Les Louves de Machecoul – Tome I

Les Louves de Machecoul – Tome I

d’ Alexandre Dumas
I – L’aide de camp de Charette

S’il vous est arrivé par hasard, cher lecteur,d’aller de Nantes à Bourgneuf, vous avez, en arrivant à Saint-Philbert, écorné, pour ainsi dire, l’angle méridional du lac de Grand-Lieu, et, continuant votre chemin, vous êtes arrivé, au bout d’une ou deux heures de marche, selon que vous étiez à pied ou en voiture, aux premiers arbres de la forêt de Machecoul.

Là à gauche du chemin, dans un grand bouquet d’arbres qui semble appartenir à la forêt, dont il n’est séparé que par la grande route, vous avez dû apercevoir les pointes aiguës de deux minces tourelles et le toit grisâtre d’un petit castel perdu au milieu des feuilles.

Les murs lézardés de cette gentilhommière, ses fenêtres ébréchées, sa couverture rougie par les iris sauvages et les mousses parasites lui donnent, malgré ses prétentions féodales et les deux tours qui la flanquent, une si pauvre apparence,qu’elle n’exciterait certainement la convoitise d’aucun de ceux qui la regardent en cheminant, sans sa délicieuse position en face des futaies séculaire de la forêt de Machecoul, dont les vagues verdoyantes montent à l’horizon aussi loin que la vue peut s’étendre.

En 1831, ce petit castel était la propriété d’un vieux gentilhomme nommé le marquis de Souday, et s’appelait le château de Souday, du nom de son propriétaire.

Faisons connaître le propriétaire, après avoir fait connaître le château.

Le marquis de Souday était l’unique représentant et le dernier héritier d’une vieille et illustre Maison de Bretagne ; car le lac de Grand-Lieu, la forêt de Machecoul, la ville de Bourg-neuf, situés dans cette partie de la France circonscrite aujourd’hui dans le département de la Loire-Inférieure, faisaient partie de la province de Bretagne,avant que la France fût divisée par départements. La famille du marquis de Souday avait été jadis un de ces arbres féodaux aux rameaux immenses dont l’ombrage s’étendait sur toute une province ; mais les ancêtres du marquis, à force de se mettre en frais pour monter dignement dans les carrosses du roi, l’avaient peu à peu si bien ébranché, que 89 était venu fort à propos pour empêcher le tronc vermoulu d’être jeté bas par la main d’un huissier, en lui réservant une fin peu digne de son illustration.

Lorsque sonna l’heure de la Bastille, lorsquecroula la vieille maison des rois présageant l’écroulement de laroyauté, le marquis de Souday, déjà héritier, sinon des biens – iln’en restait d’autres que la petite gentilhommière que nous avonsdite, – au moins du nom de son père, était premier page de SonAltesse royale M. le comte de Provence.

À seize ans – c’était l’âge qu’avait alors lemarquis, – les événements ne sont guère que des accidents ; ilétait, au reste, difficile de ne pas devenir profondémentinsoucieux à la cour épicurienne, voltairienne et constitutionnelledu Luxembourg, où l’égoïsme avait ses coudées franches.

C’était M. de Souday qui avait été envoyé surla place de Grève pour guetter le moment où le bourreau serreraitla corde autour du cou de Favras, et où celui-ci, en rendant ledernier soupir, rendrait à Son Altesse royale sa tranquillité uninstant troublée.

Il était revenu à grande course dire auLuxembourg :

– Monseigneur, c’est fait !

Et monseigneur, de sa voix claire et flûtée,avait dit :

À table, messieurs ! à table !

Et l’on avait soupé, comme si un bravegentilhomme, qui donnait gratuitement sa vie à Son Altesse, nevenait pas d’être pendu comme un meurtrier et comme unvagabond.

Puis étaient arrivés les premiers jourssombres de la Révolution, la publication du livre rouge, laretraite de Necker, la mort de Mirabeau.

Un jour, le 22 février 1791, une grande fouleétait accourue et avait enveloppé le palais du Luxembourg.

Il s’agissait de bruits répandus. Monsieur,disait-on, voulait fuir et aller rejoindre les émigrés qui serassemblaient sur le Rhin.

Mais Monsieur se montra au balcon, et fit leserment solennel de ne point quitter le roi.

Et, en effet, le 21 juin, il partit avec leroi, sans doute pour ne point manquer à sa parole de ne le pasquitter.

