Les Mille et une nuits

XLIX NUIT.

Le lendemain, Dinarzade, éveillée avant lejour, appela la sultane et lui dit : Ma sœur, si vous nedormez pas, je vous supplie de nous apprendre la suite desaventures du singe. Je crois que le sultan mon seigneur n’a pasmoins de curiosité que moi de l’entendre. – Vous allez êtresatisfaits l’un et l’autre, répondit Scheherazade, et pour ne vouspas faire languir, je vous dirai que le second calender continuaainsi son histoire :

« Le sultan ne fit aucune attention auxautres écritures ; il ne regarda que la mienne, qui lui pluttellement qu’il dit aux officiers : « Prenez le cheval demon écurie le plus beau et le plus richement enharnaché, et unerobe de brocart des plus magnifiques, pour revêtir la personne dequi sont ces six sortes d’écritures, et amenez-la-moi. »

« À cet ordre du sultan, les officiers semirent à rire. Ce prince, irrité de leur hardiesse, était prêt àles punir ; mais ils lui dirent : « Sire, noussupplions votre majesté de nous pardonner ; ces écritures nesont pas d’un homme, elles sont d’un singe. – Que dites-vous ?s’écria le sultan ; ces écritures merveilleuses ne sont pas dela main d’un homme ? – Non, sire, répondit un desofficiers ; nous assurons votre majesté qu’elles sont d’unsinge, qui les a faites devant nous. » Le sultan trouva lachose trop surprenante pour n’être pas curieux de me voir.« Faites ce que je vous ai commandé, leur dit-il, amenez-moipromptement un singe si rare. »

« Les officiers revinrent au vaisseau etexposèrent leur ordre au capitaine, qui leur dit que le sultanétait le maître. Aussitôt ils me revêtirent d’une robe de brocarttrès-riche, et me portèrent à terre, où ils me mirent sur le chevaldu sultan, qui m’attendait dans son palais avec un grand nombre depersonnes de sa cour, qu’il avait assemblées pour me faire plusd’honneur.

« La marche commença ; le port, lesrues, les places publiques, les fenêtres, les terrasses des palaiset des maisons, tout était rempli d’une multitude innombrable demonde de l’un et de l’autre sexes et de tous les âges, que lacuriosité avait fait venir de tous les endroits de la ville pour mevoir, car le bruit s’était répandu en un moment que le sultanvenait de choisir un singe pour son grand vizir. Après avoir donnéun spectacle si nouveau à tout ce peuple qui, par des crisredoublés, ne cessait de marquer sa surprise, j’arrivai au palaisdu sultan.

« Je trouvai ce prince assis sur sontrône au milieu des grands de sa cour. Je lui fis trois révérencesprofondes, et, à la dernière, je me prosternai et baisai la terredevant lui. Je me mis ensuite sur mon séant en posture de singe.Toute l’assemblée ne pouvait se lasser de m’admirer, et necomprenait pas comment il était possible qu’un singe sût si bienrendre aux sultans le respect qui leur est dû, et le sultan enétait plus étonné que personne. Enfin la cérémonie de l’audienceeût été complète si j’eusse pu ajouter la harangue à mesgestes ; mais les singes ne parlèrent jamais, et d’avoir étéhomme ne me donnait pas ce privilège.

« Le sultan congédia ses courtisans, etil ne resta auprès de lui que le chef de ses eunuques, un petitesclave fort jeune, et moi. Il passa de la salle d’audience dansson appartement, où il se fit apporter à manger. Lorsqu’il fut àtable, il me fit signe d’approcher et de manger avec lui. Pour luimarquer mon obéissance, je baisai la terre, je me levai et me mis àtable. Je mangeai avec beaucoup de retenue et de modestie.

