Les Mille et une nuits

CXXXV NUIT.

« Nous demeurâmes tous fort surpris de cediscours, continua le tailleur, et nous commençâmes à concevoir unetrès-mauvaise opinion du barbier, sans savoir si le jeune étrangeravait raison de parler de lui dans ces termes. Nous protestâmesmême que nous ne souffririons point à notre table un homme dont onnous faisait un si horrible portrait. Le maître de la maison prial’étranger de nous apprendre le sujet qu’il avait de haïr lebarbier. « Mes seigneurs, nous dit alors le jeune homme, voussaurez que ce maudit barbier est cause que je suis boiteux et qu’ilm’est arrivé la plus cruelle affaire qu’on puisse imaginer ;c’est pourquoi j’ai fait serment d’abandonner tous les lieux où ilserait, et de ne pas demeurer même dans une ville où ildemeurerait : c’est pour cela que je suis sorti de Bagdad, oùje le laissai, et que j’ai fait un si long voyage pour venirm’établir en cette ville, au milieu de la Grande Tartarie, comme enun endroit où je me flattais de ne le voir jamais. Cependant,contre mon attente, je le trouve ici ; cela m’oblige, messeigneurs, à me priver malgré moi de l’honneur de me divertir avecvous. Je veux m’éloigner de votre ville dès aujourd’hui, et m’allercoucher, si je puis, dans des lieux où il ne vienne pas s’offrir àma vue. » En achevant ces paroles, il voulut nousquitter ; mais le maître du logis le retint encore, le suppliade demeurer avec nous et de nous raconter la cause de l’aversionqu’il avait pour le barbier, qui pendant tout ce temps-là avait lesyeux baissés et gardait le silence. Nous joignîmes nos prières àcelles du maître de la maison, et enfin le jeune homme, cédant ànos instances, s’assit sur le sofa et nous raconta ainsi sonhistoire, après avoir tourné le dos au barbier, de peur de levoir :

« Mon père tenait dans la ville de Bagdadun rang à pouvoir aspirer aux premières charges, mais il préfératoujours une vie tranquille à tous les honneurs qu’il pouvaitmériter. Il n’eut que moi d’enfant, et quand il mourut j’avais déjàl’esprit formé et j’étais en âge de disposer des grands biens qu’ilm’avait laissés. Je ne les dissipai point follement, j’en fis unusage qui m’attira l’estime de tout le monde.

« Je n’avais point encore eu depassion ; et, loin d’être sensible à l’amour, j’avouerai,peut-être à ma honte, que j’évitais avec soin le commerce desfemmes. Un jour que j’étais dans une rue, je vis venir devant moiune grande troupe de dames ; pour ne pas les rencontrer,j’entrai dans une petite rue devant laquelle je me trouvais et jem’assis sur un banc près d’une porte. J’étais vis-à-vis d’unefenêtre où il y avait un vase de très-belles fleurs, et j’avais lesyeux attachés dessus lorsque la fenêtre s’ouvrit. Je vis paraîtreune jeune dame dont la beauté m’éblouit. Elle jeta d’abord les yeuxsur moi, et, en arrosant le vase de fleurs d’une main plus blancheque l’albâtre, elle me regarda avec un sourire qui m’inspira autantd’amour pour elle que j’avais eu d’aversion jusque là pour toutesles femmes. Après avoir arrosé ses fleurs et m’avoir lancé unregard plein de charmes qui acheva de me percer le cœur, ellereferma sa fenêtre et me laissa dans un trouble et dans un désordreinconcevable.

« J’y serais demeuré bien longtemps si lebruit que j’entendis dans la rue ne m’eût pas fait rentrer enmoi-même. Je tournai la tête en me levant, et vis que c’était lepremier cadi de la ville, monté sur une mule et accompagné de cinqou six de ses gens. Il mit pied à terre à la porte de la maisondont la jeune dame avait ouvert une fenêtre ; il y entra, cequi me fit juger qu’il était son père.

« Je revins chez moi dans un état biendifférent de celui où j’étais lorsque j’en étais sorti, agité d’unepassion d’autant plus violente que je n’en avais jamais sentil’atteinte. Je me mis au lit avec une grosse fièvre qui répanditune grande affliction dans mon domestique. Mes parents, quim’aimaient, alarmés d’une maladie si prompte, accoururent endiligence et m’importunèrent fort pour en apprendre la cause, queje me gardai bien de leur dire. Mon silence leur causa uneinquiétude que les médecins ne purent dissiper, parce qu’ils neconnaissaient rien à mon mal, qui ne fit qu’augmenter par leursremèdes au lieu de diminuer.

« Mes parents commençaient à désespérerde ma vie lorsqu’une vieille dame de leur connaissance, informée dema maladie, arriva ; elle me considéra avec beaucoupd’attention, et, après m’avoir bien examiné, elle connut, je nesais par quel hasard, le sujet de ma maladie. Elle les prit enparticulier, les pria de la laisser seule avec moi et de faireretirer tous mes gens.

« Tout le monde étant sorti de lachambre, elle s’assit au chevet de mon lit : « Monfils ? me dit-elle, vous vous êtes obstiné jusqu’à présent àcacher la cause de votre mal, mais je n’ai pas besoin que vous mela déclariez : j’ai assez d’expérience pour pénétrer cesecret, et vous ne me désavouerez pas quand je vous aurai dit quec’est l’amour qui vous rend malade. Je puis vous procurer votreguérison, pourvu que vous me fassiez connaître qui est l’heureusedame qui a su toucher un cœur aussi insensible que le vôtre ;car vous avez la réputation de ne pas aimer les dames, et je n’aipas été la dernière à m’en apercevoir ; mais enfin ce quej’avais prévu est arrivé, et je suis ravie de trouver l’occasiond’employer mes talents à vous tirer de peine. »

Mais, sire, dit la sultane Scheherazade en cetendroit, je vois qu’il est jour. Schahriar se leva aussitôt, fortimpatient d’entendre la suite d’une histoire dont il avait écoutéle commencement avec plaisir.

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