Les Mille et une nuits

CVIII NUIT.

Sire, le marchand chrétien était fort en peinede savoir pourquoi son hôte ne mangeait que de la maingauche : « Après le repas, dit-il, lorsque mes genseurent desservi et se furent retirés, nous nous assîmes tous deuxsur un sofa. Je présentai au jeune homme d’une tablette excellentepour la bonne bouche, et il la prit encore de la main gauche.« Seigneur, lui dis-je alors, je vous supplie de me pardonnerla liberté que je prends de vous demander d’où vient que vous nevous servez pas de votre main droite. Vous y avez mal,apparemment ? » Il fit un grand soupir au lieu de merépondre, et, tirant son bras droit, qu’il avait tenu cachéjusqu’alors sous sa robe, il me montra qu’il avait la main coupée,de quoi je fus extrêmement étonné. « Vous avez été choqué sansdoute, me dit-il, de me voir manger de la main gauche ; maisjugez si j’ai pu faire autrement. – Peut-on vous demander,repris-je, par quel malheur vous avez perdu votre maindroite ? » Il versa des larmes à cette demande, et aprèsles avoir essuyées, il me conta son histoire comme je vais vous laraconter :

« Vous saurez, me dit-il, que je suisnatif de Bagdad, fils d’un père riche, et des plus distingués de laville par sa qualité et par son rang. À peine étais-je entré dansle monde, que, fréquentant des personnes qui avaient voyagé et quidisaient des merveilles de l’Égypte et particulièrement du grandCaire, je fus frappé de leurs discours et eus envie d’y faire unvoyage ; mais mon père vivait encore, et il ne m’en aurait pasdonné la permission. Il mourut enfin, et sa mort me laissant maîtrede mes actions, je résolus d’aller au Caire. J’employai unetrès-grosse somme d’argent en plusieurs sortes d’étoffes fines deBagdad et de Moussoul, et me mis en chemin.

« En arrivant au Caire, j’allai descendreau khan qu’on appelle le khan de Mesrour ; j’y pris unlogement avec un magasin, dans lequel je fis mettre les ballots quej’avais apportés avec moi sur des chameaux. Cela fait, j’entraidans ma chambre pour me reposer et me remettre de la fatigue duchemin, pendant que mes gens, à qui j’avais donné de l’argent,allèrent acheter des vivres et firent la cuisine. Après le repas,j’allai voir le château, quelques mosquées, les places publiques etd’autres endroits qui méritaient d’être vus.

« Le lendemain je m’habillai proprement,et après avoir fait tirer de quelques-uns de mes ballots detrès-belles et très-riches étoffes, dans l’intention de les porterà un bezestan[48] pour voir ce qu’on en offrirait,j’en chargeai quelques-uns de mes esclaves et me rendis au bezestandes Circassiens. J’y fus bientôt environné d’une foule de courtierset de crieurs qui avaient été avertis de mon arrivée. Je partageaides essais d’étoffe entre plusieurs crieurs, qui les allèrent crieret faire voir dans tout le bezestan ; mais nul des marchandsn’en offrit que beaucoup moins que ce qu’elles me coûtaient d’achatet de frais de voiture. Cela me fâcha, et j’en marquais monressentiment aux crieurs : « Si vous voulez nous encroire, me dirent-ils, nous vous enseignerons un moyen de ne rienperdre sur vos étoffes. »

En cet endroit, Scheherazade s’arrêta parcequ’elle vit paraître le jour. La nuit suivante elle reprit sondiscours de cette manière :

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer