Les Misérables – Tome V – Jean Valjean

Livre deuxième – L’intestin deLéviathan

Chapitre I – La terre appauvrie par lamer

[36]Parisjette par an vingt-cinq millions à l’eau. Et ceci sans métaphore.Comment, et de quelle façon ? jour et nuit. Dans quelbut ? sans aucun but. Avec quelle pensée ? sans y penser.Pourquoi faire ? pour rien. Au moyen de quel organe ? aumoyen de son intestin. Quel est son intestin ? c’est sonégout[37].

Vingt-cinq millions, c’est le plus modéré deschiffres approximatifs que donnent les évaluations de la sciencespéciale.

La science, après avoir longtemps tâtonné,sait aujourd’hui que le plus fécondant et le plus efficace desengrais, c’est l’engrais humain. Les Chinois, disons-le à notrehonte, le savaient avant nous. Pas un paysan chinois, c’estEckeberg qui le dit, ne va à la ville sans rapporter, aux deuxextrémités de son bambou, deux seaux pleins de ce que nous nommonsimmondices. Grâce à l’engrais humain, la terre en Chine est encoreaussi jeune qu’au temps d’Abraham. Le froment chinois rend jusqu’àcent vingt fois la semence. Il n’est aucun guano comparable enfertilité au détritus d’une capitale. Une grande ville est le pluspuissant des stercoraires. Employer la ville à fumer la plaine, ceserait une réussite certaine. Si notre or est fumier, en revanche,notre fumier est or.

Que fait-on de cet or fumier ? On lebalaye à l’abîme.

On expédie à grands frais des convois denavires afin de récolter au pôle austral la fiente des pétrels etdes pingouins, et l’incalculable élément d’opulence qu’on a sous lamain, on l’envoie à la mer. Tout l’engrais humain et animal que lemonde perd, rendu à la terre au lieu d’être jeté à l’eau, suffiraità nourrir le monde.

Ces tas d’ordures du coin des bornes, cestombereaux de boue cahotés la nuit dans les rues, ces affreuxtonneaux de la voirie, ces fétides écoulements de fange souterraineque le pavé vous cache, savez-vous ce que c’est ? C’est de laprairie en fleur, c’est de l’herbe verte, c’est du serpolet et duthym et de la sauge, c’est du gibier, c’est du bétail, c’est lemugissement satisfait des grands bœufs le soir, c’est du foinparfumé, c’est du blé doré, c’est du pain sur votre table, c’est dusang chaud dans vos veines, c’est de la santé, c’est de la joie,c’est de la vie. Ainsi le veut cette création mystérieuse qui estla transformation sur la terre et la transfiguration dans leciel.

Rendez cela au grand creuset ; votreabondance en sortira. La nutrition des plaines fait la nourrituredes hommes.

Vous êtes maîtres de perdre cette richesse, etde me trouver ridicule par-dessus le marché. Ce sera là lechef-d’œuvre de votre ignorance.

La statistique a calculé que la France à elleseule fait tous les ans à l’Atlantique par la bouche de sesrivières un versement d’un demi-milliard. Notez ceci : avecces cinq cents millions on payerait le quart des dépenses dubudget. L’habileté de l’homme est telle qu’il aime mieux sedébarrasser de ces cinq cents millions dans le ruisseau. C’est lasubstance même du peuple qu’emportent, ici goutte à goutte, là àflots, le misérable vomissement de nos égouts dans les fleuves etle gigantesque vomissement de nos fleuves dans l’océan. Chaquehoquet de nos cloaques nous coûte mille francs. À cela deuxrésultats : la terre appauvrie et l’eau empestée. La faimsortant du sillon et la maladie sortant du fleuve.

Il est notoire, par exemple, qu’à cette heure,la Tamise empoisonne Londres[38].

Pour ce qui est de Paris, on a dû, dans cesderniers temps, transporter la plupart des embouchures d’égouts enaval au-dessous du dernier pont.

Un double appareil tubulaire, pourvu desoupapes et d’écluses de chasse, aspirant et refoulant, un systèmede drainage élémentaire, simple comme le poumon de l’homme, et quiest déjà en pleine fonction dans plusieurs communes d’Angleterre,suffirait pour amener dans nos villes l’eau pure des champs et pourrenvoyer dans nos champs l’eau riche des villes, et ce facileva-et-vient, le plus simple du monde, retiendrait chez nous lescinq cents millions jetés dehors. On pense à autre chose.

