Les Montagnes Hallucinées

Chapitre 8

 

Naturellement Danforth et moi étudiâmes avec un spécial intérêtet le sentiment d’un devoir personnel tout ce qui se rapportait àla région où nous nous trouvions. Ce matériel local étaitévidemment très abondant et, dans le fouillis du sol de la ville,nous eûmes la chance de découvrir une maison très récente dont lesmurs, bien qu’assez endommagés par une crevasse voisine,renfermaient des sculptures de style décadent qui retraçaientl’histoire de la région bien avant l’époque de la carte du pliocèneoù nous avions puisé notre aperçu général du monde préhumain. Cefut le dernier site que nous étudiâmes en détail car ce que nous ytrouvâmes nous donna un nouvel objectif immédiat.

Nous étions certainement dans le plus étrange, le plusmystérieux et le plus terrible de tous les recoins du globeterrestre. De toutes les terres qui existent il était le plusinfiniment ancien ; et notre conviction grandit que ce hideuxplateau devait être en vérité le fabuleux et cauchemardesqueplateau de Leng, dont l’auteur fou du Necronomiconlui-même hésitait à parler. La grande chaîne montagneuse étaitdémesurément longue – partant d’une chaîne basse de la terre deLuitpold sur la côte de la mer de Weddell et traversantpratiquement tout le continent. La partie vraiment haute s’étendaitsur un arc imposant, d’environ 82° de latitude et 60° de longitudeest jusqu’à 70° de latitude et 115° de longitude est, son côtéconcave tourné vers notre camp et son extrémité vers la mer dans larégion de cette longue côte bloquée par les glaces, dont Wilkes etMawson aperçurent les collines au cercle antarctique.

Mais des excès plus monstrueux encore de la Nature étaientdangereusement proches. J’ai dit que ces pics étaient plus hautsque l’Himalaya mais les sculptures m’interdisaient de les proclamerles plus hauts de la Terre. Ce sinistre honneur revientindubitablement à ce que la moitié des bas-reliefs n’osent même pasnommer, tandis que les autres ne l’abordent qu’avec répugnance etangoisse. Il semble que ce soit une partie de la terre antique –celle qui émergea des eaux quand la planète se fut débarrassée dela Lune et que les Anciens eurent filtré des étoiles – qu’on a finipar fuir comme vaguement et indéfinissablement néfaste. Les villesédifiées là s’étaient écroulées avant leur temps, et soudain on lesavait retrouvées désertes. Puis quand la première grande secousseterrestre avait bouleversé la région à l’époque comanchienne, uneterrifiante rangée de pics avait surgi brusquement dans le fracaset le chaos les plus effroyables – et la Terre avait reçu ses plushautes et terribles montagnes.

Si l’échelle des gravures était exacte, ces monstres détestablesmesuraient beaucoup plus de quarante mille pieds de haut – biendavantage que les odieuses montagnes hallucinées que nous avionsrencontrées. Elles s’étendaient, semblait-il, de 77° de latitude,70° de longitude est jusqu’à 70° de latitude, 100° de longitude est– à moins de trois cents miles de la cité morte, de sorte que nousaurions pu entrevoir leurs redoutables sommets dans le lointainindistinct de l’ouest, n’eût été la vague brume opalescente. Leurlimite au nord doit être visible également depuis le long littoraldu cercle antarctique, sur la terre de la Reine-Mary.

Certains Anciens, dans les temps décadents, ont adressé auxmontagnes d’étranges prières ; mais aucun ne s’en est jamaisapproché ni n’a osé s’interroger sur ce qu’il y a derrière. Nulregard humain ne les a jamais aperçues et, voyant quelles émotionsexprimaient les gravures, je priai pour que nul ne l’ait jamais pu.Il y a des collines protectrices le long de la côte au-delà – lesterres de la Reine-Mary et de l’Empereur-Guillaume – et je rendsgrâce au ciel que personne n’ait pu aborder et gravir ces collines.Je ne suis plus aussi sceptique que je l’étais quant aux vieilleslégendes et terreurs, et je ne ris plus à présent de cette idée dusculpteur préhumain : que de temps en temps un éclair s’arrêtedélibérément sur chacune des crêtes menaçantes et qu’une lueurinexplicable brille du haut de ces terribles cimes tout le long dela nuit polaire. Il y a peut-être une très réelle et monstrueusesignification dans les vieilles rumeurs pnakotiques à propos deKadath dans le désert glacé.

Mais la terre toute proche n’était guère moins étrange, même simoins indéfinissablement maudite. Peu après la fondation de laville, la grande chaîne devint le site des principaux temples, etde nombreuses gravures montrent quelles grotesques et fantastiquestours agressaient le ciel là où nous ne vîmes que cubes et rempartsbizarrement suspendus. Au long des âges, les cavernes apparurent etfurent aménagées en annexes des temples. Au cours des périodessuivantes, toutes les veines calcaires de la région furent creuséespar les eaux souterraines, de sorte que les montagnes, lescontreforts et les plaines à leur pied devinrent un véritableréseau de cavernes et de galeries communicantes. Beaucoup desculptures pittoresques évoquaient des explorations en profondeuret la découverte enfin de la mer sans soleil, noire comme le Styx,qui se cache dans les entrailles de la Terre.

