Les Liaisons dangereuses

Lettre XCVI

Le Vicomte de Valmont à la Marquise de Merteuil

Je parie bien que depuis votre aventure, vous attendez chaque jour mes compliments et mes éloges ; je ne doute même pas que vous n’ayez pris un peu d’humeur de mon long silence, mais que voulez-vous ? j’ai toujours pensé que quand il n’y avait plus que des louanges à donner à une femme, on pouvait s’en reposer sur elle et s’occuper d’autre chose. Cependant, je vous remercie pour mon compte et vous félicite pour le vôtre. Je veux bien même, pour vous rendre parfaitement heureuse, convenir que pour cette fois, vous avez surpassé mon attente. Après cela, voyons si de mon côté j’aurai du moins rempli la vôtre en partie.

Ce n’est pas de Mme de Tourvel dont je veux vous parler, sa marche trop lente vous déplaît ; vous n’aimez que les affaires faites. Les scènes filées vous ennuient, et pour moi je n’ai jamais goûté le plaisir que j’éprouve dans ces lenteurs prétendues.

Oui, j’aime à voir, à considérer cette femme prudente, engagée sans s’en être aperçue, dans un sentier qui ne permet plus de retour et dont la pente rapide et dangereuse l’attire malgré elle, et la force à me suivre. Là, effrayée du péril qu’elle court, elle voudrait s’arrêter et ne peut se retenir. Ses soins et son adresse peuvent bien rendre ses pas moins grands, mais il faut qu’ils se succèdent. Quelquefois n’osant fixer le danger, elle ferme les yeux et se laissant aller, s’abandonne à mes soins. Plus souvent, une nouvelle crainte qui ranime ses efforts ; dans son effroi mortel elle veut tenter encore de retourner en arrière ; elle épuise ses forces pour gravir péniblement un court espace, et bientôt un magique pouvoir la replace plus près de ce danger, que vainement elle avait voulu fuir. Alors n’ayant plus que moi pour guide et pour appui, sans songer à me reprocher davantage une chute inévitable, elle m’implore pour la retarder. Les ferventes prières, les humbles supplications, tout ce que les mortels dans leur crainte, offrent à la Divinité, c’est moi qui le reçois d’elle, et vous voulez que, sourd à ses vœux et détruisant moi-même le culte qu’elle me rend, j’emploie à la précipiter la puissance qu’elle invoque pour la soutenir. Ah ! laissez-moi du moins le temps d’observer ces touchants combats entre l’amour et la vertu.

Eh quoi ! ce même spectacle qui vous fait courir au théâtre avec empressement, que vous y applaudissez avec fureur, le croyez-vous moins attachant dans la réalité ? Ces sentiments d’une âme pure et tendre, qui redoute le bonheur qu’elle désire et ne cesse pas de se défendre, même alors qu’elle cesse de résister, vous les écoutez avec enthousiasme ; ne seraient-ils sans prix que pour celui qui les fait naître ? Voilà pourtant, voilà les délicieuses jouissances que cette femme céleste m’offre chaque jour, et vous me reprochez d’en savourer les douceurs. Ah ! le temps ne viendra que trop tôt où, dégradée par sa chute, elle ne sera plus pour moi qu’une femme ordinaire.

Mais j’oublie, en vous parlant d’elle, que je ne voulais pas vous en parler. Je ne sais quelle puissance m’y attache, m’y ramène sans cesse, alors même que je l’outrage. Écartons sa dangereuse idée ; que je redevienne moi-même pour traiter un sujet plus gai. Il s’agit de votre pupille, à présent devenue la mienne, et j’espère qu’ici vous allez me reconnaître.

Depuis quelques jours, mieux traité par ma tendre dévote, et par conséquent moins occupé d’elle, j’avais remarqué que la petite Volanges était en effet fort jolie, et que s’il y avait de la sottise à en être amoureux comme Danceny, peut-être n’y en avait-il pas moins de ma part à ne pas chercher auprès d’elle une distraction que ma solitude me rendait nécessaire. Il me parut juste aussi de me payer des soins que je me donnais pour elle ; je me rappelais, en outre, que vous me l’aviez offerte avant que Danceny eût rien à y prétendre, et je me trouvais fondé à réclamer quelques droits sur un bien qu’il ne possédait qu’à mon refus et par mon abandon. La jolie mine de la petite personne, sa bouche si fraîche, son air enfantin, sa gaucherie même fortifiaient ces sages résolutions ; je résolus d’agir en conséquence, et le succès a couronné l’entreprise.