Il le quitta néanmoins, et pour sonbonheur ; car il arriva tranquillement à la frontière avec soncompagnon de voyage le marquis d’Avaray, tandis que Louis XVI étaitarrêté à Varennes.

Notre jeune page tenait trop à sa réputationde jeune homme à la mode pour demeurer en France, où cependant lamonarchie allait avoir besoin de ses plus zélés serviteurs ;il émigra donc à son tour, et, comme personne ne fit attention à unpage de dix-huit ans, il arriva sans accident à Coblentz, et aida àcompléter les cadres des compagnies de mousquetaires qui sereformaient là-bas, sous les ordres du marquis de Montmorin.Pendant les premières rencontres, il fit bravement campagne avecles trois Condés, fut blessé devant Thionville, puis, après biendes déceptions, éprouva la plus forte de toutes par le licenciementdes corps d’émigrés ; mesure qui, avec leurs espérances,enlevait à tant de pauvres diables le pain du soldat, leur dernièreressource.

Il est vrai que ces soldats servaient contrela France, et que ce pain était pétri par la main del’étranger.

Le marquis de Souday tourna alors les yeuxvers la Bretagne et la Vendée, où, depuis deux ans, oncombattait.

Voici où en était la Vendée.

Tous les premiers chefs de l’insurrectionétaient morts : Cathelineau avait été tué à Vannes, Lescureavait été tué à la Tremblaye, Bonchamp avait été tué à Cholet,d’Elbée avait été ou allait être fusillé à Noirmoutiers.

Enfin, ce que l’on appelait la grande arméevenait d’être anéantie au Mans.

Cette grande armée avait été vaincue àFontenay, à Saumur, à Torfou, à Laval et à Dol ; elle avait eul’avantage dans soixante combats ; elle avait tenu tête àtoutes les forces de la République, commandées successivement parBiron, Rossignol, Kléber, Westermann, Marceau ; elle avait, enrepoussant l’appui de l’Angleterre, vu incendier ses chaumières,massacrer ses enfants, égorger ses pères ; elle avait eu pourchefs Cathelineau, Henri de la Rochejaquelein, Stofflet, Bonchamp,Forestier, d’Elbée, Lescure, Marigny et Talmont ; elle étaitrestée fidèle à son roi quand le reste de la Francel’abandonnait ; elle avait adoré son Dieu quand Paris avaitproclamé qu’il n’y avait plus de Dieu ; grâce à elle, enfin,la Vendée avait mérité d’être appelée, un jour, devant l’histoire,la terre des géants.

Charette et la Rochejaquelein étaient restés àpeu près seuls debout.

Or, si Charette avait des soldats, laRochejaquelein n’en avait plus.

C’est que, pendant que la grande armée sefaisait détruire au Mans, Charette, nommé général en chef du basPoitou, et secondé par le chevalier de Couëtu et Jolly, avaitrassemblé une armée.

Charette, à la tête de cette armée, et laRochejaquelein, suivi d’une dizaine d’hommes seulement, serencontrèrent près de Maulevrier.

En voyant arriver la Rochejaquelein, Charettecomprit que c’était un général qui lui arrivait et non unsoldat ; il avait la conscience de lui-même, et ne voulaitpoint partager son commandement ; il resta froid ethautain.

Il allait déjeuner : il n’invita pas mêmela Rochejaquelein à déjeuner avec lui.

Le même jour, huit cents hommes se détachaientde l’armée de Charette et passaient à la Rochejaquelein.

Le lendemain, Charette dit à son jeunerival :

– Je pars pour Mortagne ; vous allez mesuivre.

– J’ai été habitué, jusqu’ici, non à suivre,dit la Rochejaquelein, mais à être suivi.

Et il partit de son côté, laissant Charetteopérer du sien comme il l’entendait.

C’est celui-ci que nous suivrons, parce qu’ilest le seul dont les derniers combats et l’exécution se rattachentà notre histoire.

Louis XVII était mort, et, le 26 juin 1795,Louis XVIII avait été proclamé roi de France, au quartier généralde Belleville.

Le 15 août 1795, c’est-à-dire moins de deuxmois après cette proclamation, un jeune homme apportait à Charetteune lettre du nouveau roi.

Cette lettre, écrite de Vérone et en date du 8juillet 1795, conférait à Charette le commandement légitime del’armée royaliste.