Le procédé actuel fait le mal en voulant fairele bien. L’intention est bonne, le résultat est triste. On croitexpurger la ville, on étiole la population. Un égout est unmalentendu. Quand partout le drainage, avec sa fonction double,restituant ce qu’il prend, aura remplacé l’égout, simple lavageappauvrissant, alors, ceci étant combiné avec les données d’uneéconomie sociale nouvelle, le produit de la terre sera décuplé, etle problème de la misère sera singulièrement atténué. Ajoutez lasuppression des parasitismes, il sera résolu[39].

En attendant, la richesse publique s’en va àla rivière, et le coulage a lieu. Coulage est le mot. L’Europe seruine de la sorte par épuisement.

Quant à la France, nous venons de dire sonchiffre. Or, Paris contenant le vingt-cinquième de la populationfrançaise totale, et le guano parisien étant le plus riche de tous,on reste au-dessous de la vérité en évaluant à vingt-cinq millionsla part de perte de Paris dans le demi-milliard que la Francerefuse annuellement. Ces vingt-cinq millions, employés enassistance et en jouissance, doubleraient la splendeur de Paris. Laville les dépense en cloaques. De sorte qu’on peut dire que lagrande prodigalité de Paris, sa fête merveilleuse, saFolie-Beaujon[40], son orgie, son ruissellement d’or àpleines mains, son faste, son luxe, sa magnificence, c’est sonégout.

C’est de cette façon que, dans la cécité d’unemauvaise économie politique, on noie et on laisse aller à vau-l’eauet se perdre dans les gouffres le bien-être de tous. Il devrait yavoir des filets de Saint-Cloud pour la fortune publique.

Économiquement, le fait peut se résumerainsi : Paris panier percé.

Paris, cette cité modèle, ce patron descapitales bien faites dont chaque peuple tâche d’avoir une copie,cette métropole de l’idéal, cette patrie auguste de l’initiative,de l’impulsion et de l’essai, ce centre et ce lieu des esprits,cette ville nation, cette ruche de l’avenir, ce composé merveilleuxde Babylone et de Corinthe, ferait, au point de vue que nous venonsde signaler, hausser les épaules à un paysan du Fo-Kian.

Imitez Paris, vous vous ruinerez.

Au reste, particulièrement en ce gaspillageimmémorial et insensé, Paris lui-même imite.

Ces surprenantes inepties ne sont pasnouvelles ; ce n’est point là de la sottise jeune. Les anciensagissaient comme les modernes. « Les cloaques de Rome, ditLiebig, ont absorbé tout le bien-être du paysan romain. »Quand la campagne de Rome fut ruinée par l’égout romain, Romeépuisa l’Italie, et quand elle eut mis l’Italie dans son cloaque,elle y versa la Sicile, puis la Sardaigne, puis l’Afrique. L’égoutde Rome a engouffré le monde. Ce cloaque offrait sonengloutissement à la cité et à l’univers. Urbi etorbi[41]. Ville éternelle, égout insondable.

Pour ces choses-là comme pour d’autres, Romedonne l’exemple.

Cet exemple, Paris le suit, avec toute labêtise propre aux villes d’esprit.

Pour les besoins de l’opération sur laquellenous venons de nous expliquer, Paris a sous lui un autreParis ; un Paris d’égouts ; lequel a ses rues, sescarrefours, ses places, ses impasses, ses artères, et sacirculation, qui est de la fange, avec la forme humaine demoins.

Car il ne faut rien flatter, pas même un grandpeuple ; là où il y a tout, il y a l’ignominie à côté de lasublimité ; et, si Paris contient Athènes, la ville delumière, Tyr, la ville de puissance, Sparte, la ville de vertu,Ninive, la ville de prodige, il contient aussi Lutèce, la ville deboue[42].

D’ailleurs le cachet de sa puissance est làaussi, et la titanique sentine de Paris réalise, parmi lesmonuments, cet idéal étrange réalisé dans l’humanité par quelqueshommes tels que Machiavel, Bacon et Mirabeau : le grandioseabject.

Le sous-sol de Paris, si l’œil pouvait enpénétrer la surface, présenterait l’aspect d’un madrépore colossal.Une éponge n’a guère plus de pertuis et de couloirs que la motte deterre de six lieues de tour sur laquelle repose l’antique grandeville. Sans parler des catacombes, qui sont une cave à part, sansparler de l’inextricable treillis des conduits du gaz, sans compterle vaste système tubulaire de la distribution d’eau vive quiaboutit aux bornes-fontaines, les égouts à eux seuls font sous lesdeux rives un prodigieux réseau ténébreux ; labyrinthe qui apour fil sa pente.

Là apparaît, dans la brume humide, le rat, quisemble le produit de l’accouchement de Paris.

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