Les Montagnes Hallucinées

Chapitre 11

 

Me voici parvenu une fois encore à un point où il est trèsdifficile d’avancer. Je devrais être endurci maintenant mais il estdes expériences et des prémonitions qui laissent des cicatricestrop profondes pour qu’on en guérisse, et ne font qu’aviver lasensibilité de sorte que la mémoire en restitue toute la premièrehorreur. Nous vîmes, je l’ai dit, certains obstacles sur le solpoli devant nous. Et je peux ajouter que nos narines furentassaillies presque aussitôt par une singulière aggravation del’étrange puanteur dominante, tout à fait mêlée à présent au relentindéfinissable de ces Autres qui étaient partis avant nous. Lalumière de la seconde torche ne laissait aucun doute sur la naturedes obstacles, et nous n’osâmes en approcher qu’en constatant, mêmeà distance, qu’ils avaient aussi sûrement perdu toute nocivité queles six spécimens analogues exhumés des monstrueuses sépulturessurmontées de tertres en étoile, au camp du pauvre Lake.

Ils étaient, à vrai dire, tout aussi incomplets que la plupartde ceux que nous avions déterrés – bien qu’à voir l’épaisse marevert foncé répandue autour d’eux, leur mutilation parût infinimentplus récente. Ils n’étaient que quatre, alors qu’on aurait pus’attendre, d’après les communiqués de Lake, à en trouver huit dansle groupe qui nous avait précédés. Les voir en cet état étaitvraiment inattendu, et nous nous demandions quel monstrueux combatavait bien pu se produire ici dans les ténèbres.

Les manchots, attaqués en nombre, ripostent sauvagement à coupsde bec et nos oreilles nous confirmaient maintenant la présenced’une colonie à quelque distance. Ces Autres l’avaient-ils dérangéedéclenchant une poursuite meurtrière ? Les « obstacles » nesuggéraient rien de tel, car des becs de manchots contre les tissuscoriaces que Lake avait disséqués ne pouvaient expliquer lesterribles dégâts que nous découvrîmes en approchant. D’ailleurs,les grands oiseaux aveugles que nous avions vus semblaientparticulièrement pacifiques.

Y avait-il eu bataille entre ces Autres, et les quatre absentsen étaient-ils responsables ? Si oui, où étaient-ils ?Peut-être tout proches, et représentant alors une menaceimmédiate ? Nous jetions des regards inquiets à certainspassages latéraux au sol luisant, tout en continuant notre lenteapproche, franchement réticente. Quel que fût le conflit, c’étaitévidemment ce qui avait jeté les manchots dans une erranceinhabituelle. Il avait donc dû se produire près de cette coloniedont nous parvenait le faible écho depuis le gouffre, à unedistance incalculable, car rien ne laissait croire que des oiseauxpussent vivre normalement ici. Y aurait-il eu, pensâmes-nous, unehideuse retraite, les plus faibles cherchant à regagner leurstraîneaux cachés quand leurs poursuivants les avaientachevés ? On pouvait imaginer la bagarre démoniaque entre cesmonstrueuses entités sans nom surgissant du ténébreux abîme, dansune nuée de manchots affolés criant et fuyant à toute allure.

J’ai dit que nous approchâmes lentement et à contrecœur de ces «obstacles » affalés et mutilés. Plût au ciel que nous ne les ayonsjamais approchés, et que nous soyons repartis au plus vite de cemaudit tunnel, avec son sol lisse, comme huilé, et ses mursdécadents qui singeaient et ridiculisaient ce qu’ils avaientsupplanté – repartis avant de voir ce que nous vîmes, avant que nosesprits ne soient à jamais marqués par ce qui ne nous laissera plusrespirer en paix !

Nos deux torches étaient braquées sur les objets abattus et nouscomprîmes vite l’essentiel de leur mutilation. Lacérés, écrasés,tordus et rompus, leur lésion commune la plus grave était unetotale décapitation. Chacun avait perdu sa tête en étoile àtentacules ; et nous vîmes en approchant davantage que, plusqu’une forme simple de clivage, c’était une sorte d’arrachageinfernal ou de succion. Leur répugnante sanie vert foncé serépandait en large flaque, mais sa puanteur était à demi masquéepar l’autre, nouvelle et plus étrange encore, et plus agressive icique jamais pendant notre voyage. Ce fut seulement tout près des «obstacles » abattus que nous repérâmes à sa source même cette autreinexplicable puanteur – et Danforth aussitôt, se rappelantcertaines sculptures frappantes des Anciens à l’époque permienne,cent cinquante millions d’années plus tôt, laissa échapper un crid’angoisse qui retentit hystériquement sous cette voûte archaïqueaux palimpsestes maléfiques.

