Les Mille et une nuits

XCV NUIT.

« Quand le vizir Schemseddin Mohammed eutentendu dire à sa belle-sœur qu’il fallait que ce fût BedreddinHassan qui eût fait la tarte à la crème que l’eunuque venaitd’apporter, il sentit une joie inconcevable : mais venant àfaire réflexion que cette joie était sans fondement, et que, selontoutes les apparences, la conjecture de la veuve de Noureddindevait être fausse, il lui dit : « Mais, madame, pourquoiavez-vous cette opinion ? Ne se peut-il pas trouver unpâtissier au monde qui sache aussi bien faire des tartes à la crèmeque votre fils ? – Je conviens, répondit-elle, qu’il y apeut-être des pâtissiers capables d’en faire d’aussi bonnes ;mais comme je les fais d’une manière toute singulière, et que nulautre que mon fils n’a ce secret, il faut absolument que ce soitlui qui ait fait celle-ci. Réjouissons-nous, mon frère,ajouta-t-elle avec transport, nous avons enfin trouvé ce que nouscherchons et désirons depuis si longtemps. – Madame, répliqua levizir, modérez, je vous prie, votre impatience ; nous sauronsbientôt ce que nous devons en penser. Il n’y a qu’à faire venir icile pâtissier. Si c’est Bedreddin Hassan, vous le reconnaîtrez bien,ma fille et vous. Mais il faut que vous vous cachiez toutes deux,et que vous le voyiez sans qu’il vous voie, car je ne veux pas quenotre reconnaissance se fasse à Damas. J’ai dessein de la prolongerjusqu’à ce que nous soyons de retour au Caire, où je me propose devous donner un avertissement très-agréable. »

« En achevant ces paroles, il laissa les damessous leur tente et se rendit sous la sienne. Là, il fit venircinquante de ses gens, et leur dit : « Prenez chacun unbâton et suivez Schaban, qui va vous conduire chez un pâtissier decette ville. Lorsque vous y serez arrivés, rompez, brisez tout ceque vous trouverez dans sa boutique. S’il vous demande pourquoivous faites ce désordre, demandez-lui seulement si ce n’est pas luiqui a fait la tarte à la crème qu’on a été prendre chez lui. S’ilvous répond que oui, saisissez-vous de sa personne, liez-le bien etme l’amenez ; mais gardez-vous de le frapper ni de lui fairele moindre mal. Allez, et ne perdez pas de temps. »

« Le vizir fut promptement obéi ;ses gens, armés de bâtons et conduits par l’eunuque noir, serendirent en diligence chez Bedreddin Hassan, où ils mirent enpièces les plats, les chaudrons, les casseroles, les tables et tousles autres meubles et ustensiles qu’ils trouvèrent, et inondèrentsa boutique de sorbet, de crème et de confitures. À ce spectacle,Bedreddin : Hassan, fort étonné, leur dit d’un ton de voixpitoyable : « Hé ! bonnes gens, pourquoi metraitez-vous de la sorte ? De quoi s’agit-il ? Qu’ai-jefait ? – N’est-ce pas vous, dirent-ils, qui avez fait la tarteà la crème que vous avez vendue à l’eunuque que vous voyez ? –Oui, c’est moi-même, répondit-il : qu’y trouve-t-on àdire ? Je défie qui que ce soit d’en faire unemeilleure. » Au lieu de lui repartir, ils continuèrent debriser tout, et le four même ne fut pas épargné.

« Cependant les voisins étant accourus aubruit, et fort surpris de voir cinquante hommes armés commettre unpareil désordre, demandaient le sujet d’une si grande violence, etBedreddin, encore une fois, dit à ceux qui la lui faisaient :« Apprenez-moi, de grâce, quel crime je puis avoir commis,pour rompre et briser ainsi tout ce qu’il y a chez moi ? –N’est-ce pas vous, répondirent-ils, qui avez fait la tarte à lacrème que vous avez vendue à cet eunuque ? – Oui, oui, c’estmoi, repartit-il ; je soutiens qu’elle est bonne, et je nemérite pas ce traitement injuste que vous me faites. Ils sesaisirent de sa personne sans l’écouter, et après lui avoir arrachéla toile de son turban, ils s’en servirent pour lui lier les mainsderrière le dos, puis, le tirant par force de sa boutique, ilscommencèrent à l’emmener.

« La populace qui s’était assemblée là,touchée de compassion pour Bedreddin, prit son parti et vouluts’opposer au dessein des gens de Schemseddin Mohammed ; maisil survint en ce moment des officiers du gouverneur de la ville,qui écartèrent le peuple et favorisèrent l’enlèvement de Bedreddin,parce que Schemseddin Mohammed était allé chez le gouverneur deDamas, pour l’informer de l’ordre qu’il avait donné et pour luidemander main forte, et ce gouverneur, qui commandait sur toute laSyrie au nom du sultan d’Égypte, n’avait eu garde de rien refuserau vizir de son maître. On entraînait donc Bedreddin malgré sescris et ses larmes. »

Scheherazade n’en put dire davantage à causedu jour qu’elle vit paraître. Mais le lendemain elle reprit sanarration, et dit au sultan des Indes :

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