Les Mille et une nuits

XVI NUIT.

Dinarzade avait tant d’envie d’entendre la finde l’histoire du jeune prince, qu’elle se réveilla cette nuit plustôt qu’à l’ordinaire : « Ma sœur, dit-elle, si vous nedormez pas, je vous prie d’achever l’histoire que vous commençâteshier ; je m’intéresse au sort du jeune prince, et je meurs depeur qu’il ne soit mangé par l’ogresse et ses enfants. »Schahriar ayant marqué qu’il était dans la même crainte :« Hé bien ! sire, dit la sultane, je vais vous tirer depeine.

« Après que la fausse princesse des Indeseut dit au jeune prince de se recommander à Dieu, comme il crutqu’elle ne lui parlait pas sincèrement et qu’elle comptait sur luicomme s’il eût déjà été sa proie, il leva les mains au ciel, etdit : « Seigneur, qui êtes tout-puissant, jetez les yeuxsur moi, et me délivrez de cette ennemie. » À cette prière, lafemme de l’ogre rentra dans la masure, et le prince s’en éloignaavec précipitation. Heureusement il retrouva son chemin, et arrivasain et sauf auprès du roi son père, auquel il raconta de point enpoint le danger qu’il venait de courir par la faute du grand vizir.Le roi, irrité contre ce ministre, le fit étrangler à l’heuremême.

« Sire, poursuivit le vizir du roi grec,pour revenir au médecin Douban, si vous n’y prenez garde, laconfiance que vous avez en lui vous sera funeste ; je sais debonne part que c’est un espion envoyé par vos ennemis pour attenterà la vie de votre majesté. Il vous a guéri, dites-vous ;hé ! qui peut vous en assurer ? Il ne vous a peut-êtreguéri qu’en apparence, et non radicalement. Que sait-on si ceremède, avec le temps, ne produira pas un effetpernicieux ? »

« Le roi grec, qui avait naturellementfort peu d’esprit, n’eut pas assez de pénétration pour s’apercevoirde la méchante intention de son vizir, ni assez de fermeté pourpersister dans son premier sentiment. Ce discours l’ébranla :« Vizir, dit-il, tu as raison ; il peut être venu exprèspour m’ôter la vie ; ce qu’il peut fort bien exécuter par laseule odeur de quelqu’une de ses drogues. Il faut voir ce qu’il està propos de faire dans cette conjoncture. »

« Quand le vizir vit le roi dans ladisposition où il le voulait : « Sire, lui dit-il, lemoyen le plus sûr et le plus prompt pour assurer votre repos etmettre votre vie en sûreté, c’est d’envoyer chercher tout à l’heurele médecin Douban, et de lui faire couper la tête dès qu’il seraarrivé. – Véritablement, reprit le roi, je crois que c’est par làque je dois prévenir son dessein. » En achevant ces paroles,il appela un de ses officiers, et lui ordonna d’aller chercher lemédecin, qui, sans savoir ce que le roi lui voulait, courut aupalais en diligence. « Sais-tu bien, dit le roi en le voyant,pourquoi je te demande ici ? – Non, sire, répondit-il, etj’attends que votre majesté daigne m’en instruire. – Je t’ai faitvenir, reprit le roi, pour me délivrer de toi en te faisant ôter lavie. »

« Il n’est pas possible d’exprimer quelfut l’étonnement du médecin, lorsqu’il entendit prononcer l’arrêtde sa mort : « Sire, dit-il, quel sujet peut avoir votremajesté de me faire mourir ? Quel crime ai-je commis ? –J’ai appris de bonne part, répliqua le roi, que tu es un espion, etque tu n’es venu dans ma cour que pour attenter à ma vie ;mais pour te prévenir, je veux te ravir la tienne. Frappe,ajouta-t-il au bourreau qui était présent, et me délivre d’unperfide qui ne s’est introduit ici que pourm’assassiner. »

« À cet ordre cruel, le médecin jugeabien que les honneurs et les bienfaits qu’il avait reçus luiavaient suscité des ennemis, et que le faible roi s’était laissésurprendre à leurs impostures. Il se repentait de l’avoir guéri desa lèpre ; mais c’était un repentir hors de saison :« Est-ce ainsi, lui disait-il, que vous me récompensez du bienque je vous ai fait ? » Le roi ne l’écouta pas, etordonna une seconde fois au bourreau de porter le coup mortel. Lemédecin eut recours aux prières : « Hélas ! sire,s’écria-il, prolongez-moi la vie, Dieu prolongera la vôtre ;ne me faites pas mourir, de crainte que Dieu ne vous traite de lamême manière ! »

Le pêcheur interrompit son discours en cetendroit, pour adresser la parole au génie : « Hébien ! génie, lui dit-il, tu vois que ce qui se passa alorsentre le roi grec et le médecin Douban, vient tout à l’heure de sepasser entre nous deux. »

« Le roi grec, continua-t-il, au lieud’avoir égard à la prière que le médecin venait de lui faire, en leconjurant au nom de Dieu, lui repartit avec dureté :« Non, non, c’est une nécessité absolue que je te fassepérir : aussi bien pourrais-tu m’ôter la vie plus subtilementencore que tu ne m’as guéri. » Cependant le médecin, fondanten pleurs, et se plaignant pitoyablement de se voir si mal payé duservice qu’il avait rendu au roi, se prépara à recevoir le coup dela mort. Le bourreau lui banda les yeux, lui lia les mains, et semit en devoir de tirer son sabre.