Je faillis moi-même faire écho à son cri, car j’avais vu cessculptures primitives moi aussi et j’avais admiré en frémissantl’évocation par l’artiste anonyme de cette hideuse couche de bavedécouverte sur certains Anciens abattus et mutilés – ceux que leseffroyables shoggoths avaient massacrés à leur manière et sucés enune décapitation atroce, pendant la grande guerre de répression.C’étaient des sculptures infâmes, cauchemardesques, même quandelles racontaient des choses disparues, vieilles comme letemps ; car les shoggoths et ce qu’ils font ne doivent ni êtrevus des humains ni représentés par aucun être. L’auteur fou duNecronomicon avait osé jurer, non sans crainte, que nuln’avait jamais été produit sur cette planète, et que seuls lesrêveurs drogués avaient pu les imaginer. Protoplasme informecapable d’imiter et de refléter toutes formes, organes et actions –visqueuses agglutinations de cellules bouillonnantes – sphéroïdesélastiques de quinze pieds infiniment malléables et ductiles –esclaves hypnotisés, bâtisseurs de villes – de plus en plus rétifs,de plus en plus intelligents, de plus en plus amphibies, de plus enplus imitateurs. Grand Dieu ! Quelle folie commirent cesAnciens impies en voulant employer et sculpter de pareilsmonstres !

Alors là, quand nous vîmes, Danforth et moi, la bave noirefraîchement luisante aux reflets iridescents, collant en coucheépaisse à ces corps sans têtes, et puant de cette odeur obscène etindéfinissable, dont seule une imagination malade peut envisager lasource – collant à ces corps et scintillant, sous un moindrevolume, sur une partie lisse de ce mur détestablement regravé,en une série de points groupés – nous saisîmes l’essencede la terreur cosmique dans ses ultimes profondeurs. Ce n’était pasla crainte de ces quatre Autres absents – car nous savions tropbien qu’ils ne feraient plus de mal. Pauvres diables ! Aprèstout, ils n’étaient pas mauvais dans leur genre. C’étaient deshommes d’un autre âge et d’un autre mode d’existence. La Natureleur avait joué un tour infernal – tour qu’elle jouera à n’importequels Autres que la folie humaine, l’insensibilité ou la cruautépeuvent déterrer plus tard dans ce désert polaire hideusement mortou endormi – et ce fut leur tragique retour au pays.

Ils n’avaient pas même été sauvages – car qu’avaient-ils fait envérité ? Cet affreux réveil dans le froid d’une époqueinconnue – peut-être l’attaque de quadrupèdes velus aboyantfollement et la défense abasourdie contre eux et des simiens blancstout aussi frénétiques, avec leurs bizarres enveloppes et leurattirail… Pauvre Lake, pauvre Gedney… et pauvres Anciens !Scientifiques jusqu’au bout – qu’ont-ils fait que nous n’aurionsfait à leur place ? Dieu, quelle intelligence et quelleténacité ! Quel affrontement de l’incroyable, tout comme cesfrères et ancêtres sculptés avaient affronté des choses à peinemoins croyables ! Radiolaires, végétaux, monstres, fraid’étoiles – quoi qu’ils aient été, c’étaient des hommes !

Ils avaient franchi les pics glacés dont les pentes semées detemples avaient été leurs lieux de culte et de vagabondage parmiles fougères arborescentes. Ils avaient retrouvé leur cité morteétouffant sous sa malédiction, et avaient lu comme nous l’histoiregravée de ses derniers jours. Ils avaient tenté de rejoindre leursfrères vivants dans les fabuleux abîmes de ténèbres qu’ils neconnaissaient pas – et qu’avaient-ils trouvé ? Tout celadéfila en un éclair dans les esprits à l’unisson de Danforth etmoi, tandis que nos regards allaient de ces formes décapitées,couvertes de bave visqueuse, aux détestables palimpsestes sculptéset aux diaboliques groupes de points de bave fraîche sur le mur àcôté d’eux – regardant et comprenant ce qui avait dû triompher etsurvivre en bas, dans la ville aquatique cyclopéenne de cet abyssenocturne hanté de manchots, d’où, au même instant, une sinistrevolute de brume surgissait, éructation blafarde, comme en réponseau cri hystérique de Danforth.

