Les Mille et une nuits

CII NUIT.

Sire, le pourvoyeur du sultan de Casgar, enfrappant le bossu, n’avait pas pris garde à sa bosse. Lorsqu’ils’en aperçut, il fit des imprécations contre lui. « Mauditbossu, s’écria-t-il, chien de bossu, plût à Dieu que tu m’eussesvolé toutes mes graisses et que je ne t’eusse point trouvéici ! je ne serais pas dans l’embarras où je suis pour l’amourde toi et de ta vilaine bosse. Étoiles qui brillez aux cieux,ajouta-t-il, n’ayez de lumière que pour moi dans un danger siévident ! » En disant ces paroles, il chargea le bossusur ses épaules, sortit de sa chambre, alla jusqu’au bout de larue, où, l’ayant posé debout et appuyé contre une boutique, ilreprit le chemin de sa maison sans regarder derrière lui.

Quelques moments avant le jour, un marchandchrétien, qui était fort riche et qui fournissait au palais dusultan la plupart des choses dont on y avait besoin, après avoirpassé la nuit en débauche, s’avisa de sortir de chez lui pour allerau bain. Quoiqu’il fût ivre, il ne laissa pas de remarquer que lanuit était fort avancée et qu’on allait bientôt appeler à la prièrede la pointe du jour : c’est pourquoi, précipitant ses pas, ilse hâtait d’arriver au bain, de peur que quelque musulman, enallant à la mosquée, ne le rencontrât et ne le menât en prisoncomme un ivrogne. Néanmoins, quand il fut au bout de la rue, ils’arrêta, pour quelque besoin, contre la boutique où le pourvoyeurdu sultan avait mis le corps du bossu, lequel, venant à êtreébranlé, tomba sur le dos du marchand, qui, dans la pensée quec’était un voleur qui l’attaquait, le renversa par terre d’un coupde poing qu’il lui déchargea sur la tête : il lui en donnabeaucoup d’autres ensuite et se mit à crier au voleur.

Le garde du quartier vint à ses cris, etvoyant que c’était un chrétien qui maltraitait un musulman (car lebossu était de notre religion) : « Quel sujet avez-vous,lui dit-il, de maltraiter ainsi un musulman ? – Il a voulu, mevoler, répondit le marchand, et il s’est jeté sur moi pour meprendre à la gorge. – Vous vous êtes assez vengé, répliqua le gardeen le tirant par le bras, ôtez-vous de là. » En même temps iltendit la main au bossu pour l’aider à se relever ; maisremarquant qu’il était mort : « Oh ! oh !poursuivit-il, c’est donc ainsi qu’un chrétien a la hardiessed’assassiner un musulman ! » En achevant ces mots, ilarrêta le chrétien et le mena chez le lieutenant de police, où onle mit en prison jusqu’à ce que le juge fût levé et en étatd’interroger l’accusé. Cependant le marchand chrétien revint de sonivresse, et plus il faisait de réflexions sur son aventure, moinsil pouvait comprendre comment de simples coups de poing avaient étécapables d’ôter la vie à un homme.

Le lieutenant de police, sur le rapport dugarde, et ayant vu le cadavre qu’on avait apporté chez lui,interrogea le marchand chrétien, qui ne put nier un crime qu’iln’avait pas commis. Comme le bossu appartenait au sultan, carc’était un de ses bouffons, le lieutenant de police ne voulut pasfaire mourir le chrétien sans avoir auparavant appris la volonté duprince. Il alla au palais, pour cet effet, rendre compte de ce quise passait au sultan, qui lui dit : « Je n’ai point degrâce à accorder à un chrétien qui tue un musulman : allez,faites votre charge. » À ces paroles, le juge de police fitdresser une potence, envoya des crieurs par la ville pour publierqu’on allait pendre un chrétien qui avait tué un musulman.

Enfin on tira le marchand de prison, onl’amena au pied de la potence, et le bourreau, après lui avoirattaché la corde au cou, allait l’élever en l’air, lorsque lepourvoyeur du sultan, fendant la presse, s’avança en criant aubourreau : « Attendez, attendez, ne vous pressezpas ; ce n’est pas lui qui a commis le meurtre, c’estmoi. » Le lieutenant de police qui assistait à l’exécution, semit à interroger le pourvoyeur, qui lui raconta de point en pointde quelle manière il avait tué le bossu, et il acheva en disantqu’il avait porté son corps à l’endroit où le marchand chrétienl’avait trouvé. « Vous alliez, ajouta-t-il, faire mourir uninnocent, puisqu’il ne peut pas avoir tué un homme qui n’était plusen vie. C’est bien assez pour moi d’avoir assassiné un musulman,sans charger encore ma conscience de la mort d’un chrétien quin’est pas criminel. »

Le jour, qui commençait à paraître, empêchaScheherazade de poursuivre son discours ; mais elle en repritla suite sur la fin de la nuit suivante :

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