Les Mille et une nuits

XXXIV NUIT.

Dinarzade, aussi curieuse que le sultand’apprendre ce que produirait l’arrivée du calife chez les troisdames, n’oublia pas de réveiller la sultane de fort bonne heure. Sivous ne dormez pas, ma sœur, lui dit-elle, je vous supplie dereprendre l’histoire des calenders. Scheherazade aussitôt lapoursuivit de cette sorte avec la permission du sultan.

Le calife, son grand vizir et le chef de seseunuques, ayant été introduits par la belle Safie, saluèrent lesdames et les calenders avec beaucoup de civilité. Les dames lesreçurent de même, les croyant marchands, et Zobéide, comme laprincipale, leur dit d’un air grave et sérieux qui luiconvenait : « Vous êtes les bienvenus ; mais, avanttoutes choses, ne trouvez pas mauvais que nous vous demandions unegrâce. – Hé ! quelle grâce, madame ? répondit levizir ; peut-on refuser quelque chose à de si bellesdames ? – C’est, reprit Zobéide, de n’avoir que des yeux etpoint de langue ; de ne nous pas faire des questions sur quoique vous puissiez voir, pour en apprendre la cause, et de ne pointparler de ce qui ne vous regardera pas, de crainte que vousn’entendiez ce qui ne vous serait pas agréable. – Vous serez obéie,madame, repartit le vizir. Nous ne sommes ni censeurs, ni curieuxindiscrets : c’est bien assez que nous ayons attention à cequi nous regarde, sans nous mêler de ce qui ne nous regardepas. » À ces mots chacun s’assit, la conversation se lia etl’on recommença de boire en faveur des nouveaux venus.

Pendant que le vizir Giafar entretenait lesdames, le calife ne pouvait cesser d’admirer leur beautéextraordinaire, leur bonne grâce, leur humeur enjouée et leuresprit. D’un autre côté, rien ne lui paraissait plus surprenant queles calenders, tous trois borgnes de l’œil droit. Il se seraitvolontiers informé de cette singularité ; mais la conditionqu’on venait d’imposer à lui et à sa compagnie l’empêcha d’enparler. Avec cela, quand il faisait réflexion à la richesse desmeubles, à leur arrangement bien entendu et à la propreté de cettemaison, il ne pouvait se persuader qu’il n’y eût pas del’enchantement.

L’entretien étant tombé sur lesdivertissements et les différentes manières de se réjouir, lescalenders se levèrent et dansèrent à leur mode une danse quiaugmenta la bonne opinion que les dames avaient déjà conçue d’eux,et qui leur attira l’estime du calife et de sa compagnie.

Quand les trois calenders eurent achevé leurdanse, Zobéide se leva, et prenant Amine par la main :« Ma sœur, lui dit-elle, levez-vous ; la compagnie netrouvera pas mauvais que nous ne nous contraignions point, et leurprésence n’empêchera pas que nous ne fassions ce que nous avonscoutume de faire. » Amine, qui comprit ce que sa sœur voulaitdire, se leva et emporta les plats, la table, les flacons, lestasses et les instruments dont les calenders avaient joué.

Safie ne demeura pas à rien faire : ellebalaya la salle, mit à sa place tout ce qui était dérangé, mouchales bougies et y appliqua d’autres bois d’aloès et d’autre ambregris. Cela étant fait, elle pria les trois calenders de s’asseoirsur le sofa d’un côté, et le calife de l’autre avec sa compagnie. Àl’égard du porteur, elle lui dit : « Levez-vous, et vouspréparez à nous prêter la main à ce que nous allons faire ; unhomme tel que vous, qui est comme de la maison, ne doit pasdemeurer dans l’inaction. »

Le porteur avait un peu cuvé son vin : ilse leva promptement, et après avoir attaché le bas de sa robe à saceinture : « Me voilà prêt, dit-il ; de quois’agit-il ? – Cela va bien, répondit Safie, attendez que l’onvous parle ; vous ne serez pas longtemps les brascroisés. » Peu de temps après, on vit paraître Amine avec unsiège, qu’elle posa au milieu de la salle. Elle alla ensuite à laporte d’un cabinet, et l’ayant ouverte, elle fit signe au porteurde s’approcher. « Venez, lui dit-elle, et m’aidez. » Ilobéit, et y étant entré avec elle, il en sortit un moment aprèssuivi de deux chiennes noires, dont chacune avait un collierattaché à une chaîne qu’il tenait, et qui paraissaient avoir étémaltraitées à coups de fouet. Il s’avança avec elles au milieu dela salle.