Le choc devant cette monstrueuse bave et cette décapitationreconnue nous avait figés, statues immobiles et muettes, et cen’est que plus tard, au fil des conversations, que nous reconnûmesla parfaite identité de nos pensées. Il nous semblait être làdepuis des éternités, alors qu’il n’avait dû passer que dix ouquinze secondes. La détestable vapeur blême ondulait là-bas commesi réellement une masse en marche la poussait – puis vint un sonqui bouleversa tout ce que nous venions de décider, rompit du couple sortilège et nous lança en une course folle loin des manchotsdésorientés et piaillants, sur notre ancienne piste en direction dela ville, le long des galeries mégalithiques submergées par lesglaces jusqu’au grand cirque à ciel ouvert, et au sommet de larampe archaïque en spirale, ruée machinale, frénétique, vers l’airsain du dehors et la lumière du jour.

Ce nouveau son, comme je l’ai laissé entendre, renversa tous nosprojets car c’était celui que, depuis la dissection du pauvre Lake,nous attribuions à ceux qu’un instant plus tôt nous croyions morts.Celui précisément, Danforth me le dit plus tard, qu’il avait saisi,extrêmement étouffé, au tournant d’une ruelle, au-dessus de lacouche de glace ; il ressemblait de façon frappante auxplaintes aiguës du vent que nous avions entendues tous deux autourdes cavernes des hautes montagnes. Au risque de sembler puéril,j’ajouterai autre chose, ne serait-ce que parce que Danforth eutcurieusement la même impression que moi. Bien sûr, une lecturecommune nous avait préparés à cette interprétation, encore queDanforth eût évoqué des idées étranges à propos de sourcesinsoupçonnées et interdites auxquelles Poe put avoir accès quand ilécrivait son Arthur Gordon Pym un siècle plus tôt. On sesouvient que dans ce récit fantastique, il est un mot d’unesignification inconnue mais terrible et prodigieuse lié àl’Antarctique et que crient éternellement les gigantesques oiseauxd’un blanc de neige fantomatique, au cœur de cette région maléfique: « Tekeli-li ! Tekeli-li ! » C’est, je dois lereconnaître, exactement ce que nous crûmes entendre dans ce bruitsoudain derrière la brume blanche en marche – ce sifflement musicalinsidieux sur une gamme étrangement étendue.

Nous étions en pleine fuite avant que les trois sons ou syllabesaient été prononcés ; nous savions pourtant, connaissant larapidité des Anciens, que n’importe quel survivant du massacrealerté par nos cris et lancé à notre poursuite nous rattraperait enun instant s’il le voulait vraiment. Mais nous avions le vagueespoir qu’une conduite non agressive et la manifestation defacultés parentes pourraient amener un tel être à nous épargner encas de capture, ne serait-ce que par intérêt scientifique. Aprèstout, s’il n’avait rien à craindre pour lui-même, il n’auraitaucune raison de nous nuire. Se cacher aurait été puéril dans cetteconjoncture et nous utilisâmes notre torche pour jeter un coupd’œil en arrière : la brume s’éclaircissait. Allions-nous voirenfin un exemple intact et vivant de ces Autres ? Revint denouveau le son musical, aigu et insidieux : « Tekeli-li !Tekeli-li ! »

Alors, remarquant que nous distancions réellement notrepoursuivant, il nous vint à l’idée que l’entité pouvait êtreblessée. Nous ne voulions pourtant prendre aucun risque car ellevenait de toute évidence en réponse au cri de Danforth et non pourfuir une autre entité. La coïncidence était trop nette pour laisserplace au doute. Quant à ce cauchemar plus inconcevable encore etplus indéfinissable – cette montagne fétide, inaperçue, deprotoplasme vomisseur de bave dont l’espèce avait conquis l’abysseet envoyait des pionniers resculpter et se contorsionner dans lesterriers de la montagne – nous ne pouvions nous en faire aucuneidée ; et nous éprouvions un vrai serrement de cœurd’abandonner cet Ancien probablement infirme – le seul survivantpeut-être – au péril d’une nouvelle capture et d’un sortinnommable.

