Les Mille et une nuits

LVII NUIT.

Le lendemain avant le jour, Dinarzade adressaces paroles à la sultane : Ma chère sœur, si vous ne dormezpas, je vous prie de poursuivre les aventures du troisièmecalender. – Hé bien ! ma sœur, répondit Scheherazade, voussaurez que ce prince continua de les raconter ainsi à Zobéide et àsa compagnie :

« Après le départ, dit-il, du vieillard,de ses esclaves et du navire, je restai seul dans l’île ; jepassais la nuit dans la demeure souterraine, qui n’avait pas étérebouchée, et le jour je me promenais autour de l’île, etm’arrêtais dans les endroits les plus propres à prendre du reposquand j’en avais besoin.

« Je menai cette vie ennuyeuse pendant unmois. Au bout de ce temps-là, je m’aperçus que la mer diminuaitconsidérablement et que l’île devenait plus grande ; ilsemblait que la terre ferme s’approchait. Effectivement, les eauxdevinrent si basses qu’il n’y avait plus qu’un petit trajet de merentre moi et la terre ferme. Je le traversai et n’eus de l’eaupresque qu’à mi-jambe. Je marchai si longtemps sur le sable, quej’en fus très-fatigué. À la fin je gagnai un terrain plus ferme, etj’étais déjà assez éloigné de la mer lorsque je vis fort loinau-devant de moi comme un grand feu, ce qui me donna quelque joie.Je trouverai quelqu’un, disais-je, et il n’est pas possible que cefeu se soit allumé de lui-même. Mais à mesure que je m’enapprochais, mon erreur se dissipait, et je reconnus bientôt que ceque j’avais pris pour du feu était un château de cuivre rouge, queles rayons du soleil faisaient paraître de loin comme enflammé.

« Je m’arrêtai près de ce château etm’assis, autant pour en considérer la structure admirable que pourme remettre un peu de ma lassitude. Je n’avais pas encore donné àcette maison magnifique toute l’attention qu’elle méritait, quandj’aperçus dix jeunes hommes bien faits, qui paraissaient venir dela promenade. Mais ce qui me parut assez surprenant, ils étaienttous borgnes de l’œil droit. Ils accompagnaient un vieillard d’unetaille haute et d’un air vénérable.

« J’étais étrangement étonné derencontrer tant de borgnes à la fois et tous privés du même œil.Dans le temps que je cherchais dans mon esprit par quelle aventureils pouvaient être assemblés, ils m’abordèrent et me témoignèrentde la joie de me voir. Après les premiers compliments, ils medemandèrent ce qui m’avait amené là. Je leur répondis que monhistoire était un peu longue et que s’ils voulaient prendre lapeine de s’asseoir, je leur donnerais la satisfaction qu’ilssouhaitaient. Ils s’assirent et je leur racontai ce qui m’étaitarrivé depuis que j’étais sorti de mon royaume jusqu’alors, ce quileur causa une grande surprise.

« Après que j’eus achevé mon discours,ces jeunes seigneurs me prièrent d’entrer avec eux dans le château.J’acceptai leur offre. Nous traversâmes une infinité de salles,d’antichambres, de chambres et de cabinets fort proprement meublés,et nous arrivâmes dans un grand salon, où il y avait en rond dixpetits sofas bleus et séparés, tant pour s’asseoir et se reposer lejour que pour dormir la nuit. Au milieu de ce rond était un onzièmesofa moins élevé et de la même couleur, sur lequel se plaça levieillard dont on a parlé, et les jeunes seigneurs s’assirent surles dix autres.

« Comme chaque sofa ne pouvait tenirqu’une personne, un de ces jeunes gens me dit :« Camarade, asseyez-vous sur le tapis au milieu de la place etne vous informez de quoi que ce soit qui nous regarde, non plus quedu sujet pourquoi nous sommes tous borgnes de l’œil droit :contentez-vous de voir, et ne portez pas plus loin votrecuriosité. »

« Le vieillard ne demeura pas longtempsassis. Il se leva et sortit ; mais il revint quelques momentsaprès, apportant le souper des dix seigneurs, auxquels il distribuaà chacun sa portion en particulier. Il me servit aussi la mienne,que je mangeai seul, à l’exemple des autres, et sur la fin durepas, le même vieillard nous présenta une tasse de vin àchacun.

« Mon histoire leur avait paru siextraordinaire qu’ils me la firent répéter à l’issue du souper, etelle donna lieu à un entretien qui dura une grande partie de lanuit. Un des seigneurs faisant réflexion qu’il était tard, dit auvieillard : « Vous voyez qu’il est temps de dormir, etvous ne nous apportez pas de quoi nous acquitter de notredevoir. » À ces mots, le vieillard se leva et entra dans uncabinet, d’où il apporta sur sa tête dix bassins, l’un aprèsl’autre, tous couverts d’une étoffe bleue. Il en posa un avec unflambeau devant chaque seigneur.

« Ils découvrirent leurs bassins, danslesquels il y avait de la cendre, du charbon en poudre et du noir ànoircir. Ils mêlèrent toutes ces choses ensemble, et commencèrent às’en frotter et barbouiller le visage, de manière qu’ils étaientaffreux à voir. Après s’être noircis de la sorte, ils se mirent apleurer et à se frapper la tête et la poitrine en criant sanscesse : « Voilà le fruit de notre oisiveté et de nosdébauches ! »

« Ils passèrent presque toute la nuitdans cette étrange occupation. Ils la cessèrent enfin ; aprèsquoi le vieillard leur apporta de l’eau dont ils se lavèrent levisage et les mains ; ils quittèrent aussi leurs habits, quiétaient gâtés, et en prirent d’autres, de sorte qu’il ne paraissaitpas qu’ils eussent rien fait des choses étonnantes dont je venaisd’être spectateur.