« Avant que l’on desservît, j’aperçus uneécritoire ; je fis signe qu’on me l’apportât, et quand jel’eus, j’écrivis sur une grosse pêche des vers de ma façon, quimarquaient ma reconnaissance au sultan, et la lecture qu’il en fit,après que je lui eus présenté la pêche, augmenta son étonnement. Latable levée, on lui apporta d’une boisson particulière dont il mefit présenter un verre. Je bus, et j’écrivis dessus de nouveauxvers, qui expliquaient l’état où je me trouvais après de grandessouffrances. Le sultan les lut encore et dit : « Un hommequi serait capable d’en faire autant serait au-dessus des plusgrands hommes. »

« Ce prince, s’étant fait apporter un jeud’échecs[30], me demanda par signe si j’y savaisjouer et si je voulais jouer avec lui. Je baisai la terre et, enportant la main sur ma tête, je marquai que j’étais prêt à recevoircet honneur. Il me gagna la première partie ; mais je gagnaila seconde et la troisième, et m’apercevant que cela lui faisaitquelque peine, pour le consoler, je fis un quatrain que je luiprésentai. Je lui disais que deux puissantes armées s’étaientbattues tout le jour avec beaucoup d’ardeur ; mais qu’ellesavaient fait la paix sur le soir, et qu’elles avaient passé la nuitensemble fort tranquillement sur le champ de bataille.

« Tant de choses paraissant au sultanfort au-delà de tout ce qu’on avait jamais vu ou entendu del’adresse et de l’esprit des singes, il ne voulait pas être le seultémoin de ces prodiges. Il avait une fille qu’on appelait Dame debeauté. « Allez, dit-il au chef des eunuques, qui étaitprésent et attaché à cette princesse, allez, faites venir ici votredame : je suis bien aise qu’elle ait part au plaisir que jeprends. »

« Le chef des eunuques partit et amenabientôt la princesse. Elle avait le visage découvert ; maiselle ne fut pas plus tôt dans la chambre, qu’elle se le couvritpromptement de son voile, en disant au sultan : « Sire,il faut que votre majesté se soit oubliée. Je suis fort surprisequ’elle me fasse venir pour paraître devant les hommes. – Commentdonc, ma fille, répondit le sultan, vous n’y pensez pasvous-même : il n’y a ici que le petit esclave, l’eunuque votregouverneur, et moi, qui avons la liberté de vous voir levisage ; néanmoins vous baissez votre voile et vous me faitesun crime de vous avoir fait venir ici. – Sire, répliqua laprincesse, votre majesté va connaître que je n’ai pas tort. Lesinge que vous voyez, quoiqu’il ait la forme d’un singe, est unjeune prince, fils d’un grand roi. Il a été métamorphosé en singepar enchantement. Un génie, fils de la fille d’Eblis, lui a faitcette malice après avoir cruellement ôté la vie à la princesse del’île d’Ébène, fille du roi Epitimarus. »

« Le sultan, étonné de ce discours, setourna de mon côté, et ne me parlant plus par signe, me demanda sice que sa fille venait de dire était véritable. Comme je ne pouvaisparler, je mis la main sur ma tête pour lui témoigner que laprincesse avait dit la vérité. « Ma fille, reprit alors lesultan, comment savez-vous que ce prince a été transformé en singepar enchantement ? – Sire, repartit la princesse Dame debeauté, votre majesté peut se souvenir qu’au sortir de mon enfance,j’ai eu près de moi une vieille dame. C’était une magiciennetrès-habile. Elle m’a enseigné soixante règles de sa science, parla vertu de laquelle je pourrais en un clin d’œil faire transportervotre capitale au milieu de l’Océan, au-delà du mont Caucase. Parcette science je connais toutes les personnes qui sont enchantées,seulement à les voir ; je sais qui elles sont et par qui ellesont été enchantées. Ainsi ne soyez pas surpris si j’ai d’aborddémêlé ce prince au travers du charme qui l’empêche de paraître àvos yeux tel qu’il est naturellement. – Ma fille, dit le sultan, jene vous croyais pas si habile. – Sire, répondit la princesse, cesont des choses curieuses qu’il est bon de savoir ; mais ilm’a semblé que je ne devais pas m’en vanter. – Puisque cela estainsi, reprit le sultan, vous pourrez donc dissiper l’enchantementdu prince ? – Oui, sire, repartit la princesse, je puis luirendre sa première forme. – Rendez-la-lui donc, interrompit lesultan, vous ne sauriez me faire un plus grand plaisir, car je veuxqu’il soit mon grand vizir et qu’il vous épouse. – Sire, dit laprincesse, je suis prête à vous obéir en tout ce qu’il vous plairade m’ordonner. »

Scheherazade, en achevant ces derniers mots,s’aperçut qu’il était jour et cessa de poursuivre l’histoire dusecond calender. Schahriar, jugeant que la suite ne serait pasmoins agréable que ce qu’il avait entendu, résolut de l’écouter lelendemain.

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