CXXV NUIT.
Le lendemain, Scheherazade, réveillée avant lejour, reprit ainsi le fil de son discours de la nuitprécédente : « Toutes les dames, dit le marchand deBagdad, qui m’avaient vu recevoir mille coups de nerf de bœuf,eurent pitié de moi lorsqu’elles entendirent parler de me fairecouper la main. « Notre chère sœur et notre bonne dame,dirent-elles à la favorite, vous poussez trop loin votreressentiment. C’est un homme, à la vérité, qui ne sait pas vivre,qui ignore votre rang et les égards que vous méritez ; maisnous vous supplions de ne pas prendre garde à la faute qu’il acommise et de la lui pardonner. – Je ne suis pas satisfaite,reprit-elle : je veux qu’il apprenne à vivre et qu’il portedes marques si sensibles de sa malpropreté, qu’il ne s’avisera desa vie de manger d’un ragoût à l’ail, sans se souvenir ensuite dese laver les mains. » Elles ne se rebutèrent pas de son refus,elles se jetèrent à ses pieds, et lui baisant la main :« Notre bonne dame, lui dirent-elles, au nom de Dieu, modérezvotre colère et accordez-nous la grâce que nous vousdemandons. » Elle ne leur répondit rien ; mais elle seleva, et après m’avoir dit mille injures, elle sortit de lachambre ; toutes les dames la suivirent et me laissèrent seuldans une affliction inconcevable.
« Je demeurai dix jours sans voirpersonne qu’une vieille esclave qui venait m’apporter à manger. Jelui demandai des nouvelles de la dame favorite : « Elleest malade, me dit la vieille esclave, de l’odeur empoisonnée quevous lui avez fait respirer. Pourquoi aussi n’avez-vous pas eu soinde vous laver les mains après avoir mangé de ce maudit ragoût àl’ail ? – Est-il possible, dis-je alors en moi-même, que ladélicatesse de ces dames soit si grande, et qu’elles soient sivindicatives pour une faute si légère ! » J’aimaiscependant ma femme malgré sa cruauté, et je ne laissai pas de laplaindre.
« Un jour l’esclave me dit :« Votre épouse est guérie ; elle est allée au bain, etelle m’a dit qu’elle vous viendra voir demain. Ainsi, ayez encorepatience, et tâchez de vous accommoder à son humeur. C’estd’ailleurs une personne très-sage, très-raisonnable et très-chériede toutes les dames qui sont auprès de Zobéide, notre respectablemaîtresse. »
« Véritablement ma femme vint lelendemain et me dit d’abord : « Il faut que je sois bienbonne de venir vous revoir après l’offense que vous m’avez faite.Mais je ne puis me résoudre à me réconcilier avec vous que je nevous aie puni comme vous le méritez, pour ne vous être pas lavé lesmains après avoir mangé d’un ragoût à l’ail. » En achevant cesmots, elle appela des dames qui me couchèrent par terre par sonordre, et, après qu’elles m’eurent lié, elle prit un rasoir et eutla barbarie de me couper elle-même les quatre pouces. Une des damesappliqua d’une certaine racine pour arrêter le sang ; maiscela n’empêcha pas que je m’évanouisse par la quantité que j’enavais perdue et par le mal que j’avais souffert.
« Je revins de mon évanouissement, etl’on me donna du vin à boire pour me faire reprendre des forces.« Ah ! madame, dis-je alors à mon épouse, si jamais ilm’arrive de manger d’un ragoût à l’ail, je vous jure qu’au lieud’une fois je me laverai les mains six-vingts fois avec del’alcali, de la cendre de la même plante et du savon. – Hébien ! dit ma femme, à cette condition je veux bien oublier lepassé et vivre avec vous comme avec mon mari. »
« Voilà, messeigneurs, ajouta le marchandde Bagdad en s’adressant à la compagnie, la raison pourquoi vousavez vu que j’ai refusé de manger du ragoût à l’ail qui étaitdevant moi. »
Le jour, qui commençait à paraître, ne permitpas à Scheherazade d’en dire davantage cette nuit ; mais lelendemain elle reprit la parole dans ces termes :