Les Liaisons dangereuses

Lettre LXXXIV

Le Vicomte de Valmont à Cécile Volanges

Vous avez vu combien nous avons été contrariés hier. De toute la journée je n’ai pas pu vous remettre la lettre que j’avais pour vous ; j’ignore si j’y trouverai plus de facilité aujourd’hui. Je crains de vous compromettre en y mettant plus de zèle que d’adresse, et je ne me pardonnerais pas une imprudence qui vous deviendrait si fatale et causerait le désespoir de mon ami, en vous rendant éternellement malheureuse. Cependant je connais les impatiences de l’amour ; je sens combien il doit être pénible, dans votre situation, d’éprouver quelque retard à la seule consolation que vous puissiez goûter dans ce moment. A force de m’occuper des moyens d’écarter les obstacles, j’en ai trouvé un dont l’exécution sera aisée si vous y mettez quelque soin.

Je crois avoir remarqué que la clef de la porte de votre chambre, qui donne sur le corridor, est toujours sur la cheminée de votre maman. Tout deviendrait facile avec cette clef, vous devez bien le sentir ; mais à son défaut je vous en procurerai une semblable et qui la suppléera. Il me suffira, pour y parvenir, d’avoir l’autre une heure ou deux à ma disposition. Vous devez trouver aisément l’occasion de la prendre, et pour qu’on ne s’aperçoive pas qu’elle manque, j’en joins une ici à moi, qui est assez semblable, pour qu’on n’en voie pas la différence, à moins qu’on ne l’essaie ; ce qu’on ne tentera pas. Il faudra seulement que vous ayez soin d’y mettre un ruban, bleu et passé, comme celui qui est à la vôtre.

Il faudrait tâcher d’avoir cette clef pour demain ou après-demain, à l’heure du déjeuner ; parce qu’il vous sera plus facile de me la donner alors et qu’elle pourra être remise à sa place pour le soir, temps où votre maman pourrait y faire plus d’attention. Je pourrai vous la rendre au moment du dîner, si nous nous entendons bien.

Vous savez que quand on passe du salon à la salle à manger, c’est toujours Mme de Rosemonde qui marche la dernière. Je lui donnerai la main. Vous n’aurez qu’à quitter votre métier de tapisserie lentement, ou bien laisser tomber quelque chose de façon à rester en arrière : vous saurez bien alors prendre la clef que j’aurai soin de tenir derrière moi. Il ne faudra pas négliger, aussitôt après l’avoir prise, de rejoindre ma vieille tante et de lui faire quelques caresses. Si, par hasard, vous laissiez tomber cette clef, n’allez pas vous déconcerter ; je feindrai que c’est moi et je vous réponds de tout.

Le peu de confiance que vous témoigne votre maman et ses procédés si durs envers vous, autorisent du reste cette petite supercherie. C’est, au surplus, le seul moyen de continuer à recevoir les lettres de Danceny et à lui faire passer les vôtres ; tout autre est réellement trop dangereux et pourrait vous perdre tous deux sans ressource ; aussi ma prudente amitié se reprocherait-elle de les employer davantage.

Une fois maîtres de la clef, il nous restera quelques précautions à prendre contre le bruit de la porte et de la serrure : mais elles sont bien faciles. Vous trouverez sous la même armoire où j’avais mis votre papier, de l’huile et une plume. Vous allez quelquefois chez vous à des heures où vous y êtes seule : il faut en profiter pour huiler la serrure et les gonds. La seule attention à avoir est de prendre garde aux taches qui déposeraient contre vous. Il faudra aussi attendre que la nuit soit venue, parce que si cela se fait avec l’intelligence dont vous êtes capable, il n’y paraîtra plus le lendemain matin.

Si pourtant on s’en aperçoit, n’hésitez pas à dire que c’est le frotteur du château. Il faudrait, dans ce cas, spécifier le temps, même les discours qu’il vous aura tenus : comme par exemple, qu’il prend ce soin contre la rouille, pour toutes les serrures dont on ne fait pas usage. Car vous sentez qu’il ne serait pas vraisemblable que vous eussiez été témoin de ce tracas sans en demander la cause. Ce sont ces petits détails qui donnent la vraisemblance et la vraisemblance rend les mensonges sans conséquence, en ôtant le désir de les vérifier.

Après que vous aurez lu cette lettre, je vous prie de la relire et même de vous en occuper : d’abord, c’est qu’il faut bien savoir ce qu’on veut bien faire ; ensuite, pour vous assurer que je n’ai rien omis. Peu accoutumé à employer la finesse pour mon compte, je n’en ai pas grand usage ; il n’a pas même fallu moins que ma vive amitié pour Danceny et l’intérêt que vous inspirez pour me déterminer à me servir de ces moyens, quelque innocents qu’ils soient. Je hais tout ce qui a l’air de la tromperie ; c’est là mon caractère. Mais vos malheurs m’ont touché au point que je tenterai tout pour les adoucir.

Vous pensez bien que cette communication une fois établie entre nous, il me sera bien plus facile de vous procurer avec Danceny l’entretien qu’il désire. Cependant, ne lui parlez pas encore de tout ceci ; vous ne feriez qu’augmenter son impatience, et le moment de la satisfaire n’est pas encore tout à fait venu. Vous lui devez, je crois, de la calmer plutôt que de l’aigrir. Je m’en rapporte là-dessus à votre délicatesse. Adieu, ma belle pupille, car vous êtes ma pupille. Aimez un peu votre tuteur et surtout ayez avec lui de la docilité ; vous vous en trouverez bien. Je m’occupe de votre bonheur et soyez sûre que j’y trouverai le mien.

De…, ce 24 septembre 17**.

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