Déjà vous cherchez par quel moyen j’ai supplanté l’amant chéri ; quelle séduction convient à cet âge, à cette inexpérience. Épargnez-vous tant de peine, je n’en ai employée aucune. Tandis que maniant avec adresse les armes de votre sexe, vous triomphez par la finesse ; moi, rendant à l’homme des droits imprescriptibles, je subjuguais par l’autorité. Sûr de saisir ma proie, si je pouvais la joindre, je n’avais besoin de ruse que pour m’en approcher, et même celle dont je me suis servi ne mérite pas ce nom.

Je profitai de la première lettre que je reçus de Danceny pour sa belle, et après l’en avoir avertie par le signal convenu entre nous, au lieu de mon adresse à la lui rendre, je la mis à n’en pas trouver le moyen ; cette impatience que je faisais naître, je feignais de la partager, et après avoir causé le mal, j’indiquai le remède.

La jeune personne habite une chambre dont une porte donne sur le corridor ; mais, comme de raison, la mère en avait pris la clef. Il ne s’agissait que de s’en rendre maître. Rien de plus facile dans l’exécution ; je ne demandais que d’en disposer deux heures et je répondais d’en avoir une semblable. Alors correspondances, entrevues, rendez-vous nocturnes, tout devenait commode et sûr ; cependant, le croiriez-vous ? l’enfant timide prit peur et refusa. Un autre s’en serait désolé ; moi, je n’y vis que l’occasion d’un plaisir plus piquant. J’écrivis à Danceny pour me plaindre de ce refus, et je fis si bien que notre étourdi n’eut de cesse qu’il n’eût obtenu, exigé même de sa craintive maîtresse, qu’elle accordât ma demande et se livrât toute à ma discrétion.

J’étais bien aise, je l’avoue, d’avoir ainsi changé de rôle, et que le jeune homme fit pour moi ce qu’il comptait que je ferais pour lui. Cette idée doublait à mes yeux, le prix de l’aventure ; aussi, dès que j’ai eu la précieuse clef, me suis-je hâté d’en faire usage : c’était la nuit dernière.

Après m’être assuré que tout était tranquille dans le château, armé de ma lanterne sourde et dans la toilette que comportait l’heure et qu’exigeait la circonstance, j’ai rendu ma première visite à votre pupille. J’avais fait tout préparer (et cela par elle-même), pour pouvoir entrer sans bruit. Elle était dans son premier sommeil et dans celui de son âge, de façon que je suis arrivé jusqu’à son lit sans qu’elle se soit réveillée. J’ai d’abord été tenté d’aller plus avant et d’essayer de passer pour un songe ; mais, craignant l’effet de la surprise et le bruit qu’elle entraîne, j’ai préféré d’éveiller avec précaution la jolie dormeuse, et suis en effet parvenu à prévenir le cri que je redoutais.

Après avoir calmé ses premières craintes, comme je n’étais pas venu là pour causer, j’ai risqué quelques libertés. Sans doute on ne lui avait pas bien appris dans son couvent à combien de périls divers est exposée la timide innocence et tout ce qu’elle a à garder pour n’être pas surprise ; car, portant toute son attention, toutes ses forces à se défendre d’un baiser, qui n’était qu’une fausse attaque, tout le reste était sans défense ; le moyen de n’en pas profiter ! J’ai donc changé ma marche, et sur-le-champ j’ai pris poste. Ici nous avons pensé être perdus tous deux : la petite fille, toute effarouchée, a voulu crier de bonne foi ; heureusement, sa voix s’est éteinte dans les pleurs. Elle s’était jetée aussi au cordon de sa sonnette, mais mon adresse a retenu son bras à temps.