Charette voulait répondre au roi par le mêmemessager et le remercier de la faveur qu’il lui accordait ;mais le jeune homme fit observer qu’il était rentré en France poury rester et pour y combattre, demandant que la dépêche apportée parlui lui servît de recommandation près du général en chef.

Charette, à l’instant même, l’attacha à sapersonne.

Ce jeune messager n’était autre que l’ancienpage de Monsieur, le marquis de Souday.

En se retirant, pour se reposer des vingtdernières lieues qu’il venait de faire à cheval, le marquis trouvasur son chemin un jeune garde de cinq ou six ans plus âgé que lui,et qui, le chapeau à la main, le regardait avec un affectueuxrespect.

Il reconnut le fils d’un des métayers de sonpère avec lequel il avait chassé et aimait fort à chasserautrefois, nul ne détournant mieux un sanglier et n’appuyant mieuxles chiens quand l’animal était détourné.

– Eh ! Jean Oullier, s’écria-t-il, est-cetoi ?

– Moi-même en personne, pour vous servir,monsieur le marquis, répondit le jeune paysan.

– Ma foi, mon ami, bien volontiers !Es-tu toujours bon chasseur ?

– Oh ! oui, monsieur le marquis !seulement, pour le quart d’heure, ce n’est plus le sanglier quenous chassons, c’est un autre gibier.

– N’importe ; si tu veux, nous chasseronscelui-ci ensemble comme nous chassions l’autre.

– Ça n’est pas de refus ; au contraire,monsieur le marquis, repartit Jean Oullier.

Et, à partir de ce moment, Jean Oullier futattaché au marquis de Souday comme le marquis de Souday étaitattaché à Charette ; c’est-à-dire que Jean Oullier étaitl’aide de camp de l’aide de camp du général en chef.

Outre ses talents de chasseur, Jean Oullierétait un homme précieux. Dans les campements, il était bon à tout,et le marquis de Souday n’avait à s’occuper de rien ; dans lesplus mauvais jours ; le marquis ne manqua jamais d’un morceaude pain, d’un verre d’eau et d’une botte de paille – ce qui, enVendée, était un luxe dont ne jouissait pas toujours le général enchef.

Nous serions fort tenté de suivre Charette et,par contrecoup, notre jeune héros dans quelques-unes de cesexpéditions aventureuses tentées par le général royaliste et quilui méritèrent la réputation de premier partisan du monde ;mais l’histoire est une sirène des plus décevantes, et, lorsqu’onest assez imprudent pour obéir au signe qu’elle vous fait de lasuivre, on ne sait plus où elle vous mène.

Nous simplifierons donc notre récit autant quepossible, laissant à un autre le soin de raconter l’expédition deM. le comte d’Artois à Noirmoutiers et à l’île Dieu, l’étrangeconduite du prince, qui resta trois semaines en vue des côtes deFrance sans y aborder, et le découragement de l’armée royaliste ense voyant abandonnée par ceux-là pour lesquels elle combattaitdepuis plus de deux ans !

Charette n’en remporta pas moins, quelquetemps après, la terrible victoire des Quatre-Chemins : ce futla dernière, car la trahison allait se mettre de la partie.

Victime d’un guet-apens, de Couëtu, le brasdroit de Charette, son autre lui-même depuis la mort de Jolly, futpris et fusillé.

Dans les derniers temps de sa vie, Charette nepeut pas faire un pas, que son adversaire, quel qu’il soit, Hocheou Travot, n’en soit averti sur-le-champ.

Environné de troupes républicaines, cerné detous côtés, poursuivi jour et nuit, traqué de buissons en buissons,rampant de fossés en fossés, sachant qu’un peu plus tôt ou un peuplus tard il doit être tué dans quelque rencontre, ou, s’il estpris vivant, fusillé sur place ; sans asile, brûlé de lafièvre, mourant de soif et de faim, n’osant demander, aux fermesqu’il rencontre, ni un peu de pain, ni un peu d’eau, ni un peu depaille, il n’a plus autour de lui que trente-deux hommes dont fontpartie le marquis de Souday et Jean Oullier, quand, le 25 mars1796, on lui annonce que quatre colonnes républicaines marchentsimultanément contre lui.

– Bien ! dit-il ; en ce cas, c’estici qu’il faut se battre jusqu’à la mort et vendre chèrement savie.