« Alors les courtisans qui étaientprésents, émus de compassion, supplièrent le roi de lui fairegrâce, assurant qu’il n’était pas coupable, et répondant de soninnocence. Mais le roi fut inflexible, et leur parla de sortequ’ils n’osèrent lui répliquer.

« Le médecin étant à genoux, les yeuxbandés, et prêt à recevoir le coup qui devait terminer son sort,s’adressa encore une fois au roi : « Sire, lui dit-il,puisque votre majesté ne veut point révoquer l’arrêt de ma mort, jela supplie du moins de m’accorder la liberté d’aller jusque chezmoi donner ordre à ma sépulture, dire le dernier adieu à mafamille, faire des aumônes, et léguer mes livres à des personnescapables d’en faire un bon usage. J’en ai un, entre autres, dont jeveux faire présent à votre majesté : c’est un livre fortprécieux et très-digne d’être soigneusement gardé dans votretrésor. – Hé ! pourquoi ce livre est-il aussi précieux que tule dis ? répliqua le roi. – Sire, repartit le médecin, c’estqu’il contient une infinité de choses curieuses, dont la principaleest que, quand on m’aura coupé la tête, si votre majesté veut biense donner la peine d’ouvrir le livre au sixième feuillet et lire latroisième ligne de la page à main gauche, ma tête répondra à toutesles questions que vous voudrez lui faire. » Le roi, curieux devoir une chose si merveilleuse, remit sa mort au lendemain, etl’envoya chez lui sous bonne garde.

« Le médecin, pendant ce temps-là, mitordre à ses affaires ; et comme le bruit s’était répandu qu’ildevait arriver un prodige inouï après son trépas, les vizirs, lesémirs[13], les officiers de la garde, enfin toutela cour se rendit le jour suivant dans la salle d’audience pour enêtre témoin.

« On vit bientôt paraître le médecinDouban, qui s’avança jusqu’au pied du trône royal avec un groslivre à la main. Là, il se fit apporter un bassin, sur lequel ilétendit la couverture dont le livre était enveloppé ; etprésentant le livre au roi : « Sire, lui dit-il, prenezs’il vous plaît, ce livre ; et d’abord que ma tête seracoupée, commandez qu’on la pose dans le bassin sur la couverture dulivre ; dès qu’elle y sera, le sang cessera d’en couler :alors vous ouvrirez le livre, et ma tête répondra à toutes vosdemandes. Mais, sire, ajouta-t-il, permettez-moi d’implorer encoreune fois la clémence de votre majesté ; au nom de Dieu,laissez-vous fléchir : je vous proteste que je suis innocent.– Tes prières, répondit le roi, sont inutiles ; et quand ce neserait que pour entendre parler ta tête après ta mort, je veux quetu meures. » En disant cela, il prit le livre des mains dumédecin, et ordonna au bourreau de faire son devoir.

« La tête fut coupée si adroitement,qu’elle tomba dans le bassin ; et elle fut à peine posée surla couverture, que le sang s’arrêta. Alors, au grand étonnement duroi et de tous les spectateurs, elle ouvrit les yeux, et, prenantla parole : « Sire, dit-elle, que votre majesté ouvre lelivre. » Le roi l’ouvrit, et trouvant que le premier feuilletétait comme collé contre le second, pour le tourner avec plus defacilité, il porta le doigt à sa bouche et le mouilla de sa salive.Il fit la même chose jusqu’au sixième feuillet ; et ne voyantpas d’écriture à la page indiquée : « Médecin, dit-il àla tête, il n’y a rien d’écrit. – Tournez encore quelquesfeuillets, » repartit la tête. Le roi continua d’en tourner, enportant toujours le doigt à sa bouche, jusqu’à ce que le poison,dont chaque feuillet était imbu, venant à faire son effet, ceprince se sentit tout à coup agité d’un transportextraordinaire ; sa vue se troubla, et il se laissa tomber aupied de son trône avec de grandes convulsions… »

À ces mots, Scheherazade apercevant le jour,en avertit le sultan, et cessa de parler : « Ah ! machère sœur, dit alors Dinarzade, que je suis fâchée que vous n’ayezpas le temps d’achever cette histoire ! Je serais inconsolablesi vous perdiez la vie aujourd’hui. – Ma sœur, répondit la sultane,il en sera ce qu’il plaira au sultan ; mais il faut espérerqu’il aura la bonté de suspendre ma mort jusqu’à demain. »Effectivement, Schahriar, loin d’ordonner son trépas ce jour-là,attendit la nuit prochaine avec impatience, tant il avait d’envied’apprendre la fin de l’histoire du roi grec, et la suite de celledu pêcheur et du génie.

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