« Que voulez-vous faire (lui ai-je dit alors), vous perdre pour toujours ? Qu’on vienne et que m’importe ? A qui persuaderez-vous que je ne sois pas ici de votre aveu ? Quel autre que vous m’aura fourni le moyen de m’y introduire ? Et cette clef que je tiens de vous, que je n’ai pu avoir que par vous, vous chargerez-vous d’en indiquer l’usage ? » Cette courte harangue n’a calmé ni la douleur, ni la colère, mais elle a amené la soumission. Je ne sais si j’avais le ton de l’éloquence, au moins est-il vrai que je n’en avais pas le geste. Une main occupée pour la force, l’autre pour l’amour, quel orateur pourrait prétendre à la grâce en pareille situation ? Si vous vous la peignez bien, vous conviendrez qu’au moins elle était favorable à l’attaque ; mais moi, je n’entends rien à rien et, comme vous dites, la femme la plus simple, une pensionnaire, me mène comme un enfant.

Celle-ci, tout en se désolant, sentait qu’il fallait prendre un parti et entrer en composition. Les prières me trouvant inexorable, il a fallu passer aux offres. Vous croyez que j’ai vendu bien cher ce poste important ; non, j’ai tout promis pour un baiser. Il est vrai que le baiser pris, je n’ai pas tenu ma promesse ; mais j’avais de bonnes raisons. Etions-nous convenus qu’il serait pris ou donné ? A force de marchander, nous sommes tombés d’accord pour un second, et celui-là, il était dit qu’il serait reçu. Alors ayant guidé les bras timides autour de mon corps, et la pressant de l’un des miens plus amoureusement, le doux baiser a été reçu en effet ; mais bien, mais parfaitement reçu : tellement enfin que l’Amour n’aurait pas pu mieux faire.

Tant de bonne foi méritait récompense, aussi ai-je aussitôt accordé la demande. La main s’est retirée, mais je ne sais par quel hasard je me suis trouvé moi-même à sa place. Vous me supposez là bien empressé, bien actif, n’est-il pas vrai ? Point du tout. J’ai pris goût aux lenteurs vous dis-je. Une fois sûr d’arriver, pourquoi tant presser le voyage ?

Sérieusement, j’étais bien aise d’observer une fois la puissance de l’occasion, et je la trouvais ici dénuée de tout secours étranger. Elle avait pourtant à combattre l’amour, et l’amour soutenu par la pudeur ou la honte, et fortifié surtout par l’humeur que j’avais donnée et dont on avait beaucoup pris. L’occasion était seule,. mais elle était là, toujours offerte, toujours présente, et l’amour était absent.

Pour assurer mes observations, j’avais la malice de n’employer de force que ce qu’on en pouvait combattre. Seulement si ma charmante ennemie abusant de ma facilité, se trouvait prête à m’échapper, je la contenais par cette même crainte dont j’avais déjà éprouvé les heureux effets. Eh bien ! sans autre soin, la tendre amoureuse, oubliant ses serments a cédé d’abord et fini par consentir ; non pas qu’après ce premier moment les reproches et les larmes ne soient revenus de concert ; j’ignore s’ils étaient vrais ou feints, mais, comme il arrive toujours, ils ont cessé dès que je me suis occupé à y donner lieu de nouveau. Enfin, de faiblesse en reproche et de reproche en faiblesse, nous ne nous sommes séparés que satisfaits l’un de l’autre et également d’accord pour le rendez-vous de ce soir.

Je ne me suis retiré chez moi qu’au point du jour et j’étais déjà rendu de fatigue et de sommeil ; cependant j’ai sacrifié l’un et l’autre au désir de me trouver ce matin au déjeuner : j’aime de passion, les mines de lendemain. Vous n’avez pas d’idée de celle-ci. C’était un embarras dans le maintien ! une difficulté dans la marche ! des yeux toujours baissés et si gros, et si battus ! Cette figure si ronde s’était tant allongée ! Rien n’était si plaisant. Et pour la première fois, sa mère alarmée de ce changement extrême, lui témoignait un intérêt assez tendre, et la présidente aussi qui s’empressait autour d’elle ! Oh ! pour ces soins-là, ils ne sont que prêtés ; un jour viendra où on pourra les lui rendre, et ce jour-là n’est pas loin. Adieu, ma belle amie..

Du château, ce 1eroctobre 17**.

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