C’était à la Prélinière, dans la paroisse deSaint-Sulpice. Mais, avec ses trente-deux hommes, Charette ne secontente pas d’attendre les républicains : il marche au-devantd’eux. À la Guyonnière, il rencontre le général Valentin, à la têtede deux cents grenadiers et chasseurs.

Charette trouve une bonne position, et s’yretranche.

Là, pendant trois heures, il soutient lescharges et le feu de deux cents républicains.

Douze de ses hommes tombent autour de lui.L’armée de la chouannerie, qui se composait de vingt-quatre millehommes lorsque M. le comte d’Artois était à l’île Dieu, estaujourd’hui réduite à vingt hommes.

Ces vingt hommes tiennent autour de leurgénéral, et pas un ne songe à fuir.

Pour en finir, le général Valentin prend unfusil, et, à la tête de cent quatre-vingts hommes qui lui restent,charge à la baïonnette.

Dans cette charge, Charette est blessé d’uneballe à la tête et a trois doigts de la main gauche coupés d’uncoup de sabre.

Il va être pris, quand un Alsacien nomméPfeffer, qui a pour Charette plus que du dévouement – une religion– prend le chapeau empanaché de son général, lui donne le sien, et,s’élançant à gauche, lui crie :

– Sauvez-vous à droite !… C’est moiqu’ils vont poursuivre.

Et, en effet, c’est sur lui que s’acharnentles républicains, tandis que Charette s’élance du côté opposé avecses quinze derniers hommes.

Charette touchait au bois de la Chabotière,lorsque la colonne du général Travot paraît.

Une nouvelle, une suprême lutte s’engage, danslaquelle Charette n’a d’autre but que de se faire tuer.

Perdant son sang par trois blessures, ilchancelle et va tomber. Un Vendéen nommé Bossard le charge sur sesépaules et l’emporte vers le bois ; mais, avant d’y arriver,il tombe percé d’une balle.

Un autre, nommé Laroche-Davo, lui succède,fait cinquante pas et tombe à son tour dans le fossé qui sépare lebois de la plaine.

Le marquis de Souday prend à son tour Charetteentre ses bras, et, tandis que Jean Oullier tue de ses deux coupsde fusil les deux soldats républicains qui le pressent de plusprès, il se jette dans le bois avec son général et sept hommes quirestent. À cinquante pas de la lisière, Charette semble reprendresa force.

– Souday, dit-il, écoute mon dernierordre.

Le jeune homme s’arrête.

– Dépose-moi au pied de ce chêne.

Souday hésitait à obéir.

– Je suis toujours ton général, lui ditCharette d’une voix impérieuse ; obéis-moi donc !

Le jeune homme, vaincu, obéit et dépose songénéral au pied du chêne.

– Là ! maintenant, dit Charette,écoute-moi bien. Il faut que le roi, qui m’a fait général en chef,sache comment son général en chef est mort. Retourne auprès de SaMajesté Louis XVIII, et raconte-lui ce que tu as vu ; je leveux !

Charette parlait avec une telle solennité, quele marquis de Souday, qu’il tutoyait pour la première fois, n’eutpas même l’idée de désobéir.

– Allons, reprit Charette, tu n’as pas uneminute à perdre, fuis ; voilà les bleus !

En effet, les républicains paraissaient à lalisière du bois.

Souday prit la main que lui tendaitCharette.

– Embrasse-moi, dit celui-ci.

Le jeune homme l’embrassa.

– Assez, dit le général. Pars !

Souday jeta un regard à Jean Oullier.

– Viens-tu ? lui dit-il.

Mais celui-ci secoua la tête d’un airsombre.

– Que voulez-vous que j’aille faire là-bas,monsieur le marquis, dit-il, tandis qu’ici… ?

– Ici, que feras-tu ?

– Je vous dirai cela si, un jour, nous nousrevoyons, monsieur le marquis.

Et il envoya ses deux balles aux deuxrépublicains les plus proches.

Les deux républicains tombèrent.

L’un des deux était un officiersupérieur ; ses soldats s’empressèrent autour de lui.

Jean Oullier et le marquis de Soudayprofitèrent de cette espèce de sursis pour s’enfoncer dans laprofondeur du bois.

Seulement, au bout de cinquante pas, JeanOullier, trouvant un épais buisson, s’y glissa comme un serpent enfaisant un signe d’adieu au marquis de Souday.

Le marquis de Souday continua son chemin.

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