Les Mille et une nuits

HISTOIRE DU TROISIÈME CALENDER, FILS DEROI.

« Très-honorable dame, ce que j’ai à vousraconter est bien différent de ce que vous venez d’entendre. Lesdeux princes qui ont parlé avant moi ont perdu chacun un œil par unpur effet de leur destinée, et moi je n’ai perdu le mien que par mafaute, qu’en prévenant moi-même et cherchant mon propre malheur,comme vous l’apprendrez par la suite de mon discours.

« Je m’appelle Agib[31], etsuis fils d’un roi qui se nommait Cassib. Après sa mort, je prispossession de ses états, et établis mon séjour dans la même villeoù il avait demeuré. Cette ville est située sur le bord de la mer.Elle a un port des plus beaux et des plus sûrs, avec un arsenalassez grand pour fournir à l’armement de cent cinquante vaisseauxde guerre toujours prêts à servir dans l’occasion ; pour enéquiper cinquante en marchandise et autant de petites frégateslégères pour les promenades et les divertissements sur l’eau.Plusieurs belles provinces composaient mon royaume en terre ferme,avec un grand nombre d’îles considérables, presque toutes situées àla vue de ma capitale.

« Je visitai premièrement lesprovinces ; je fis ensuite armer et équiper toute ma flotte,et j’allai descendre dans mes îles pour me concilier, par maprésence, le cœur de mes sujets et les affermir dans le devoir.Quelque temps après que j’en fus revenu, j’y retournai, et cesvoyages, en me donnant quelque teinture de la navigation, m’yfirent prendre tant de goût que je résolus d’aller faire desdécouvertes au delà de mes îles. Pour cet effet je fis équiper dixvaisseaux seulement, je m’embarquai, et nous mîmes à la voile.

« Notre navigation fut heureuse pendantquarante jours de suite ; mais la nuit du quarante-unième, levent devint contraire et même si furieux, que nous fûmes battusd’une tempête violente qui pensa nous submerger. Néanmoins, à lapointe du jour, le vent s’apaisa, les nuages se dissipèrent, et lesoleil ayant ramené le beau temps, nous abordâmes à une île, oùnous nous arrêtâmes deux jours à prendre des rafraîchissements.Cela étant fait, nous nous remîmes en mer. Après dix jours denavigation, nous commencions à espérer de voir terre, car latempête que nous avions essuyée m’avait détourné de mon dessein, etj’avais fait prendre la route de mes états, lorsque je m’aperçusque mon pilote ne savait où nous étions. Effectivement, le dixièmejour un matelot, commandé pour faire la découverte au haut du grandmât, rapporta qu’à la droite et à la gauche il n’avait vu que leciel et la mer qui bornassent l’horizon ; mais que devant lui,du côté où nous avions la proue, il avait remarqué une grandenoirceur.

« Le pilote changea de couleur à cerécit, jeta d’une main son turban sur le tillac, et de l’autre sefrappant le visage : « Ah ! sire, s’écria-t-il, noussommes perdus ! Personne de nous ne peut échapper au danger oùnous nous trouvons, et avec toute mon expérience, il n’est pas enmon pouvoir de nous en garantir. » En disant ces paroles il semit à pleurer comme un homme qui croyait sa perte inévitable, etson désespoir jeta l’épouvante dans tout le vaisseau. Je luidemandai quelle raison il avait de se désespérer ainsi.« Hélas ! sire, me répond-il, la tempête que nous avonsessuyée nous a tellement égarés de notre route, que demain, à midi,nous nous trouverons près de cette noirceur, qui n’est autre choseque la montagne noire ; et cette montagne noire est une mined’aimant qui, dès à présent, attire toute votre flotte, à cause desclous et des ferrements qui entrent dans la structure desvaisseaux. Lorsque nous en serons demain à une certaine distance,la force de l’aimant sera si violente que tous les clous sedétacheront et iront se coller contre la montagne : vosvaisseaux se dissoudront et seront submergés. Comme l’aimant a lavertu d’attirer le fer à soi et de se fortifier par cetteattraction, cette montagne, du côté de la mer, est couverte desclous d’une infinité de vaisseaux qu’elle a fait périr, ce quiconserve et augmente en même temps cette vertu[32].

« Cette montagne, poursuivit le pilote,est très-escarpée, et au sommet il y a un dôme de bronze fin,soutenu de colonnes de même métal ; au haut du dôme paraît uncheval aussi de bronze, sur lequel est un cavalier qui a lapoitrine couverte d’une plaque de plomb, sur laquelle sont gravésdes caractères talismaniques. La tradition, sire, est que cettestatue est la cause principale de la perte de tant de vaisseaux etde tant d’hommes qui ont été submergés en cet endroit, et qu’ellene cessera d’être funeste à tous ceux qui auront le malheur d’enapprocher, jusqu’à ce qu’elle soit renversée. »

« Le pilote ayant tenu ce discours, seremit à pleurer, et ses larmes excitèrent celles de toutl’équipage. Je ne doutai pas moi-même que je ne fusse arrivé à lafin de mes jours. Chacun, toutefois, ne laissa pas de songer à saconservation et de prendre pour cela toutes les mesures possibles.Et dans l’incertitude de l’événement, ils se firent tous héritiersles uns des autres par un testament en faveur de ceux qui sesauveraient.

« Le lendemain matin nous aperçûmes àdécouvert la montagne noire, et l’idée que nous en avions conçuenous la fit paraître plus affreuse qu’elle n’était. Sur le midinous nous en trouvâmes si près que nous éprouvâmes ce que le pilotenous avait prédit. Nous vîmes voler les clous et tous les autresferrements de la flotte vers la montagne, où, par la violence del’attraction, ils se collèrent avec un bruit horrible. Lesvaisseaux s’entr’ouvrirent et s’abîmèrent dans le fond de la mer,qui était si haute en cet endroit, qu’avec la sonde nous n’aurionspu en découvrir la profondeur. Tous mes gens furent noyés ;mais Dieu eut pitié de moi et permit que je me sauvasse en mesaisissant d’une planche qui fut poussée par le vent droit au piedde la montagne. Je ne me fis pas le moindre mal, mon bonheurm’ayant fait aborder dans un endroit où il y avait des degrés pourmonter au sommet. »

Scheherazade voulait poursuivre ceconte ; mais le jour, qui vint à paraître, lui imposa silence.Le sultan jugea bien par le commencement que la sultane ne l’avaitpas trompé. Ainsi, il n’y a pas lieu de s’étonner s’il ne la fitpas encore mourir ce jour-là.

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