Les Mille et une nuits

LXXII NUIT.

Sire, dit-elle, le calife fut extrêmementétonné de ce que le jeune homme venait de lui raconter. Mais ceprince équitable trouvant qu’il était plus à plaindre qu’il n’étaitcriminel, entra dans ses intérêts : « L’action de cejeune homme, dit-il, est pardonnable devant Dieu et excusableauprès des hommes. Le méchant esclave est la cause unique de cemeurtre. C’est lui seul qu’il faut punir. C’est pourquoi,continua-t-il en s’adressant au grand vizir, je te donne troisjours pour le trouver. Si tu ne me l’amènes dans ce terme, je teferai mourir à sa place. »

Le malheureux Giafar, qui s’était cru hors dedanger, fut accablé de ce nouvel ordre du calife ; mais commeil n’osait rien répliquer à ce prince dont il connaissait l’humeur,il s’éloigna de sa présence et se retira chez lui les larmes auxyeux, persuadé qu’il n’avait plus que trois jours à vivre. Il étaittellement convaincu qu’il ne trouverait point l’esclave, qu’il n’enfit pas la moindre recherche : « Il n’est pas possible,disait-il, que dans une ville telle que Bagdad, où il y a uneinfinité d’esclaves noirs, je démêle celui dont il s’agit. À moinsque Dieu ne me le fasse connaître comme il m’a déjà fait découvrirl’assassin, rien ne peut me sauver. »

Il passa les deux premiers jours à s’affligeravec sa famille, qui gémissait autour de lui en se plaignant de larigueur du calife. Le troisième étant venu, il se disposa à mouriravec fermeté, comme un ministre intègre et qui n’avait rien à sereprocher. Il fit venir des cadis et des témoins qui signèrent letestament qu’il fit en leur présence. Après cela, il embrassa safemme et ses enfants, et leur dit le dernier adieu. Toute safamille fondait en larmes ; jamais spectacle ne fut plustouchant. Enfin, un huissier du palais arriva, qui lui dit que lecalife s’impatientait de n’avoir ni de ses nouvelles ni de cellesde l’esclave noir qu’il lui avait commandé de chercher. « j’aiordre, ajouta-t-il, de vous mener devant son trône. »L’affligé vizir se mis en état de suivre l’huissier. Mais comme ilallait sortir, on lui amena la plus petite de ses filles, quipouvait avoir cinq ou six ans. Les femmes qui avaient soin d’ellela venaient présenter à son père, afin qu’il la vît pour ladernière fois.

Comme il avait pour elle une tendresseparticulière, il pria l’huissier de lui permettre de s’arrêter unmoment. Alors il s’approcha de sa fille, la prit entre ses bras etla baisa plusieurs fois. En la baisant, il s’aperçut qu’elle avaitdans le sein quelque chose de gros et qui avait de l’odeur. »Ma chère petite, lui dit-il, qu’avez-vous dans le sein ? – Moncher père, lui répondit-elle, c’est une pomme sur laquelle estécrit le nom du calife notre seigneur et maître. Rihan, notreesclave, me l’a vendue deux sequins. »

Aux mots de pomme et d’esclave, le grand vizirGiafar fit un cri de surprise mêlée de joie, et mettant aussitôt lamain dans le sein de sa fille, il en tira la pomme. Il fit appelerl’esclave, qui n’était pas loin, et lorsqu’il fut devant lui :« Maraud, lui dit-il, où as-tu pris cette pomme ? –Seigneur, répondit l’esclave, je vous jure que je ne l’ai dérobéeni chez vous ni dans le jardin du commandeur des croyants. L’autrejour, comme je passais dans une rue auprès de trois ou quatrepetits enfants qui jouaient, et dont l’un la tenait à la main, jela lui arrachai, et l’emportai. L’enfant courut après moi eu medisant que la pomme n’était pas à lui, mais à sa mère, qui étaitmalade ; que son père, pour contenter l’envie qu’elle enavait, avait fait un long voyage d’où il en avait apportétrois ; que celle-là en était une qu’il avait prise sans quesa mère en sût rien. Il eut beau me prier de la lui rendre, je n’envoulus rien faire ; je l’apportai au logis et la vendis deuxsequins à la petite dame votre fille. Voilà tout ce que j’ai à vousdire. »

« Giafar ne put assez admirer comment lafriponnerie d’un esclave avait été cause de la mort d’une femmeinnocente et presque de la sienne. Il mena l’esclave aveclui ; et quand il fut devant le calife, il fit à ce prince undétail exact de tout ce que lui avait dit l’esclave, et du hasardpar lequel il avait découvert son crime.

« Jamais surprise n’égala celle ducalife. Il ne put se contenir ni s’empêcher de faire de grandséclats de rire. À la fin il reprit un air sérieux, et dit au vizirque puisque son esclave avait causé un si étrange désordre, ilméritait une punition exemplaire. « Je ne puis en disconvenir,sire, répondit le vizir ; mais son crime n’est pasirrémissible. Je sais une histoire plus surprenante d’un vizir duCaire nommé Noureddin[38] Ali, etde Bedreddin Hassan de Balsora. Comme votre majesté prend plaisir àen entendre de semblables, je suis prêt à vous la raconter, àcondition que si vous la trouvez plus étonnante que celle qui medonne occasion de vous la dire, vous ferez grâce à mon esclave. –Je le veux bien, repartit le calife ; mais vous vous engagezdans une grande entreprise, et je ne crois pas que vous puissiezsauver votre esclave : car l’histoire des pommes est fortsingulière. » Giafar, prenant alors la parole, commença sonrécit dans ces termes :

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