Dieu merci, nous ne ralentîmes pas notre course. Les volutes debrume s’épaississaient encore et progressaient de plus en plusvite, tandis que les manchots errants appelaient de leur voixrauque et criaient derrière nous, donnant les signes d’une paniquesurprenante après leur relative passivité quand nous les avionsdépassés. Vint une fois de plus la note aiguë et sinistre : «Tekeli-li ! Tekeli-li ! » Nous nous étionstrompés. Cet être n’était pas blessé mais avait simplement faithalte en rencontrant les corps de ses frères abattus et lesdiaboliques inscriptions de bave au-dessus d’eux. Nous neconnaîtrions jamais le message démoniaque – mais les sépultures aucamp de Lake avaient montré quelle importance ces êtres attachaientà leurs morts. Notre torche imprudemment allumée révélait à présentdevant nous la grande caverne ouverte où convergeaient plusieursvoies et nous fûmes heureux de laisser derrière nous cespalimpsestes morbides – dont nous avions senti la présence sans lesavoir vus.

La caverne nous inspira cette autre idée qu’il serait possiblede perdre notre poursuivant à ce carrefour déconcertant de vastesgaleries. Il y avait plusieurs manchots albinos aveugles dansl’espace découvert, et leur peur de l’entité qui approchaitdevenait manifestement une panique incroyable. Si, réglant notretorche au minimum indispensable à notre marche, nous n’éclairionsque devant nous, l’agitation et les cris rauques des grands oiseauxépouvantés dans la brume pouvaient étouffer nos bruits de pas,masquer notre véritable direction et, d’une manière ou d’une autre,brouiller notre piste. Dans le brouillard bouillonnant ettourbillonnant, le sol encombré et terne du tunnel principal – à ladifférence des autres souterrains maniaquement polis – sedistinguait à peine, même, autant que nous pouvions le prévoir,pour ces sens spéciaux qui rendaient les Anciens partiellementindépendants de la lumière en cas de nécessité. En fait, nouscraignions un peu de nous égarer nous-mêmes dans notre hâte. Carnous avions naturellement décidé de mettre le cap sur la villemorte ; si bien qu’une erreur dans le dédale des contrefortsaurait des conséquences inimaginables.

Que nous ayons survécu et retrouvé l’air libre est une preuvesuffisante que cet être prit une mauvaise galerie tandis queprovidentiellement nous tombions sur la bonne. Les manchots seulsn’auraient pu nous sauver, mais avec l’aide de la brume, ilssemblent bien l’avoir fait. Un destin bienveillant maintint aumoment opportun l’épaisseur des volutes vaporeuses, qui sedéplaçaient sans cesse et menaçaient de disparaître. En fait, ellesse levèrent une seconde, juste avant que nous n’émergions dans lacaverne, en sortant du tunnel aux nouvelles sculpturesécœurantes ; et nous eûmes ainsi un premier et partiel aperçude l’entité qui approchait, quand nous jetâmes derrière nous unregard de terreur désespérée avant de baisser la torche et de nousmêler aux manchots dans l’espoir d’esquiver la poursuite. Si ledestin qui nous dissimula fut bienveillant, celui qui nous permitde voir fut infiniment contraire ; car à ce que nousentr’aperçûmes en un éclair nous devons une bonne partie del’horreur qui, depuis, n’a jamais cessé de nous hanter.

La raison précise de ce regard en arrière ne fut peut-être quel’instinct immémorial du poursuivi d’évaluer la nature et la marchede son poursuivant, ou peut-être une tentative machinale derépondre à la question inconsciente d’un de nos sens. En pleinefuite, toutes nos facultés concentrées sur le problème du salut,nous n’étions pas en état d’observer ni d’analyser lesdétails ; pourtant, même alors, nos cellules cérébraleslatentes durent s’interroger sur le message que leur transmettaientnos narines. Nous comprîmes après coup que notre éloignement de labave visqueuse sur les « obstacles » décapités et l’approchesimultanée de l’entité poursuivante ne nous avaient pas apportél’échange de puanteurs qui eût été logique. Au voisinage des êtresabattus, cette nouvelle et inexplicable odeur était nettementdominante, mais elle aurait dû désormais faire place largement àl’indéfinissable relent qui s’associait à ces Autres. Cela nes’était pas produit – au contraire, la nouvelle et insupportableodeur était à présent pratiquement sans mélange et devenait plustoxique à chaque seconde.

