Les Mille et une nuits

CIX NUIT.

Le marchand chrétien parlant toujours ausultan de Casgar : « Les courtiers et les crieurs, me ditle jeune homme, m’ayant promis de m’enseigner le moyen de ne pasperdre sur mes marchandises, je leur demandai ce qu’il fallaitfaire pour cela. « Les distribuer à plusieurs marchands,repartirent-ils ; ils les vendront en détail ; et deuxfois la semaine, le lundi et le jeudi, vous irez recevoir l’argentqu’ils en auront fait. Par là vous gagnerez au lieu de perdre, etles marchands gagneront aussi quelque chose. Cependant vous aurezla liberté de vous divertir et de vous promener dans la ville etsur le Nil. »

« Je suivis leur conseil, je les menaiavec moi à mon magasin, d’où je tirai toutes mesmarchandises ; et retournant au bezestan, je les distribuai àdifférents marchands qu’ils m’avaient indiqués comme les plussolvables, et qui me donnèrent un reçu en bonne forme signé par destémoins, sous la condition que je ne leur demanderais rien lepremier mois.

« Mes affaires ainsi disposées, je n’eusplus l’esprit occupé d’autres choses que de plaisirs. Je contractaiamitié avec diverses personnes à peu près de mon âge qui avaientsoin de me bien faire passer mon temps. Le premier mois s’étantécoulé, je commençai à voir mes marchands deux fois la semaine,accompagné d’un officier public pour examiner leurs livres devente, et d’un changeur pour régler la bonté et la valeur desespèces qu’ils me comptaient ; ainsi les jours de recette,quand je me retirais au khan de Mesrour, où j’étais logé,j’emportais une bonne somme d’argent. Cela n’empêchait pas que lesautres jours de la semaine je n’allasse passer la matinée tantôtchez un marchand et tantôt chez un autre ; je me divertissaisà m’entretenir avec eux et à voir ce qui se passait dans lebezestan.

« Un lundi que j’étais assis dans laboutique d’un de ces marchands qui se nommait Bedreddin, une damede condition, comme il était aisé de le connaître à son air, à sonhabillement et par une esclave fort proprement mise qui la suivait,entra dans la même boutique et s’assit près de moi. Cet extérieur,joint à une grâce naturelle qui paraissait en tout ce qu’ellefaisait, me prévint en sa faveur et me donna une grande envie de lamieux connaître que je ne faisais. Je ne sais si elle ne s’aperçutpas que je prenais plaisir à la regarder, et si mon attention nelui plaisait point ; mais elle haussa le crépon qui luidescendait sur le visage par-dessus la mousseline qui le cachait,et me laissa voir de grands yeux noirs dont je fus charmé. Enfin,elle acheva de me rendre très-amoureux d’elle, par le son agréablede sa voix et par ses manières honnêtes et gracieuses, lorsqu’ensaluant le marchand, elle lui demanda des nouvelles de sa santédepuis le temps qu’elle ne l’avait vu.

« Après s’être entretenue quelque tempsavec lui de choses indifférentes elle lui dit qu’elle cherchait unecertaine étoffe à fond d’or ; qu’elle venait à sa boutiquecomme à celle qui était la mieux assortie de tout le bezestan, etque s’il en avait, il lui ferait un grand plaisir de lui enmontrer, Bedreddin lui en montra plusieurs pièces, à l’unedesquelles s’étant arrêtée et lui en ayant demandé le prix, il lalui laissa à onze cents drachmes d’argent. « Je consens devous en donner cette somme, lui dit-elle ; je n’ai pasd’argent sur moi, mais j’espère que vous voudrez bien me fairecrédit jusqu’à demain, et me permettre d’emporter l’étoffe. Je nemanquerai pas de vous envoyer demain les onze cents drachmes dontnous convenons pour elle. – Madame, lui répondit Bedreddin, je vousferais crédit avec plaisir et vous laisserais emporter l’étoffe sielle m’appartenait ; mais elle appartient à cet honnête jeunehomme que vous voyez, et c’est aujourd’hui un jour que je dois luicompter de l’argent. – Et d’où vient, reprit la dame, fort étonnée,que vous en usez de cette sorte avec moi ? N’ai-je pas coutumede venir à votre boutique ? et toutes les fois que j’ai achetédes étoffes et que vous avez bien voulu que je les aie emportéessans les payer sur-le-champ, ai-je jamais manqué de vous envoyer del’argent dès le lendemain ? » Le marchand en demeurad’accord. « Il est vrai, madame, repartit-il, mais j’ai besoind’argent aujourd’hui. – Eh bien ! voilà votre étoffe, dit-elleen la lui jetant : que Dieu vous confonde, vous et tout cequ’il y a de marchands ! Vous êtes tous faits les uns commeles autres ; vous n’avez aucun égard pour personne. » Enachevant ces paroles, elle se leva brusquement, et sortit fortirritée contre Bedreddin. »

Là, Scheherazade, voyant que le jourparaissait, cessa de parler. La nuit suivante elle continua decette manière :

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