Les Mille et une nuits

XXXVIII NUIT.

Si vous ne dormez pas, ma sœur, s’écriaDinarzade le lendemain avant le jour, je vous supplie de continuerl’histoire du premier calender. Schahriar ayant aussi témoigné à lasultane qu’elle lui ferait plaisir de poursuivre ce conte, elle enreprit le fil dans ces termes :

« Madame, dit le calender à Zobéide, jene pus tirer autre chose du prince mon cousin, et je fus obligé deprendre congé de lui. En m’en retournant au palais du roi mononcle, les vapeurs du vin me montaient à la tête. Je ne laissai pasnéanmoins de gagner mon appartement et de me coucher. Le lendemainà mon réveil, faisant réflexion sur ce qui m’était arrivé la nuit,et après avoir rappelé toutes les circonstances d’une aventure sisingulière, il me sembla que c’était un songe. Prévenu de cettepensée, j’envoyai savoir si le prince mon cousin était en étatd’être vu. Mais lorsqu’on me rapporta qu’il n’avait pas couché chezlui, qu’on ne savait ce qu’il était devenu, et qu’on en était forten peine, je jugeai bien que l’étrange événement du tombeau n’étaitque trop véritable. J’en fus vivement affligé, et, me dérobant àtout le monde, je me rendis secrètement au cimetière public, où ily avait une infinité de tombeaux semblables à celui que j’avais vu.Je passai la journée à les considérer l’un après l’autre ;mais je ne pus démêler celui que je cherchais, et je fis durantquatre jours la même recherche inutilement.

« Il faut savoir que pendant ce temps-làle roi mon oncle était absent. Il y avait plusieurs jours qu’ilétait à la chasse. Je m’ennuyai de l’attendre, et après avoir priéses ministres de lui faire mes excuses à son retour, je partis deson palais pour me rendre à la cour de mon père, dont je n’avaispas coutume d’être éloigné si longtemps. Je laissai les ministresdu roi mon oncle fort en peine d’apprendre ce qu’était devenu leprince mon cousin. Mais pour ne pas violer le serment que j’avaisfait de lui garder le secret, je n’osai les tirer d’inquiétude etne voulus rien leur communiquer de ce que je savais.

« J’arrivai à la capitale, où le roi monpère faisait sa résidence, et, contre l’ordinaire, je trouvai à laporté de son palais une grosse garde dont je fus environné enentrant. J’en demandai la raison, et l’officier, prenant la parole,me répondit : « Prince, l’armée a reconnu le grand vizirà la place du roi votre père, qui n’est plus, et je vous arrêteprisonnier, de la part du nouveau roi. » À ces mots, lesgardes se saisirent de moi et me conduisirent devant le tyran.Jugez, madame, de ma surprise et de ma douleur.

« Ce rebelle vizir avait conçu pour moiune forte haine, qu’il nourrissait depuis longtemps. En voici lesujet. Dans ma plus tendre jeunesse, j’aimais à tirer del’arbalète : j’en tenais une un jour au haut du palais, sur laterrasse, et je me divertissais à en tirer. Il se présenta unoiseau devant moi, je mirai à lui, mais je le manquai, et la balle,par hasard, alla donner droit contre l’œil du vizir, qui prenaitl’air sur la terrasse de sa maison, et le creva. Lorsque j’apprisce malheur, j’en fis faire des excuses au vizir, et je lui en fismoi-même ; mais il ne laissa pas d’en conserver un vifressentiment, dont il me donnait des marques quand l’occasion s’enprésentait. Il le fit éclater d’une manière barbare quand il me viten son pouvoir. Il vint à moi comme un furieux d’abord qu’ilm’aperçut, et, enfonçant ses doigts dans mon œil droit, ill’arracha lui-même. Voilà par quelle aventure je suis borgne.

« Mais l’usurpateur ne borna pas là sacruauté. Il me fit enfermer dans une caisse et ordonna au bourreaude me porter en cet état fort loin du palais, et de m’abandonneraux oiseaux de proie après m’avoir coupé la tête. Le bourreau,accompagné d’un autre homme, monta à cheval, chargé de la caisse,et s’arrêta dans la campagne pour exécuter son ordre. Mais je fissi bien par mes prières et par mes larmes, que j’excitai sacompassion. « Allez, me dit-il, sortez promptement du royaumeet gardez-vous bien d’y revenir, car vous y rencontreriez votreperte et vous seriez cause de la mienne. » Je le remerciai dela grâce qu’il me faisait, et je ne fus pas plus tôt seul, que jeme consolai d’avoir perdu mon œil en songeant que j’avais évité unplus grand malheur.