Jugez, madame, de la contrainte où j’avais étédurant tout ce temps-là. J’avais, été mille fois tenté de rompre lesilence que ces seigneurs m’avaient imposé, pour leur faire desquestions, et il me fut impossible de dormir le reste de lanuit.

« Le jour suivant, d’abord que nous fûmeslevés, nous sortîmes pour prendre l’air, et alors je leurdis : « Seigneurs, je vous déclare que je renonce à laloi que vous me prescrivîtes hier au soir : je ne puisl’observer. Vous êtes des gens sages et vous avez tous de l’espritinfiniment, vous me l’avez fait assez connaître : néanmoins,je vous ai vus faire des actions dont toutes autres personnes quedes insensés ne peuvent être capables. Quelque malheur qui puissem’arriver, je ne saurais m’empêcher de vous demander pourquoi vousvous êtes barbouillé le visage de cendres, de charbon et de noir ànoircir, et enfin pourquoi vous n’avez tous qu’un œil. Il faut quequelque chose de singulier en soit la cause : c’est pourquoije vous conjure de satisfaire ma curiosité. » À des instancessi pressantes, ils ne répondirent rien, sinon que les demandes queje leur faisais ne me regardaient pas, que je n’y avais pas lemoindre intérêt et que je demeurasse en repos.

« Nous passâmes la journée à nousentretenir de choses indifférentes, et quand la nuit fut venue,après avoir tous soupé séparément, le vieillard apporta encore lesbassins bleus ; les jeunes seigneurs se barbouillèrent, ilspleurèrent, se frappèrent et crièrent : « Voilà le fruitde notre oisiveté et de nos débauches ! » Ils firent, lelendemain et les jours suivants, la même action.

« À la fin je ne pus résister à macuriosité, et je les priai très-sérieusement de la contenter ou dem’enseigner par quel chemin je pourrais retourner dans mon royaume,car je leur dis qu’il ne m’était pas possible de demeurer pluslongtemps avec eux et d’avoir toutes les nuits un spectacle siextraordinaire sans qu’il me fût permis d’en savoir les motifs.

« Un des seigneurs me répondit pour tousles autres : « Ne vous étonnez pas de notre conduite àvotre égard ; si jusqu’à présent nous n’avons pas cédé à vosprières, ce n’a été que par pure amitié pour vous et que pour vousépargner le chagrin d’être réduit au même état où vous nous voyez.Si vous voulez bien éprouver notre malheureuse destinée, vousn’avez qu’à parler, nous allons vous donner la satisfaction quevous nous demandez. » Je leur dis que j’étais résolu à toutévénement. « Encore une fois, reprit le même seigneur, nousvous conseillons de modérer votre curiosité : il y va de laperte de votre œil droit. – Il n’importe, repartis-je, je vousdéclare que si ce malheur m’arrive, je ne vous en tiendrai pascoupables et que je ne l’imputerai qu’à moi-même. »

« Il me représenta encore que quandj’aurais perdu un œil, je ne devais point espérer de demeurer aveceux, supposé que j’eusse cette pensée, parce que leur nombre étaitcomplet et qu’il ne pouvait pas être augmenté. Je leur dis que jeme ferais un plaisir de ne me séparer jamais d’aussi honnêtes gensqu’eux ; mais que si c’était une nécessité, j’étais prêtencore à m’y soumettre, puisqu’à quelque prix que ce fût, jesouhaitais qu’ils m’accordassent ce que je leur demandais.

« Les dix seigneurs, voyant que j’étaisinébranlable dans ma résolution, prirent un mouton, qu’ilségorgèrent, et après lui avoir ôté la peau, ils me présentèrent lecouteau dont ils s’étaient servis, et me dirent :« Prenez ce couteau, il vous servira dans l’occasion que nousvous dirons bientôt. Nous allons vous coudre dans cette peau, dontil faut que vous vous enveloppiez : ensuite nous vouslaisserons sur la place, et nous nous retirerons. Alors un oiseaud’une grosseur énorme, qu’on appelle roc[33],paraîtra dans l’air, et, vous prenant pour un mouton, fondra survous et vous enlèvera jusqu’aux nues. Mais que cela ne vousépouvante pas : il reprendra son vol vers la terre et vousposera sur la cime d’une montagne. D’abord que vous vous sentirez àterre, fendez la peau avec le couteau, et vous développez. Le rocne vous aura pas plus tôt vu, qu’il s’envolera de peur et vouslaissera libre. Ne vous arrêtez point, marchez jusqu’à ce que vousarriviez à un château d’une grandeur prodigieuse, tout couvert deplaques d’or, de grosses émeraudes et d’autres pierreries fines.Présentez-vous à la porte, qui est toujours ouverte, et entrez.Nous avons été dans ce château tous tant que nous sommes ici. Nousne vous disons rien de ce que nous y avons vu ni de ce qui nous estarrivé : vous l’apprendrez par vous-même. Ce que nous pouvonsvous dire, c’est qu’il nous en coûte à chacun notre œildroit ; et la pénitence dont vous avez été témoin est unechose que nous sommes obligés de faire pour y avoir été. L’histoirede chacun de nous en particulier est remplie d’aventuresextraordinaires et on en ferait un gros livre ; mais nous nepouvons vous en dire davantage. »

En achevant ces mots, Scheherazade interrompitson conte et dit au sultan des Indes : Comme ma sœur m’aréveillée aujourd’hui un peu plus tôt que de coutume, je commençaisà craindre d’ennuyer votre majesté ; mais voilà le jour quiparaît à propos et m’impose silence. La curiosité de Schahriarl’emporta encore sur le serment cruel qu’il avait fait.

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