Les Mille et une nuits

CXX NUIT.

« J’avais prié mes créanciers, poursuivitle marchand, de vouloir bien attendre huit jours pour recevoir leurpaiement. La huitaine échue, ils ne manquèrent pas de me presser deles satisfaire. Je les suppliai de m’accorder le même délai. Ils yconsentirent ; mais dès le lendemain je vis arriver la damemontée sur sa mule avec la même suite et à la même heure que lapremière fois.

« Elle vint droit à ma boutique :« Je vous ai fait un peu attendre, me dit-elle, mais enfin jevous apporte l’argent des étoffes que je pris l’autre jour :portez-le chez un changeur, qu’il voie s’il est de bon aloi et sile compte y est. » L’eunuque qui avait l’argent vint avec moichez le changeur, et la somme se trouva juste et toute de bonargent. Je revins et j’eus encore le bonheur d’entretenir la dame,jusqu’à ce que toutes les boutiques du bezestan furent ouvertes.Quoique nous ne parlassions que de choses très-communes, elle leurdonnait néanmoins un tour qui les faisait paraître nouvelles, etqui me fit voir que je ne m’étais pas trompé, quand, dès lapremière conversation, j’avais jugé qu’elle avait beaucoup desprit.

« Lorsque les marchands furent arrivés,et qu’ils eurent ouvert leurs boutiques, je portai ce que je devaisà ceux chez qui j’avais pris des étoffes à crédit, et je n’eus pasde peine à obtenir d’eux qu’ils m’en confiassent d’autres que ladame m’avait demandées. J’en levai pour mille pièces d’or, et ladame emporta encore la marchandise sans la payer, sans me rien direni sans se faire connaître. Ce qui m’étonnait, c’est qu’elle nehasardait rien, et que je demeurais sans caution et sans certituded’être dédommagé en cas que je ne la revisse plus. « Elle mepaie une somme assez considérable, disais-je en moi-même, mais elleme laisse redevable d’une autre qui l’est encore davantage.Serait-ce une trompeuse, et serait-il possible qu’elle m’eût leurréd’abord pour me mieux ruiner ? Les marchands ne la connaissentpas et c’est à moi qu’ils s’adresseront. » Mon amour ne futpas assez puissant pour m’empêcher de faire là-dessus desréflexions chagrinantes. Mes alarmes augmentèrent même de jour enjour pendant un mois entier qui s’écoula, sans que je reçusseaucune nouvelle de la dame. Enfin les marchands s’impatientaient,et, pour les satisfaire j’étais prêt à vendre tout ce que j’avais,lorsque je la vis revenir un matin dans le même équipage que lesautres fois.

« Prenez votre trébuchet, me dit-elle,pour peser l’or que je vous apporte. » Ces paroles achevèrentde dissiper ma frayeur et redoublèrent mon amour. Avant que decompter les pièces d’or, elle me fit plusieurs questions :entre autres, elle me demanda si j’étais marié. Je lui répondis quenon et que je ne l’avais jamais été. Alors, en donnant l’or àl’eunuque, elle lui dit : « Prêtez-nous votre entremisepour terminer notre affaire. » L’eunuque se mit à rire, etm’ayant tiré à l’écart me fit peser l’or. Pendant que je le pesais,l’eunuque me dit à l’oreille : « À vous voir, je connaisparfaitement que vous aimez ma maîtresse, et je suis surpris quevous n’ayez pas la hardiesse de lui découvrir votre amour :elle vous aime encore plus que vous ne l’aimez. Ne croyez pasqu’elle ait besoin de vos étoffes, elle ne vient ici uniquement queparce que vous lui avez inspiré une passion violente. C’est à causede cela qu’elle vous a demandé si vous étiez marié. Vous n’avezqu’à parler, il ne tiendra qu’à vous de l’épouser, si vous voulez.– Il est vrai, lui répondis-je, que j’ai senti naître de l’amourpour elle dès le premier moment que je l’ai vue, mais je n’osaisaspirer au bonheur de lui plaire. Je suis tout à elle et je nemanquerai pas de reconnaître le bon office que vous merendez. »

« Enfin j’achevai de peser les piècesd’or, et pendant que je les remettais dans le sac, l’eunuque setourna du côté de la dame et lui dit que j’étais très-content.C’était le mot dont ils étaient convenus entre eux. Aussitôt ladame, qui était assise, se leva, et partit en me disant qu’ellem’enverrait l’eunuque, et que je n’aurais qu’à faire ce qu’il medirait de sa part.

« Je portai à chaque marchand l’argentqui lui était dû, et j’attendis impatiemment l’eunuque durantquelques jours. Il arriva enfin. » Mais, sire, ditScheherazade au sultan des Indes, voilà le jour qui paraît. À cesmots, elle garda le silence ; le lendemain elle reprit ainsila suite de son discours :

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