« Dans l’état où j’étais, je ne faisaispas beaucoup de chemin. Je me retirais en des lieux écartés pendantle jour, et je marchais la nuit autant que mes forces me lepouvaient permettre. J’arrivai enfin dans les états du roi mononcle, et je me rendis à sa capitale.

« Je lui fis un long détail de la causetragique de mon retour et du triste état où il me voyait.« Hélas ! s’écria-t-il, n’était-ce pas assez d’avoirperdu mon fils ! fallait-il que j’apprisse encore la mort d’unfrère qui m’était cher, et que je vous visse dans le déplorableétat où vous êtes réduit ! » Il me marqua l’inquiétude oùil était de n’avoir reçu aucune nouvelle du prince son fils,quelques perquisitions qu’il en eût fait faire et quelque diligencequ’il y eût apportée. Ce malheureux père pleurait à chaudes larmesen me parlant, et il me parut tellement affligé que je ne pusrésister à sa douleur. Quelque serment que j’eusse fait au princemon cousin, il me fut impossible de le garder. Je racontai au roison père tout ce que je savais.

« Le roi m’écouta avec quelque sorte deconsolation, et quand j’eus achevé : « Mon neveu, medit-il, le récit que vous venez de me faire me donne quelqueespérance. J’ai su que mon fils faisait bâtir ce tombeau, et jesais à peu près en quel endroit. Avec l’idée qui vous en estrestée, je me flatte que nous le trouverons. Mais puisqu’il l’afait faire secrètement et qu’il a exigé de vous le secret, je suisd’avis que nous l’allions chercher tous deux seuls, pour éviterl’éclat. » Il avait une autre raison, qu’il ne disait pas,d’en vouloir dérober la connaissance à tout le monde. C’était uneraison très-importante, comme la suite de mon discours le feraconnaître.

« Nous nous déguisâmes l’un et l’autre,et nous sortîmes par une porte du jardin qui ouvrait sur lacampagne. Nous fûmes assez heureux pour trouver bientôt ce que nouscherchions. Je reconnus le tombeau et j’en eus d’autant plus dejoie que je l’avais en vain cherché longtemps. Nous y entrâmes, etnous trouvâmes la trappe de fer abattue sur l’entrée de l’escalier.Nous eûmes de la peine à la lever, parce que le prince l’avaitscellée en dedans avec le plâtre et l’eau dont j’ai parlé ;mais enfin nous la levâmes.

« Le roi mon oncle descendit le premier.Je le suivis, et nous descendîmes environ cinquante degrés. Quandnous fûmes au bas de l’escalier, nous nous trouvâmes dans uneespèce d’antichambre remplie d’une fumée épaisse et de mauvaiseodeur, dont la lumière que rendait un très-beau lustre étaitobscurcie.

« De cette antichambre nous passâmes dansune chambre fort grande, soutenue de grosses colonnes et éclairéede plusieurs autres lustres. Il y avait une citerne au milieu, etl’on voyait plusieurs sortes de provisions de bouche rangées d’uncôté. Nous fûmes assez surpris de n’y voir personne. Il y avait enface un sopha assez élevé, où l’on montait par quelques degrés, etau-dessus duquel paraissait un lit fort large dont les rideauxétaient fermés. Le roi monta, et les ayant ouverts, il aperçut leprince son fils et la dame couchés ensemble, mais brûlés et changésen charbon, comme si on les eût jetés dans un grand feu et qu’onles en eût retirés avant que d’être consumés.

Ce qui me surprit plus que toute autre chose,c’est qu’à ce spectacle, qui faisait horreur, le roi mon oncle, aulieu de témoigner de l’affliction en voyant son fils dans un étatsi affreux, lui cracha au visage, en lui disant d’un airindigné : « Voilà quel est le châtiment de cemonde ; mais celui de l’autre durera éternellement. » Ilne se contenta pas d’avoir prononcé ces paroles, il se déchaussa etdonna sur la joue de son fils un coup de sa babouche[21]. »

Mais, sire, dit Scheherazade, il estjour ; je suis fâchée que votre majesté n’ait pas le loisir dem’écouter davantage. Comme cette histoire du premier calendern’était pas encore finie et qu’elle paraissait étrange au sultan,il se leva dans la résolution d’en entendre le reste la nuitsuivante.

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