Les Mille et une nuits

XX NUIT.

Ma chère sœur, s’écria Dinarzade, suivant sacoutume, si vous ne dormez pas, je vous prie de poursuivre etd’achever le beau conte du pêcheur. La sultane prit aussitôt laparole, et parla en ces termes :

Sire, après que les quatre poissons eurentrépondu à la jeune dame, elle renversa encore la casserole d’uncoup de baguette, et se retira dans le même endroit de la murailled’où elle était sortie. Le grand vizir ayant été témoin de ce quis’était passé : « Cela est trop surprenant, dit-il, ettrop extraordinaire, pour en faire un mystère au sultan ; jevais de ce pas l’informer de ce prodige. » En effet, il l’allatrouver, et lui fit un rapport fidèle.

Le sultan, fort surpris, marqua beaucoupd’empressement de voir cette merveille. Pour cet effet, il envoyachercher le pêcheur : « Mon ami, lui dit-il, nepourrais-tu pas m’apporter encore quatre poissons de différentescouleurs ? » Le pêcheur répondit au sultan que si samajesté voulait lui accorder trois jours pour faire ce qu’elledésirait, il se promettait de la contenter. Les ayant obtenus, ilalla à l’étang pour la troisième fois, et il ne fut pas moinsheureux que les deux autres : car, du premier coup de filet.il prit quatre poissons de couleurs différentes. Il ne manqua pasde les porter à l’heure même au sultan, qui en eut d’autant plus dejoie, qu’il ne s’attendait pas à les avoir si tôt, et qui lui fitdonner encore quatre cents pièces d’or de sa monnaie.

D’abord que le sultan eut les poissons, il lesfit porter dans son cabinet avec tout ce qui était nécessaire pourles faire cuire. Là, s’étant enfermé avec son grand vizir, ceministre les habilla, les mit ensuite sur le feu dans unecasserole, et quand ils furent cuits d’un côté, il les retourna del’autre. Alors le mur du cabinet s’entr’ouvrit ; mais au lieude la jeune dame, ce fut un noir qui en sortit. Ce noir avait unhabillement d’esclave ; il était d’une grosseur et d’unegrandeur gigantesques, et tenait un gros bâton vert à la main. Ils’avança jusqu’à la casserole, et touchant de son bâton un despoissons, il lui dit d’une voix terrible : « Poisson,poison, es-tu dans ton devoir ? » À ces mots, lespoissons levèrent la tête, et répondirent : « Oui, oui,nous y sommes ; si vous comptez, nous comptons ; si vouspayez vos dettes, nous payons les nôtres ; si vous fuyez, nousvainquons et nous sommes contents. »

Les poissons eurent à peine achevé cesparoles, que le noir renversa la casserole au milieu du cabinet etréduisit les poissons en charbon. Cela étant fait, il se retirafièrement, et rentra dans l’ouverture du mur, qui se referma et quiparut dans le même état qu’auparavant : « Après ce que jeviens de voir, dit le sultan à son grand vizir, il ne me sera paspossible d’avoir l’esprit en repos. Ces poissons, sans doute,signifient quelque chose d’extraordinaire dont je veux êtreéclairci. » Il envoya chercher le pêcheur ; on le luiamena : « Pêcheur, lui dit-il, les poissons que tu nousas apportés me causent bien de l’inquiétude. En quel endroit lesas-tu pêchés ? – Sire, répondit-il, je les ai pêchés dans unétang qui est situé entre quatre collines, au delà de la montagneque l’on voit d’ici. – Connaissez-vous cet étang ? dit lesultan au vizir. – Non, sire, répondit le vizir, je n’en ai mêmejamais ouï parler ; il y a pourtant soixante ans que je chasseaux environs et au delà de cette montagne. » Le sultan demandaau pêcheur à quelle distance de son palais était l’étang ; lepêcheur assura qu’il n’y avait pas plus de trois heures de chemin.Sur cette assurance, et comme il restait encore assez de jour poury arriver avant la nuit, le sultan commanda à toute sa cour demonter à cheval, et le pêcheur leur servit de guide.

Ils montèrent tous la montagne ; et à ladescente, ils virent avec beaucoup de surprise une vaste plaine quepersonne n’avait remarquée jusqu’alors. Enfin ils arrivèrent àl’étang, qu’ils trouvèrent effectivement situé entre quatrecollines, comme le pêcheur l’avait rapporté. L’eau en était sitransparente, qu’ils remarquèrent que tous les poissons étaientsemblables à ceux que le pêcheur avait apportés au palais.

