Les Mille et une nuits

CXXXII NUIT.

« Mon voyage fut heureux, poursuivit lejeune homme de Moussoul : j’arrivai au Caire sans avoir faitaucune mauvaise rencontre. J’y trouvai mes oncles, qui furent fortétonnés de me voir. Je leur dis pour excuse que je m’étais ennuyéde les attendre et que, ne recevant d’eux aucunes nouvelles, moninquiétude m’avait fait entreprendre ce voyage. Il me reçurent fortbien et promirent de faire en sorte que mon père ne me sût pasmauvais gré d’avoir quitté Damas sans sa permission. Je logeai aveceux dans le même khan et vis tout ce qu’il y avait de beau à voirau Caire.

« Comme ils avaient achevé de vendreleurs marchandises, ils parlaient de s’en retourner à Moussoul, etils commençaient déjà à faire les préparatifs de leur départ ;mais n’ayant pas vu tout ce que j’avais envie de voir en Égypte, jequittai mes oncles et allai me loger dans un quartier fort éloignéde leur khan, et je ne parus point qu’ils ne fussent partis. Ils mecherchèrent longtemps par toute la ville ; mais, ne metrouvant point, ils jugèrent que le remords d’être venu en Égyptecontre la volonté de mon père m’avait obligé de retourner à Damassans leur en rien dire, et ils partirent dans l’espérance de m’yrencontrer et de me prendre en passant.

« Je restai donc au Caire après leurdépart, et j’y demeurai trois ans pour satisfaire pleinement lacuriosité que j’avais de voir toutes les merveilles de l’Égypte.Pendant ce temps-là, j’eus soin d’envoyer de l’argent au marchandjoaillier en lui mandant de me conserver sa maison, car j’avaisdessein de retourner à Damas et de m’y arrêter encore quelquesannées. Il ne m’arriva point d’aventure au Caire qui mérite de vousêtre racontée, mais vous allez sans doute être fort surpris decelle que j’éprouvai quand je fus de retour à Damas.

« En arrivant en cette ville, j’allaidescendre chez le marchand joaillier, qui me reçut avec joie et quivoulut m’accompagner lui-même jusque dans ma maison pour me fairevoir que personne n’y était entré pendant mon absence. En effet, lesceau était encore en son entier sur la serrure. J’entrai ettrouvai toutes choses dans le même état où je les avaislaissées.

« En nettoyant et en balayant la salle oùj’avais mangé avec les dames, un de mes gens trouva un collier d’oren forme de chaîne, où il y avait d’espace en espace dix perlestrès-grosses et très-parfaites ; il me l’apporta et je lereconnus pour celui que j’avais vu au cou de la jeune dame quiavait été empoisonnée. Je compris qu’il s’était détaché et qu’ilétait tombé sans que je m’en fusse aperçu. Je ne pus le regardersans verser des larmes en me souvenant d’une personne si aimable etque j’avais vue mourir d’une manière si funeste. Je l’enveloppai etle mis précieusement dans mon sein.

« Je passai quelques jours à me remettredes fatigues de mon voyage ; après quoi, je commençai à voirles gens avec qui j’avais fait autrefois connaissance. Jem’abandonnai à toutes sortes de plaisirs, et insensiblement jedépensai tout mon argent. Dans cette situation, au lieu de vendremes meubles, je résolus de me défaire du collier, mais je meconnaissais si peu en perles que je m’y pris fort mal, comme vousl’allez entendre.

