Les Mille et une nuits

CXXIV NUIT.

« Je demeurai dix jours dansl’appartement des dames du calife, continua le marchand de Bagdad.Durant tout ce temps-là je fus privé du plaisir de voir la damefavorite ; mais on me traita si bien par son ordre, que j’eussujet d’ailleurs d’être très-satisfait.

« Zobéide entretint le calife de larésolution qu’elle avait prise de marier sa favorite, et ce prince,en lui laissant la liberté de faire là-dessus ce qui lui plairait,accorda une somme considérable à la favorite pour contribuer de sapart à son établissement. Les dix jours écoulés, Zobéide fitdresser le contrat de mariage, qui lui fut apporté en bonne forme.Les préparatifs des noces se firent, on appela les musiciens, lesdanseurs et les danseuses, et il y eut pendant neuf jours degrandes réjouissances dans le palais. Le dixième jour étant destinépour la dernière cérémonie du mariage, la dame favorite futconduite au bain d’un côté et moi de l’autre, et, sur le soir,m’étant mis à table, on me servit toutes sortes de mets et deragoûts, entre autres un ragoût à l’ail comme celui dont on vientde me forcer de manger. Je le trouvai si bon que je ne touchaipresque point aux autres mets. Mais, pour mon malheur, m’étant levéde table, je me contentai de m’essuyer les mains au lieu de lesbien laver, et c’était une négligence qui ne m’était jamais arrivéejusqu’alors.

« Comme il était nuit, on suppléa à laclarté du jour par une grande illumination dans l’appartement desdames. Les instruments se firent entendre, on dansa, on fit millejeux, tout le palais retentissait de cris de joie. On nousintroduisit, ma femme et moi, dans une grande salle, où l’on nousfit asseoir sur deux trônes. Les femmes qui la servaient lui firentchanger plusieurs fois d’habits et lui peignirent le visage dedifférentes manières, selon la coutume pratiquée au jour des noces,et chaque fois qu’on lui changeait d’habillement, on me la faisaitvoir.

« Enfin toutes ces cérémonies finirent,et l’on nous conduisit dans la chambre nuptiale. D’abord qu’on nousy eut laissés seuls, je m’approchai de mon épouse pourl’embrasser ; mais au lieu de répondre à mes transports, elleme repoussa fortement et se mit à faire des cris épouvantables, quiattirèrent bientôt dans la chambre toutes les dames del’appartement, qui voulurent savoir le sujet de ses cris. Pour moi,saisi d’un long étonnement, j’étais demeuré immobile, sans avoir euseulement la force de lui en demander la cause. « Notre chèresœur, lui dirent-elles, que vous est-il arrivé depuis le peu detemps que nous vous avons quittée ? Apprenez-le-nous, afin quenous vous secourions. – Ôtez, s’écria-t-elle, ôtez-moi de devantles yeux ce vilain homme que voilà. – Hé ! madame, lui dis-je,en quoi puis-je avoir eu le malheur de mériter votre colère ?– Vous êtes un vilain, me répondit-elle en furie, vous avez mangéde l’ail et vous ne vous êtes pas lavé les mains ! Croyez-vousque je veuille souffrir qu’un homme si malpropre s’approche de moipour m’empester ? – Couchez-le par terre, ajouta-t-elle ens’adressant aux dames, et qu’on m’apporte un nerf de bœuf. »Elles me renversèrent aussitôt, et tandis que les unes me tenaientpar les bras et les autres par les pieds, ma femme, qui avait étéservie en diligence, me frappa impitoyablement jusqu’à ce que lesforces lui manquèrent. Alors elle dit aux dames :« Prenez-le, qu’on l’envoie au lieutenant de police, et qu’onlui fasse couper la main dont il a mangé du ragoût àl’ail. »

« À ces paroles, je m’écriai :« Grand Dieu ! je suis rompu et brisé de coups, et poursurcroît d’affliction on me condamne encore à avoir la maincoupée ; et pourquoi ? pour avoir mangé d’un ragoût àl’ail et avoir oublié de me laver les mains ! Quelle colèrepour un si petit sujet ! Peste soit du ragoût à l’ail !Maudits soient le cuisinier qui l’a apprêté et celui qui l’aservi ! »

La sultane Scheherazade, remarquant qu’ilétait jour, s’arrêta en cet endroit. Schahriar se leva en riant detoute sa force de la colère de la dame favorite, et fort curieuxd’apprendre le dénouement de cette histoire.

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