Le sultan s’arrêta sur le bord de l’étang, etaprès avoir quelque temps regardé les poissons avec admiration, ildemanda à ses émirs et à tous ses courtisans s’il était possiblequ’ils n’eussent pas encore vu cet étang ; qui était si peuéloigné de la ville. Ils lui répondirent qu’ils n’en avaient jamaisétendu parler : « Puisque vous convenez tous, leurdit-il, que vous n’en avez jamais ouï parler, et que je ne suis pasmoins étonné que vous de cette nouveauté, je suis résolu de ne pasrentrer dans mon palais que je n’aie su pour quelle raison cetétang se trouve ici, et pourquoi il n’y a dedans que des poissonsde quatre couleurs. » Après avoir dit ces paroles, il ordonnade camper, et aussitôt son pavillon et les tentes de sa maisonfurent dressés sur les bords de l’étang.

À l’entrée de la nuit, le sultan, retiré sousson pavillon, parla en particulier à son grand vizir, et luidit : « Vizir, j’ai l’esprit dans une étrangeinquiétude : cet étang transporté dans ces lieux, ce noir quinous est apparu dans mon cabinet, ces poissons que nous avonsentendus parler, tout cela irrite tellement ma curiosité, que je nepuis résister à l’impatience de la satisfaire. Pour cet effet, jemédite un dessein que je veux absolument exécuter. Je vais seulm’éloigner de ce camp ; je vous ordonne de tenir mon absencesecrète ; demeurez sous mon pavillon ; et demain matin,quand mes émirs et mes courtisans se présenteront à l’entrée,renvoyez-les, en leur disant que j’ai une légère indisposition, etque je veux être seul. Les jours suivants vous continuerez de leurdire la même chose, jusqu’à ce que je sois de retour. »

Le grand vizir dit plusieurs choses au sultan,pour tâcher de le détourner de son dessein : il lui représentale danger auquel il s’exposait, et la peine qu’il allait prendrepeut-être inutilement. Mais il eut beau épuiser toute sonéloquence, le sultan ne quitta point sa résolution, et se prépara àl’exécuter. Il prit un habillement commode pour marcher à pied, ilse munit d’un sabre, et dès qu’il vit que tout était tranquilledans son camp, il partit sans être accompagné de personne.

Il tourna ses pas vers une des collines, qu’ilmonta sans beaucoup de peine. Il en trouva la descente encore plusaisée ; et lorsqu’il fut dans la plaine, il marcha jusqu’aulever du soleil. Alors apercevant de loin devant lui un grandédifice, il s’en réjouit, dans l’espérance d’y pouvoir apprendre cequ’il voulait savoir. Quand il en fut près, il remarqua que c’étaitun palais magnifique, ou plutôt un château très-fort, d’un beaumarbre noir poli, et couvert d’un acier fin et uni comme une glacede miroir. Ravi de n’avoir pas été longtemps sans rencontrerquelque chose digne au moins de sa curiosité, il s’arrêta devant lafaçade du château et la considéra avec beaucoup d’attention.

Il s’avança ensuite jusqu’à la porte, quiétait à deux battants, dont l’un était ouvert. Quoiqu’il fût libred’entrer, il crut néanmoins devoir frapper. Il frappa un coup assezlégèrement et attendit quelque temps ; mais ne voyant venirpersonne, il s’imagina qu’on ne l’avait point entendu : c’estpourquoi il frappa un second coup plus fort ; mais ne voyantni n’entendant venir personne, il redoubla : personne ne parutencore. Cela le surprit extrêmement, car il ne pouvait penser qu’unchâteau si bien entretenu fût abandonné : « S’il n’y apersonne, disait-il en lui-même, je n’ai rien à craindre ; ets’il y a quelqu’un, j’ai de quoi me défendre. »

Enfin le sultan entra, et s’avançant sous levestibule : « N’y a-t-il personne ici, s’écria-t-il, pourrecevoir un étranger qui aurait besoin de se rafraîchir enpassant ? » Il répéta la même chose deux ou troisfois ; mais, quoiqu’il parlât fort haut, personne ne luirépondit. Ce silence augmenta son étonnement. Il passa dans unecour très-spacieuse, et regardant de tous côtés pour voir s’il nedécouvrirait point quelqu’un, il n’aperçut pas le moindre êtrevivant…

Mais, sire, dit Scheherazade en cet endroit,le jour, qui paraît, vient m’imposer silence. – Ah ! ma sœur,dit Dinarzade, vous nous laissez au plus bel endroit ! – Ilest vrai, répondit la sultane ; mais, ma sœur, vous en voyezla nécessité. Il ne tiendra qu’au sultan mon seigneur que vousn’entendiez le reste demain. Ce ne fut pas tant pour faire plaisirà Dinarzade que Schahriar laissa vivre encore la sultane, que pourcontenter la curiosité qu’il avait d’apprendre ce qui se passeraitdans ce château.

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