Les Mille et une nuits

CXXXVI NUIT.

Sire, dit le lendemain Scheherazade, le jeunenomme boiteux poursuivant son histoire : « La vieilledame, dit-il, m’ayant tenu ce discours, s’arrêta pour entendre maréponse ; mais quoiqu’il eût fait sur moi beaucoupd’impression, je n’osais découvrir le fond de mon cœur. Je metournai seulement du côté de la dame et poussai un grand soupir,sans lui rien dire. « Est-ce la honte, reprit-elle, qui vousempêche de parler, ou si c’est manque de confiance en moi ?Doutez-vous de l’effet de ma promesse ? Je pourrais vous citerune infinité de jeunes gens de votre connaissance qui ont été dansla même peine que vous et que j’ai soulagés. »

« Enfin, la bonne dame me dit tantd’autres choses encore que je rompis le silence. Je lui déclaraimon mal, je lui appris l’endroit où j’avais vu l’objet qui lecausait et lui expliquai toutes les circonstances de monaventure : « Si vous réussissez, lui dis-je, et que vousme procuriez le bonheur de voir cette beauté charmante et del’entretenir de la passion dont je brûle pour elle, vous pouvezcompter sur ma reconnaissance. – Mon fils, me répondit la vieilledame, je connais la personne dont vous me parlez : elle est,comme vous l’avez fort bien jugé, fille du premier cadi de cetteville. Je ne suis point étonnée que vous l’aimiez. C’est la plusbelle et la plus aimable dame de Bagdad ; mais, ce qui mechagrine, elle est très-fière et d’un très-difficile accès. Voussavez combien nos gens de justice sont exacts à faire observer lesdures lois qui retiennent les femmes dans une contrainte sigênante : ils le sont encore davantage à les observereux-mêmes dans leurs familles, et le cadi que vous avez vu est luiseul plus rigide en cela que tous les autres ensemble. Comme ils nefont que prêcher à leurs filles que c’est un grand crime de semontrer aux hommes, elles en sont si fortement prévenues, pour laplupart, qu’elles n’ont des yeux dans les rues que pour seconduire, lorsque la nécessité les oblige à sortir. Je ne dis pasabsolument que la fille du premier cadi soit de cette humeur ;mais cela n’empêche pas que je ne craigne de trouver d’aussi grandsobstacles à vaincre de son côté que de celui de son père. Plût àDieu que vous aimassiez quelque autre dame, je n’aurais pas tant dedifficultés à surmonter que j’en prévois. J’y emploierai néanmoinstout mon savoir-faire, mais il faudra du temps pour y réussir.Cependant ne laissez pas de prendre courage, et ayez de laconfiance en moi. »

« La vieille me quitta, et comme je mereprésentai vivement tous les obstacles dont elle venait de meparler, la crainte que j’eus qu’elle ne réussît pas dans sonentreprise augmenta mon mal. Elle revint le lendemain, et je lussur son visage qu’elle n’avait rien de favorable à m’annoncer. Eneffet, elle me dit : « Mon fils, je ne m’étais pastrompée, j’ai à surmonter autre chose que la vigilance d’un père.Vous aimez un objet insensible qui se plaît à faire brûler d’amourpour elle tous ceux qui s’en laissent charmer ; elle ne veutpas leur donner le moindre soulagement ; elle m’a écoutée avecplaisir tant que je ne lui ai parlé que du mal qu’elle vous faitsouffrir, mais d’abord que j’ai seulement ouvert la bouche pourl’engager à vous permettre de la voir et de l’entretenir, elle m’adit en me jetant un regard terrible : « Vous êtes bienhardie de me faire cette proposition ; je vous défends de merevoir jamais si vous voulez me tenir de pareilsdiscours. »

« Que cela ne vous afflige pas,poursuivit la vieille, je ne suis pas aisée à rebuter, et, pourvuque la patience ne vous manque pas, j’espère que je viendrai à boutde mon dessein. » Pour abréger ma narration, dit le jeunehomme, je vous dirai que cette bonne messagère fit encoreinutilement plusieurs tentatives en ma faveur auprès de la fièreennemie de mon repos. Le chagrin que j’en eus irrita mon mal à unpoint que les médecins m’abandonnèrent absolument. J’étais doncregardé comme un homme qui n’attendait que la mort, lorsque lavieille me vint donner la vie.

« Afin que personne ne l’entendit, elleme dit à l’oreille : « Songez au présent que vous avez àme faire pour la bonne nouvelle que je vous apporte. » Cesparoles produisirent un effet merveilleux : je me levai surmon séant et lui répondis avec transport : « Le présentne vous manquera pas, qu’avez-vous à me dire ? – Mon cherseigneur, reprit-elle, vous n’en mourrez pas, et j’aurai bientôt leplaisir de vous voir en parfaite santé et fort content de moi. Hierlundi j’allai chez la dame que vous aimez et je la trouvai en bonnehumeur. Je pris d’abord un visage triste, je poussai de profondssoupirs en abondance et laissai couler quelques larmes. « Mabonne mère, me dit-elle, qu’avez-vous ? Pourquoiparaissez-vous si affligée ? – Hélas ! ma chère ethonorable dame, lui répondis-je, je viens de chez le jeune seigneurde qui je vous parlais l’autre jour : c’en est fait, il vaperdre la vie pour l’amour de vous ; c’est un grand dommage,je vous assure, et il y a bien de la cruauté de votre part. – Je nesais, répliqua-t-elle, pourquoi vous voulez que je sois cause de samort. Comment puis-je y contribuer ? – Comment ? luirepartis-je. Hé ! ne vous disais-je pas l’autre jour qu’ilétait assis devant votre fenêtre lorsque vous l’ouvrîtes pourarroser votre vase de fleurs ? Il vit ce prodige de beauté,ces charmes que votre miroir vous représente tous les jours ;depuis ce moment, il languit, et son mal s’est tellement augmentéqu’il est enfin réduit au pitoyable état que j’ai l’honneur de vousdire. »

Scheherazade cessa de parler en cet endroit,parce qu’elle vit paraître le jour. La nuit suivante, ellepoursuivit en ces termes l’histoire du jeune boiteux deBagdad :

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