui me répondez. Le mot le plus indifférent vous sert de prétexte pour ramener une conversation que je ne voulais pas entendre, qui pouvait même me compromettre ; car enfin, monsieur, quelque adresse que vous y mettiez, ce que je comprends, je crois que les autres peuvent aussi le comprendre.

Forcée ainsi par vous à l’immobilité et au silence, vous n’en continuez pas moins de me poursuivre ; je ne puis lever les yeux sans rencontrer les vôtres. Je suis sans cesse obligée de détourner mes regards, et par une inconséquence bien incompréhensible, vous fixez sur moi ceux du cercle, dans un moment où j’aurais voulu pouvoir même me dérober aux miens.

Et vous vous plaignez de mes procédés ! et vous vous étonnez de mon empressement à vous fuir ! Ah ! blâmez-moi plutôt de mon indulgence, étonnez-vous que je ne sois pas partie au moment de votre arrivée. Je l’aurais dû peut-être et vous me forcerez à ce parti violent, mais nécessaire, si vous ne cessez enfin des poursuites offensantes. Non, je n’oublie point, je n’oublierai jamais ce que je me dois, ce que je dois à des nœuds que j’ai formés, que je respecte et que je chéris, et je vous prie de croire que si jamais je me trouvais réduite à ce choix malheureux, de les sacrifier ou de me sacrifier moi-même, je ne balancerais pas un instant. Adieu, monsieur.

De…, ce 16 septembre 17**.

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