Alors Zobéide, qui s’était assise entre lescalenders et le calife, se leva et marcha gravement jusqu’où étaitle porteur. « Ça, dit-elle en poussant un grand soupir,faisons notre devoir. » Elle se retroussa les bras jusqu’aucoude, et après avoir pris un fouet que Safie lui présenta :« Porteur, dit-elle, remettez une de ces deux chiennes à masœur Amine, et approchez-vous de moi avec l’autre. »

Le porteur fit ce qu’on lui commandait, etquand il se fut approché de Zobéide, la chienne qu’il tenaitcommença de faire des cris et se tourna vers Zobéide en levant latête d’une manière suppliante. Mais Zobéide, sans avoir égard à latriste contenance de la chienne, qui faisait pitié, ni à ses cris,qui remplissaient toute la maison, lui donna des coups de fouet àperte d’haleine, et lorsqu’elle n’eut plus la force de lui endonner davantage, elle jeta le fouet par terre ; puis, prenantla chaîne de la main du porteur, elle leva la chienne par lespattes, et, se mettant toutes deux à se regarder d’un air triste ettouchant, elles pleurèrent l’une et l’autre. Enfin Zobéide tira sonmouchoir, essuya les larmes de la chienne, la baisa, et remettantla chaîne au porteur : « Allez, lui dit-elle, ramenez-laoù vous l’avez prise, et amenez-moi l’autre. »

Le porteur ramena la chienne fouettée aucabinet, et en revenant il prit l’autre des mains d’Amine et l’allaprésenter à Zobéide, qui l’attendait. « Tenez-la comme lapremière, » lui dit-elle ; puis ayant repris le fouet, elle lamaltraita de la même manière. Elle pleura ensuite avec elle, essuyases pleurs, la baisa et la remit au porteur, à qui l’agréable Amineépargna la peine de la remettre au cabinet, car elle s’en chargeaelle-même.

Cependant les trois calenders, le calife et sacompagnie furent extraordinairement étonnés de cette exécution. Ilsne pouvaient comprendre comment Zobéide, après avoir fouetté avectant de furie les deux chiennes, animaux immondes, selon lareligion musulmane, pleurait ensuite avec elles, leur essuyait leslarmes et les baisait. Ils en murmuraient en eux-mêmes. Le califesurtout, plus impatient que les autres, mourait d’envie de savoirle sujet d’une action qui lui paraissait si étrange, et ne cessaitde faire signe au vizir de parler pour s’en informer. Mais le vizirtournait la tête d’un autre côté, jusqu’à ce que, pressé par dessignes si souvent réitérés il répondit par d’autres signes que cen’était pas le temps de satisfaire sa curiosité.

Zobéide demeura quelque temps à la même placeau milieu de la salle, comme pour se remettre de la fatigue qu’ellevenait de se donner en fouettant les deux chiennes. « Ma chèresœur, lui dit la belle Safie, ne vous plaît-il pas de retourner àvotre place, afin qu’à mon tour je fasse aussi monpersonnage ? – Oui, répondit Zobéide. » En disant cela,elle alla s’asseoir sur le sofa, ayant à sa droite le calife,Giafar et Mesrour, et à sa gauche les trois calenders et leporteur… Sire, dit en cet endroit Scheherazade, ce que votremajesté vient d’entendre doit sans doute lui paraîtremerveilleux ; mais ce qui reste à raconter l’est encore biendavantage. Je suis persuadée que vous en conviendrez la nuitprochaine, si vous voulez bien me permettre de vous achever cettehistoire. Le sultan y consentit, et se leva parce qu’il étaitjour.

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