Les Mille et une nuits

XCIV NUIT.

« Agib eut à peine touché au morceau detarte à la crème qu’on lui avait servi, que, feignant de ne le pastrouver à son goût, il le laissa tout entier, et Schaban[46], c’est le nom de l’eunuque, fit la mêmechose. La veuve de Noureddin Ali s’aperçut avec chagrin du peu decas que son petit-fils faisait de sa tarte. « Hé quoi !mon fils, lui dit-elle, est-il possible que vous méprisiez ainsil’ouvrage de mes propres mains ! Apprenez que personne aumonde n’est capable de faire de si bonnes tartes à la crème,excepté votre père Bedreddin Hassan, à qui j’ai enseigné le grandart d’en faire de pareilles. – Ah ! ma bonne grand’mère,s’écria Agib, permettez-moi de vous dire que si vous n’en savez pasfaire de meilleures, il y a un pâtissier dans cette ville qui voussurpasse dans ce grand art : nous venons d’en manger chez luiune qui vaut beaucoup mieux que celle-ci. »

« À ces paroles, la grand’mère regardantl’eunuque de travers : « Comment, Schaban, lui dit-elleavec colère, vous a-t-on commis la garde de mon petit-fils pour lemener manger chez des pâtissiers comme un gueux ? – Madame,répondit l’eunuque, il est bien vrai que nous nous sommesentretenus quelque temps avec un pâtissier ; mais nous n’avonspas mangé chez lui. – Pardonnez-moi, interrompit Agib, nous sommesentrés dans sa boutique, et nous y avons mangé d’une tarte à lacrème. » La dame, plus irritée qu’auparavant contre l’eunuque,se leva de table assez brusquement, courut à la tente deSchemseddin Mohammed, qu’elle informa du délit de l’eunuque, dansdes termes plus propres à animer le vizir contre le délinquant qu’àlui faire excuser sa faute.

« Schemseddin Mohammed, qui étaitnaturellement emporté, ne perdit pas une si belle occasion de semettre en colère. Il se rendit à l’instant sous la tente de sabelle-sœur, et dit à l’eunuque : « Quoi !malheureux, tu as la hardiesse d’abuser de la confiance que j’ai entoi ! » Schaban, quoique suffisamment convaincu par letémoignage d’Agib, prit le parti de nier encore le fait. Maisl’enfant soutenant toujours le contraire : « Mongrand-père, dit-il à Schemseddin Mohammed, je vous assure que nousavons si bien mangé l’un et l’autre, que nous n’avons pas besoin desouper. Le pâtissier nous a même régalés d’une grande porcelaine desorbet. – Hé bien ! méchant esclave, s’écria le vizir en setournant vers l’eunuque, après cela, ne veux-tu pas convenir quevous êtes entrés tous deux chez un pâtissier, et que vous y avezmangé ? » Schaban eut encore l’effronterie de jurer quecela n’était pas vrai. « Tu es un menteur, lui dit alors levizir, je crois plutôt mon petit-fils que toi. Néanmoins, si tupeux manger toute cette tarte à la crème qui est sur cette table,je serai persuadé que tu dis la vérité. »

« Schaban, quoiqu’il en eût jusqu’à lagorge, se soumit à cette épreuve, et prit un morceau de la tarte àla crème ; mais il fut obligé de le retirer de sa bouche, carle cœur lui souleva. Il ne laissa pas pourtant de mentir encore, endisant qu’il avait tant mangé le jour précédent, que l’appétit nelui était pas encore revenu. Le vizir, irrité de tous les mensongesde l’eunuque, et convaincu qu’il était coupable, le fit coucher parterre et commanda qu’on lui donnât la bastonnade. Le malheureuxpoussa de grands cris en souffrant ce châtiment et confessa lavérité. « Il est vrai, s’écria-t-il, que nous avons mangé une tarteà la crème chez un pâtissier, et elle était cent fois meilleure quecelle qui est sur cette table. »

« La veuve de Noureddin Ali crut quec’était par dépit contre elle et pour la mortifier que Schabanlouait la tarte du pâtissier ; c’est pourquoi s’adressant àlui : « Je ne puis croire, dit-elle, que les tartes à lacrème de ce pâtissier soient plus excellentes que les miennes. Jeveux, m’en éclaircir ; tu sais où il demeure, va chez lui etm’apporte une tarte à la crème tout à l’heure. » En parlantainsi, elle fit donner de l’argent à l’eunuque pour acheter latarte, et il partit. Étant arrivé à la boutique de Bedreddin :« Bon pâtissier, lui dit-il, tenez, voilà de l’argent,donnez-moi une tarte à la crème, une de nos dames souhaite d’engoûter. » Il y en avait alors de toutes chaudes ;Bedreddin choisit la meilleure, et la donnant à l’eunuque :« Prenez celle-ci, dit-il, je vous la garantis excellente, etje puis vous assurer que personne au monde n’est capable d’en fairede semblables, si ce n’est ma mère, qui vit peut-êtreencore. »

« Schaban revint en diligence sous lestentes avec sa tarte à la crème. Il la présenta à la veuve deNoureddin, qui la prit avec empressement. Elle en rompit un morceaupour le manger ; mais elle ne l’eut pas plus tôt porté à sabouche qu’elle fit un grand cri et qu’elle tomba évanouie.Schemseddin Mohammed, qui était présent, fut extrêmement étonné decet accident. Il jeta de l’eau lui-même au visage de sa belle-sœur,et s’empressa fort à la secourir. Dès qu’elle fut revenue de safaiblesse : « Ô Dieu ! s’écria-t-elle, il faut quece soit mon fils, mon cher fils Bedreddin, qui ait fait cettetarte. »

La clarté du jour, en cet endroit, vintimposer silence à Scheherazade. Le sultan des Indes se leva pourfaire sa prière et alla tenir son conseil, et, la nuit suivante, lasultane poursuivit ainsi l’histoire de Bedreddin Hassan :

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