Les Mille et une nuits

XXX NUIT.

Le lendemain, Dinarzade, réveillée parl’impatience d’entendre la suite de l’histoire commencée, dit à lasultane : Au nom de Dieu, ma sœur, si vous ne dormez pas, jevous prie de nous conter ce que firent ces trois belles dames detoutes les provisions qu’Amine avait achetées. – Vous l’allezsavoir, répondit Scheherazade, si vous voulez m’écouter avecattention. En même temps elle reprit ce conte dans cestermes :

Le porteur, très-satisfait de l’argent qu’onlui avait donné, devait prendre son panier et se retirer ;mais il ne put s’y résoudre : il se sentait malgré lui arrêtépar le plaisir de voir trois beautés si rares, et qui luiparaissaient également charmantes ; car Amine avait aussi ôtéson voile, et il ne la trouvait pas moins belle que les autres. Cequ’il ne pouvait comprendre, c’est qu’il ne voyait aucun homme danscette maison. Néanmoins la plupart des provisions qu’il avaitapportées, comme les fruits secs et les différentes sortes degâteaux et de confitures, ne convenaient proprement qu’à des gensqui voulaient boire et se réjouir.

Zobéide crut d’abord que le porteur s’arrêtaitpour prendre haleine ; mais voyant qu’il demeurait troplongtemps : « Qu’attendez-vous ? lui dit-elle ;n’êtes-vous pas payé suffisamment ? Ma sœur, ajouta-t-elle, ens’adressant à Amine, donnez-lui encore quelque chose : qu’ils’en aille content. – Madame, répondit le porteur, ce n’est pascela qui me retient ; je ne suis que trop payé de ma peine. Jevois bien que j’ai commis une incivilité en demeurant ici plus queje ne devais ; mais j’espère que vous aurez la bonté de lapardonner à l’étonnement où je suis de ne voir aucun homme avectrois dames d’une beauté si peu commune. Une compagnie de femmessans hommes est pourtant une chose aussi triste qu’une compagnied’hommes sans femmes. » Il ajouta à ce discours plusieurschoses fort plaisantes pour prouver ce qu’il avançait. Il n’oubliapas de citer ce qu’on disait à Bagdad : qu’on n’est pas bien àtable, si l’on n’y est quatre ; et enfin il finit en concluantque puisqu’elles étaient trois, elles avaient besoin d’unquatrième.

Les dames se prirent à rire du raisonnement duporteur. Après cela, Zobéide lui dit d’un air sérieux :« Mon ami, vous poussez un peu trop loin votreindiscrétion ; mais, quoique vous ne méritiez pas que j’entredans aucun détail avec vous, je veux bien, toutefois, vous dire quenous sommes trois sœurs, qui faisons si secrètement nos affairesque personne n’en sait rien : nous avons un trop grand sujetde craindre d’en faire part à des indiscrets ; et un bonauteur que nous avons lu, dit : « Garde ton secret et nele révèle à personne : qui le révèle n’en est plus le maître.Si ton sein ne peut contenir ton secret, comment le sein de celui àqui tu l’auras confié pourra-t-il le contenir ? »

« – Mesdames, reprit le porteur, à votreair seulement, j’ai jugé d’abord que vous étiez des personnes d’unmérite très-rare ; et je m’aperçois que je ne me suis pastrompé. Quoique la fortune ne m’ait pas donné assez de biens pourm’élever à une profession au-dessus de la mienne, je n’ai paslaissé de cultiver mon esprit autant que je l’ai pu, par la lecturedes livres de science et d’histoire ; et vous me permettrez,s’il vous plaît, de vous dire que j’ai lu aussi dans un autreauteur une maxime que j’ai toujours heureusement pratiquée :« Nous ne cachons notre secret, dit-il, qu’à des gens reconnusde tout le monde pour des indiscrets qui abuseraient de notreconfiance ; mais nous ne faisons nulle difficulté de ledécouvrir aux sages, parce que nous sommes persuadés qu’ils saurontle garder. » Le secret, chez moi, est dans une aussi grandesûreté que s’il était dans un cabinet dont la clef fût perdue et laporte bien scellée. »

Zobéide connut que le porteur ne manquait pasd’esprit ; mais jugeant qu’il avait envie d’être du régalqu’elles voulaient se donner, elle lui repartit en souriant :« Vous savez que nous nous préparons à nous régaler ;mais vous savez en même temps que nous avons fait une dépenseconsidérable, et il ne serait pas juste que, sans y contribuer,vous fussiez de la partie. » La belle Safie appuya lesentiment de sa sœur : « Mon ami, dit-elle au porteur,n’avez-vous jamais ouï dire ce que l’on dit assezcommunément : « Si vous apportez quelque chose, vousserez quelque chose avec nous ; si vous n’apportez rien,retirez-vous avec rien ? »

Le porteur, malgré sa rhétorique, auraitpeut-être été obligé de se retirer avec confusion, si Amine,prenant fortement son parti, n’eût dit à Zobéide et à Safie :« Mes chères sœurs, je vous conjure de permettre qu’il demeureavec nous : il n’est pas besoin de vous dire qu’il nousdivertira ; vous voyez bien qu’il en est capable. Je vousassure que sans sa bonne volonté, sa légèreté et son courage à mesuivre, je n’aurais pu venir à bout de faire tant d’emplettes en sipeu de temps. D’ailleurs, si je vous répétais toutes les douceursqu’il m’a dites en chemin, vous seriez peu surprises de laprotection que je lui donne. »

À ces paroles d’Amine, le porteur, transportéde joie, se laissa tomber sur les genoux, et baisa la terre auxpieds de cette charmante personne ; et en se relevant :« Mon aimable dame, lui dit-il, vous avez commencé aujourd’huimon bonheur, vous y mettez le comble par une action sigénéreuse ; je ne puis assez vous témoigner ma reconnaissance.Au reste, mesdames, ajouta-t-il en s’adressant aux trois sœursensemble, puisque vous me faites un si grand honneur, ne croyez pasque j’en abuse, et que je me considère comme un homme qui lemérite ; non, je me regarderai toujours comme le plus humblede vos esclaves. » En achevant ces mots, il voulut rendrel’argent qu’il avait reçu ; mais la grave Zobéide lui ordonnade le garder : « Ce qui est une fois sorti de nos mains,dit-elle pour récompenser ceux qui nous ont rendu service, n’yretourne plus… »

L’aurore, qui parut, vint en cet endroitimposer silence à Scheherazade.

Dinarzade, qui l’écoutait avec beaucoupd’attention, en fut fort fâchée ; mais elle eut sujet de s’enconsoler, parce que le sultan, curieux de savoir ce qui sepasserait entre les trois belles dames et le porteur, remit lasuite de cette histoire à la nuit suivante, et se leva pour allers’acquitter de ses fonctions ordinaires.

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