Les Mille et une nuits

CXLVI NUIT.

« Mon frère, continua le barbier, eut dutravail pour cinq ou six jours à faire vingt chemises pour lemeunier, qui lui donna ensuite une autre pièce de toile pour enfaire autant de caleçons. Lorsqu’ils furent achevés, Bacbouc lesporta au meunier, qui lui demanda ce qu’il lui fallait pour sapeine, sur quoi mon frère dit qu’il se contenterait de vingtdrachmes d’argent. Le meunier appela aussitôt la jeune esclave, etlui dit d’apporter le trébuchet pour voir si la monnaie qu’ilallait donner était de poids. L’esclave, qui avait le mot, regardamon frère en colère, pour lui marquer qu’il allait tout gâter s’ilrecevait de l’argent. Il se le tint pour dit ; il refusa d’enprendre, quoiqu’il en eût besoin et qu’il en eût emprunté pouracheter le fil dont il avait cousu les chemises et les caleçons. Ausortir de chez le meunier, il vint me prier de lui prêter de quoivivre, en me disant qu’on ne le payait pas. Je lui donnai quelquemonnaie de cuivre que j’avais dans ma bourse, et cela le fitsubsister durant quelques jours. Il est vrai qu’il ne vivait que debouillie, et qu’encore ne mangeait-il pas tout son saoul.

« Un jour il entra chez le meunier qui,était occupé à faire aller son moulin, et qui, croyant qu’il venaitlui demander de l’argent, lui en offrit ; mais la jeuneesclave, qui était présente, lui fit encore un signe qui l’empêchad’en accepter, et lui fit répondre au meunier qu’il ne venait paspour cela, mais seulement pour s’informer de sa santé. Le meunierl’en remercia et lui donna une robe de dessus à faire. Bacbouc lalui rapporta le lendemain. Le meunier tira sa bourse. La jeuneesclave ne fit en ce moment que regarder mon frère :« Voisin, dit-il au meunier, rien ne presse ; nouscompterons une autre fois. » Ainsi cette pauvre dupe se retiradans sa boutique avec trois grandes maladies ; c’est-à-dire,amoureux, affamé et sans argent.

« La meunière était avare etméchante ; elle ne se contenta pas d’avoir frustré mon frèrede ce qui lui était dû, elle excita son mari à tirer vengeance del’amour qu’il avait pour elle, et voici comme ils s’y prirent. Lemeunier invita Bacbouc un soir à souper, et après l’avoir assez malrégalé, il lui dit : « Frère, il est trop tard pour vousretirer chez vous, demeurez ici. » En parlant de cette sorte,il le mena dans un endroit du moulin où il y avait un lit. Il lelaissa là et se retira avec sa femme dans le lieu où ils avaientcoutume de coucher. Au milieu de la nuit le meunier vint trouvermon frère : « Voisin, lui dit-il, dormez-vous ? Mamule est malade, et j’ai bien du blé à moudre. Vous me feriezbeaucoup de plaisir si vous vouliez tourner le moulin à saplace. » Bacbouc, pour lui marquer qu’il était homme de bonnevolonté, lui répondit qu’il était prêt à lui rendre ceservice ; qu’on n’avait seulement qu’à lui montrer comment ilfallait faire. Alors le meunier l’attacha par le milieu du corps,de même qu’une mule pour faire tourner le moulin, et lui donnantensuite un grand coup de fouet sur les reins : « Marchezvoisin, lui dit-il. – Eh ! pourquoi me frappez-vous ? luidit mon frère. – C’est pour vous encourager, répondit le meunier,car sans cela ma mule ne marche pas. » Bacbouc fut étonné dece traitement ; néanmoins il n’osa s’en plaindre. Quand il eutfait cinq ou six tours il voulut se reposer ; mais le meunierlui donna une douzaine de coups de fouet bien appliqués, en luidisant : « Courage, voisin ; ne vous arrêtez pas, jevous en prie ; il faut marcher sans prendre haleine, autrementvous gâteriez ma farine. »

Scheherazade cessa de parler en cet endroit,parce qu’elle vit qu’il était jour. Le lendemain, elle reprit sondiscours de cette sorte :

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