Nous regardâmes donc en arrière – simultanément semble-t-il,encore que sans doute le mouvement naissant de l’un ait entraînél’imitation de l’autre. En même temps nous dirigeâmes nos deuxtorches à pleine puissance sur la brume momentanémentatténuée ; soit par simple désir instinctif de voir tout ceque nous pouvions, soit dans l’effort moins primitif mais aussiinconscient d’éblouir cet être avant de baisser notre lumière et denous esquiver parmi les manchots au centre du labyrinthe. Gestemalheureux ! Ni Orphée lui-même ni la femme de Loth nepayèrent plus cher un regard en arrière. Et revint encore cetodieux son aigu avec toute sa gamme – « Tekeli-li !Tekeli-li ! »

Je ferais mieux de parler franchement – même si je ne peuxsupporter d’être catégorique – pour exprimer ce que nous vîmes,bien que sur le moment nous sentions que nous ne pourrionsl’admettre, même l’un vis-à-vis de l’autre. Les mots quiparviendront au lecteur ne pourront jamais suggérer seulementl’horreur du spectacle. Il paralysa si totalement notre conscienceque je m’étonne qu’il nous soit resté assez de bon sens pouratténuer nos lumières comme prévu, et prendre le bon tunnel jusqu’àla ville morte. L’instinct seul a dû nous guider, mieux peut-êtreque ne l’eût fait la raison ; mais si c’est ce qui nous asauvés, nous l’avons payé très cher. De raison, nous n’en avionsplus guère. Danforth était complètement démoralisé, et la premièrechose que je me rappelle du reste du voyage, c’est de l’avoirentendu scander d’un air absent une litanie hystérique où je suisbien le seul au monde à avoir trouvé autre chose qu’insanedivagation. Elle faisait écho sur le mode suraigu aux cris rauquesdes manchots, se réverbérant plus loin sous les voûtes et – Dieumerci – dans la partie maintenant vide derrière nous. Il n’avaitpas dû la commencer tout de suite – sinon nous n’aurions passurvécu, courant tête baissée. Je frémis en songeant à ce qu’auraitpu produire la moindre perturbation dans ses réactionsnerveuses.

« South Station Under – Washington Under – Park Street Under –Kendal – Central – Harvard… » Le pauvre garçon récitait lesstations familières du tunnel Boston-Cambridge qui creusait sonchemin à travers notre paisible terre natale à des milliers demiles de là, en Nouvelle-Angleterre, bien que pour moi ce rituel neprésente ni incohérence ni nostalgie. C’était seulement del’horreur, car je savais de façon sûre quelle monstrueuse etindicible analogie l’avait inspirée. Nous nous attendions, enregardant en arrière, à voir un être terrible et incroyablementimpressionnant si la brume était assez légère ; mais de cetêtre nous avions une idée claire. Ce que nous vîmes – car la brumen’était en effet que trop malignement transparente – était tout àfait différent, infiniment plus hideux et détestable. C’étaitl’incarnation accomplie et concrète de ce que le romancierfantastique appelle « la chose qui ne devrait pas être » ; etson équivalent intelligible le plus proche est un énorme métrolancé à toute vitesse tel qu’on le voit du quai d’une station – sonlarge front noir surgissant, colossal, du plus loin d’un souterrainsans bornes, constellé de lumières étrangement colorées etremplissant le prodigieux tunnel comme un piston remplit uncylindre.

Mais nous n’étions pas sur le quai d’une station. Nous étionssur la voie même où la cauchemardesque colonne élastique exsudaitdevant elle la fétide et noire iridescence à travers son sinus dequinze pieds, prenant une vitesse invraisemblable et poussantdevant elle un nuage ondoyant, de plus en plus épais, de pâlevapeur d’abîme. C’était une chose terrible, indescriptible, plusénorme qu’aucun train souterrain – une accumulation informe debulles protoplasmiques, faiblement phosphorescente, couverte d’unemyriade d’yeux éphémères, naissant et se défaisant comme despustules de lumière verdâtre sur tout l’avant qui remplissait letunnel et fonçait sur nous, écrasant les manchots affolés, englissant sur le sol luisant qu’elle et ses pareils avaient balayési férocement de toute poussière. Et toujours ce cri surnaturel,narquois : « Tekeli-li ! Tekeli-li ! » Nous nousrappelâmes enfin que les shoggoths démoniaques – qui tenaient desseuls Anciens la vie, la pensée et leurs structures d’organesmalléables, et sans autre langage que les groupes de points –n’avaient de voix que les accents imités de leurs maîtresdisparus.

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