« Je me rendis au bezestan, où tirant àpart un crieur, et lui montrant le collier, je lui dis que je levoulais vendre et que je le priais de le faire voir aux principauxjoailliers. Le crieur fut surpris de voir ce bijou :« Ah ! la belle chose ! s’écria-t-il après l’avoirregardé longtemps avec admiration ; jamais nos marchands n’ontrien vu de si riche : je vais leur faire un grand plaisir, etvous ne devez pas douter qu’ils ne le mettent à un haut prix àl’envi l’un de l’autre. » Il me mena à une boutique et il setrouva que c’était celle du propriétaire de ma maison.« Attendez-moi ici, me dit le crieur, je reviendrai bientôtvous apporter la réponse. »

« Tandis qu’avec beaucoup de secret ilalla de marchand en marchand montrer le collier, je m’assis près dujoaillier, qui fut bien aise de me voir, et nous commençâmes à nousentretenir de choses indifférentes. Le crieur revint ; et, meprenant en particulier, au lieu de me dire qu’on estimait lecollier pour le moins mille scherifs, il m’assura qu’on n’envoulait donner que cinquante : « C’est qu’on m’a dit,ajouta-t-il, que les perles étaient fausses ; voyez si vousvoulez le donner à ce prix-là. » Comme je le crus sur saparole, et que j’avais besoin d’argent : « Allez, luidis-je, je m’en rapporte à ce que vous me dites et à ceux qui s’yconnaissent mieux que moi ; livrez-le et m’en apportezl’argent tout à l’heure. »

« Le crieur m’était venu offrir cinquantescherifs de la part du plus riche joaillier du bezestan, quin’avait fait cette offre que pour me sonder et savoir si jeconnaissais bien la valeur de ce que je mettais en vente. Ainsi, iln’eut pas plus tôt appris ma réponse, qu’il mena le crieur avec luichez le lieutenant de police, à qui montrant le collier :« Seigneur, dit-il, voilà un collier qu’on m’a volé, et levoleur, déguisé en marchand, a eu la hardiesse de venir l’exposeren vente, et il est actuellement dans le bezestan. Il se contente,poursuivit-il, de cinquante scherifs pour un joyau qui en vaut deuxmille. Rien ne saurait mieux prouver que c’est unvoleur. »

« Le lieutenant de police m’envoyaarrêter sur-le-champ ; et, lorsque je fus devant lui, il medemanda si le collier qu’il tenait à la main n’était pas celui queje venais de mettre en vente au bezestan. Je lui répondis que oui.Et est-il vrai, reprit-il, que vous le vouliez livrer pourcinquante scherifs ? » J’en demeurai d’accord. « Hébien ! dit-il alors d’un ton moqueur, qu’on lui donne labastonnade, il nous dira bientôt, avec son bel habit de marchand,qu’il n’est qu’un franc voleur : qu’on le batte jusqu’à cequ’il l’avoue. » La violence des coups de bâton me fit faireun mensonge : je confessai, contre la vérité, que j’avais voléle collier, et aussitôt le lieutenant de police me fit couper lamain.

« Cela causa un grand bruit dans lebezestan, et je fus à peine de retour chez moi que je vis arriverle propriétaire de la maison : « Mon fils, me dit-il,vous paraissez un jeune homme si sage et si bien élevé !Comment est-il possible que vous ayez commis une action aussiindigne que celle dont je viens d’entendre parler ? Vousm’avez instruit vous-même de votre bien et je ne doute pas qu’il nesoit tel que vous me l’avez dit. Que ne m’avez-vous demandé del’argent ? je vous en aurais prêté ; mais après ce quivient d’arriver, je ne puis souffrir que vous logiez plus longtempsdans ma maison : prenez votre parti, allez chercher un autrelogement. » Je fus extrêmement mortifié de ces paroles :je priai le joaillier, les larmes aux yeux, de me permettre derester encore trois jours dans sa maison, ce qu’il m’accorda.

« Hélas ! m’écriai-je, quel malheuret quel affront ! Oserai-je retourner à Moussoul ! Toutce que je pourrai dire à mon père sera-t-il capable de luipersuader que je suis innocent ! »

Scheherazade s’arrêta en cet endroit parcequ’elle vit paraître le jour. Le lendemain, elle continua cettehistoire dans ces termes :

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