Les Mille et une nuits

LXVI NUIT.

Sur la fin de la nuit suivante, Dinarzade,impatiente de savoir quel serait le succès de la navigation deZobéide, appela la sultane. Ma chère sœur, lui dit-elle, si vous nedormez pas, poursuivez, de grâce, l’histoire d’hier. Dites-nous sile jeune prince et Zobéide arrivèrent heureusement à Bagdad. – Vousl’allez apprendre, répondit Scheherazade. Zobéide reprit ainsi sonhistoire, en s’adressant toujours au calife :

« Sire, dit-elle, le jeune prince, messœurs et moi, nous nous entretenions tous les jours agréablementensemble. Mais, hélas ! notre union ne dura pas longtemps. Messœurs devinrent jalouses de l’intelligence qu’elles remarquèrententre le jeune prince et moi, et me demandèrent un jourmalicieusement ce que nous ferions de lui lorsque nous serionsarrivées à Bagdad. Je m’aperçus bien qu’elles ne me faisaient cettequestion que pour découvrir mes sentiments. C’est pourquoi, faisantsemblant de tourner la chose en plaisanterie, je leur répondis queje le prendrais pour mon époux. Ensuite, me tournant vers leprince, je lui dis : « Mon prince, je vous supplie d’yconsentir. D’abord que nous serons à Bagdad, mon dessein est devous offrir ma personne pour être votre très-humble esclave, pourvous rendre mes services et vous reconnaître pour le maître absolude mes volontés. – Madame, répondit le prince, je ne sais si vousplaisantez ; mais pour moi, je vous déclare fort sérieusementdevant mesdames vos sœurs, que dès ce moment j’accepte de bon cœurl’offre que vous me faites, non pas pour vous regarder comme uneesclave, mais comme ma dame et ma maîtresse, et je ne prétendsavoir aucun empire sur vos actions. » Mes sœurs changèrent decouleur à ce discours, et je remarquai depuis ce temps-là qu’ellesn’avaient plus pour moi les mêmes sentiments qu’auparavant.

« Nous étions dans le golfe Persique etnous approchions de Balsora, où, avec le bon vent que nous avionstoujours, j’espérais que nous arriverions le lendemain. Mais lanuit, pendant que je dormais, mes sœurs prirent leur temps et mejetèrent à la mer. Elles traitèrent de la même sorte le prince, quifut noyé. Je me soutins quelques moments sur l’eau, et par bonheur,ou plutôt par miracle, je trouvai fond. Je m’avançai vers unenoirceur qui me paraissait terre autant que l’obscurité mepermettait de la distinguer. Effectivement, je gagnai une plage, etle jour me fit connaître que j’étais dans une petite île déserte,située environ à vingt milles de Balsora. J’eus bientôt fait séchermes habits au soleil, et en marchant je remarquai plusieurs sortesde fruits et même de l’eau douce, ce qui me donna quelque espéranceque je pourrais conserver ma vie.

« Je me reposais à l’ombre, lorsque jevis un serpent ailé fort gros et fort long, qui s’avançait vers moien se démenant à droite et à gauche et tirant la langue. Cela mefit juger que quelque mal le pressait. Je me levai, et m’apercevantqu’il était suivi d’un autre serpent plus gros qui le tenait par laqueue et faisait ses efforts pour le dévorer, j’en eus pitié :au lieu de fuir, j’eus la hardiesse et le courage de prendre unepierre qui se trouva par hasard près de moi ; je la jetai detoute ma force contre le plus gros serpent : je le frappai àla tête et l’écrasai. L’autre, se sentant en liberté ouvritaussitôt ses ailes et s’envola. Je le regardai longtemps dans l’aircomme une chose extraordinaire ; mais l’ayant perdu de vue, jeme rassis à l’ombre dans un autre endroit, et je m’endormis.

« À mon réveil, imaginez-vous quelle futma surprise de voir près de moi une femme noire qui avait destraits vifs et agréables, et qui tenait à l’attache deux chiennesde la même couleur. Je me mis à mon séant et lui demandai qui elleétait. « Je suis, me répondit-elle, le serpent que vous avezdélivré de son cruel ennemi il n’y a pas longtemps. J’ai cru nepouvoir mieux reconnaître le service important que vous m’avezrendu qu’en faisant l’action que je viens de faire. J’ai su latrahison de vos sœurs, et pour vous en venger, d’abord que j’ai étélibre par votre généreux secours, J’ai appelé plusieurs de mescompagnes qui sont fées comme moi : nous avons transportétoute la charge de votre vaisseau dans vos magasins de Bagdad,après quoi nous l’avons submergé. Ces deux chiennes noires sont vosdeux sœurs, à qui j’ai donné cette forme. Mais ce châtiment nesuffit pas, et je veux que vous les traitiez encore de la manièreque je vous dirai. »

« À ces mots, la fée m’embrassaétroitement d’un de ses bras, et les deux chiennes de l’autre, etnous transporta chez moi à Bagdad, où je vis dans mon magasintoutes les richesses dont mon vaisseau avait été chargé. Avant quede me quitter, elle me livra les deux chiennes et me dit :« Sous peine d’être changée comme elles en chienne, je vousordonne, de la part de celui qui confond les mers, de donner toutesles nuits cent coups de fouet à chacune de vos sœurs, pour lespunir du crime qu’elles ont commis contre votre personne et contrele jeune prince qu’elles ont noyé. » Je fus obligée de luipromettre que j’exécuterais son ordre[34].

« Depuis ce temps-là, je les ai traitéeschaque nuit, à regret, de la manière dont votre majesté a ététémoin. Je leur témoigne par mes pleurs avec combien de douleur etde répugnance je m’acquitte d’un si cruel devoir, et vous voyezbien qu’en cela je suis plus à plaindre qu’à blâmer. S’il y aquelque chose qui me regarde dont vous puissiez souhaiter d’êtreinformé, ma sœur Amine vous en donnera l’éclaircissement par lerécit de son histoire. »

Après avoir écouté Zobéide avec admiration, lecalife fit prier par son grand vizir l’agréable Amine, de vouloirbien lui expliquer pourquoi elle était marquée de cicatrices……Mais, sire, dit Scheherazade en cet endroit, il est jour, et je nedois pas arrêter davantage votre majesté. Schahriar, persuadé quel’histoire que Scheherazade avait à raconter ferait le dénouementdes précédentes, dit en lui-même : Il faut que je me donne leplaisir tout entier. Il se leva, et résolut de laisser vivre encorela sultane ce jour-là.

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