Les Mille et une nuits

CXXXIV NUIT.

Sire, dit-elle, voici le discours que legouverneur de Damas tint au jeune homme de Moussoul :« Mon fils, dit-il, sachez donc que la première dame qui a eul’effronterie de vous aller chercher jusque chez vous, étaitl’aînée de toutes mes filles. Je l’avais mariée au Caire à un deses cousins, au fils de mon frère. Son mari mourut ; ellerevint chez moi corrompue par mille méchancetés qu’elle avaitapprises en Égypte. Avant son arrivée, sa cadette, qui est morted’une manière si déplorable entre vos bras, était fort sage et nem’avait jamais donné aucun sujet de me plaindre de ses mœurs. Sonaînée fit avec elle une liaison étroite et la rendit insensiblementaussi méchante qu’elle.

« Le jour qui suivit la mort de sacadette, comme je ne la vis pas en me mettant à table, j’endemandai des nouvelles à son aînée, qui était revenue aulogis ; mais, au lieu de me répondre, elle se mit à pleurer siamèrement que j’en conçus un présage funeste. Je la pressai dem’instruire de ce que je voulais savoir : « Mon père, merépondit-elle en sanglotant, je ne puis vous dire autre chose,sinon que ma sœur prit hier son plus bel habit, son beau collier deperles, sortit, et n’a point paru depuis. » Je fis chercher mafille par toute la ville ; mais je ne pus rien apprendre deson malheureux destin. Cependant l’aînée, qui se repentait sansdoute de sa fureur jalouse, ne cessa de s’affliger et de pleurer lamort de sa sœur ; elle se priva même de toute nourriture etmit fin par là à ses déplorables jours.

« Voilà, continua le gouverneur, quelleest la condition des hommes ; tels sont les malheurs auxquelsils sont exposés. Mais, mon fils, ajouta-t-il, comme nous sommestous deux également infortunés, unissons nos déplaisirs, ne nousabandonnons point l’un l’autre. Je vous donne en mariage unetroisième fille que j’ai : elle est plus jeune que ses sœurset ne leur ressemble nullement par sa conduite. Elle a même plus debeauté qu’elles n’en ont eu, et je puis vous assurer qu’elle estd’une humeur propre à vous rendre heureux. Vous n’aurez pas d’autremaison que la mienne, et, après ma mort, vous serez, vous et elle,mes seuls héritiers. – Seigneur, lui dis-je, je suis confus detoutes vos bontés et je ne pourrai jamais vous en marquer assez dereconnaissance. – Brisons là, interrompit-il, ne consumons pas letemps en vains discours. » En disant cela, il fit appeler destémoins et dresser un contrat de mariage ; ensuite j’épousaisa fille sans cérémonie.

« Il ne se contenta pas d’avoir faitpunir le marchand joaillier qui m’avait faussement accusé, il fitconfisquer à mon profit tous ses biens, qui sonttrès-considérables ; enfin, depuis que vous venez chez legouverneur, vous avez pu voir en quelle considération je suisauprès de lui. Je vous dirai de plus qu’un homme envoyé par mesoncles en Égypte, exprès pour m’y chercher, ayant en passantdécouvert que j’étais en cette ville, me remit hier une lettre deleur part. Ils me mandent la mort de mon père et m’invitent à allerrecueillir sa succession à Moussoul ; mais, comme l’allianceet l’amitié du gouverneur m’attachent à lui, et ne me permettentpas de m’en éloigner, j’ai renvoyé l’exprès avec une procurationpour me faire tenir tout ce qui m’appartient. Après ce que vousvenez d’entendre, j’espère que vous me pardonnerez l’incivilité queje vous ai faite durant le cours de ma maladie, en vous présentantla main gauche au lieu de la droite. »

« Voilà, dit le médecin juif au sultan deCasgar, ce que me raconta le jeune homme de Moussoul. Je demeurai àDamas tant que le gouverneur vécut. Après sa mort, comme j’étais àla fleur de mon âge, j’eus la curiosité de voyager. Je parcourustoute la Perse et allai dans les Indes, et enfin je suis venum’établir dans votre capitale, où j’exerce avec honneur laprofession de médecin. »

Le sultan de Casgar trouva cette dernièrehistoire assez agréable. « J’avoue, dit-il au juif, que ce quetu viens de me raconter est extraordinaire ; mais,franchement, l’histoire du bossu l’est encore davantage et bienplus réjouissante ; ainsi n’espère pas que je te donne la vie,non plus qu’aux autres ; je vais vous faire pendre tousquatre. – Attendez, de grâce, sire, s’écria le tailleur ens’avançant et se prosternant aux pieds du sultan : puisquevotre majesté aime les histoires plaisantes, celle que j’ai à luiconter ne lui déplaira pas. – Je veux bien t’écouter aussi, lui ditle sultan ; mais ne te flatte pas que je te laisse vivre, àmoins que tu ne me dises quelque aventure plus divertissante quecelle du bossu. » Alors le tailleur, comme s’il eût été sûr deson fait, prit la parole avec confiance et commença son discoursdans ces termes :

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