Cet immense gouffre avait sans aucun doute été creusé peu à peupar le grand fleuve qui, descendu des horribles montagnes sans nomde l’Ouest, avait jadis contourné la base de la chaîne des Ancienset coulé tout au long jusque dans l’océan Indien, entre les terresde Budd et Totten sur le littoral de Wilkes. Il avait rongé peu àpeu en la contournant la base calcaire de la montagne, jusqu’à ceque, ses flots l’ayant sapée, il rejoigne la caverne des eauxsouterraines pour approfondir le gouffre avec elles. Enfin sa masseentière se déversa au creux des collines, laissant à sec son anciencours vers l’océan. Une grande partie de la ville, telle que nousl’avions découverte à présent, avait été construite ensuite sur cetancien lit. Les Anciens, comprenant ce qui s’était passé, etexerçant comme toujours leur sens artistique si pénétrant, avaientsculpté en pylônes décorés les reliefs des contreforts où le grandcourant avait commencé sa descente dans les éternellesténèbres.

Ce fleuve, autrefois enjambé par des quantités de nobles pontsde pierre, était évidemment celui dont nous avions repéré de notreavion le cours disparu. Sa présence dans divers bas-reliefs de laville nous aida à retrouver le décor tel qu’il avait été auxdifférentes phases de la longue, immémoriale histoire dupays ; de sorte que nous pûmes dessiner un plan rapide maisminutieux des traits essentiels – jardins, édifices importants,ainsi de suite – pour guider de futures explorations. Nous pûmesbientôt recréer en imagination tout cet ensemble prodigieux telqu’il était un million ou dix ou cinquante millions d’années plustôt, car les sculptures nous décrivaient exactement l’image de cesmonuments et montagnes, faubourgs et paysages avec la végétationluxuriante du tertiaire. Elle avait dû être d’une beautémerveilleuse, magique, et tout en y songeant j’oubliais presque lelourd sentiment d’oppression sinistre dont l’inhumaine antiquité dela ville, son énormité, sa torpeur, son isolement et son crépusculeglacial avaient accablé mon esprit. Pourtant, selon certainsbas-reliefs, les habitants de cette ville avaient eux-mêmes connul’étreinte d’une terreur angoissante ; car dans certaine scènesombre, qui revenait souvent, on voyait les Anciens épouvantésreculer devant un objet – jamais représenté dans le dessin –découvert dans le grand fleuve et dont il était dit qu’il avait étécharrié à travers les forêts ondoyantes de cycas, drapées de vigne,depuis ces horribles montagnes occidentales.

Ce fut seulement dans une maison récente aux sculpturesdécadentes que nous relevâmes les signes précurseurs de lacatastrophe finale qui conduisit à l’abandon de la ville.Indubitablement, il devait y avoir eu ailleurs beaucoup d’autressculptures contemporaines de celles-ci, compte tenu même durelâchement des énergies et des aspirations à une époqueoppressante et incertaine ; en fait, la preuve de leurexistence nous fut donnée peu après. Mais ce fut le premier et leseul ensemble que nous rencontrâmes directement. Nous avionsl’intention de continuer les recherches mais, comme je l’ai dit,les circonstances nous imposèrent un autre objectif immédiat. Il yaurait eu, d’ailleurs, une limite, car ayant perdu tout espoird’une durable occupation des lieux, les Anciens ne pouvaientqu’abandonner complètement les décorations murales. Le coupdécisif, naturellement, fut l’arrivée du grand froid qui paralysapresque toute la Terre et n’a jamais quitté les pôles maudits – legrand froid qui, à l’autre bout du monde, anéantit les pays deLomar et d’Hyperborea.

Quand cette évolution commença-t-elle exactement dansl’Antarctique, il serait difficile d’en préciser l’époque.Actuellement, on situe le début de la période glaciaire à environcinq cent mille ans avant nos jours, mais aux pôles le terriblefléau dut s’annoncer beaucoup plus tôt. Toute estimation chiffréeest en partie conjecturale, et il est tout à fait plausible que lessculptures décadentes aient été exécutées voici beaucoup moins d’unmillion d’années, et que l’abandon effectif de la ville fût totalbien avant le début du pléistocène – il y a cinq cent mille ans –tel qu’il est convenu de le fixer pour l’ensemble de la Terre.

Les sculptures décadentes donnaient des signes du dépérissementgénéral de la végétation et du déclin de la vie paysanne chez lesAnciens. Des appareils de chauffage étaient installés dans lesmaisons, et les voyageurs en hiver étaient représentés emmitouflésd’étoffes protectrices. Puis nous vîmes une série de cartouches (lacontinuité des frises étant fréquemment interrompue dans cesdernières gravures) qui décrivaient une migration croissantejusqu’aux refuges proches d’une température plus clémente –certains fuyant vers les cités marines au large des côteslointaines, et d’autres descendant à travers le dédale des cavernescalcaires dans les collines creuses, au voisinage du ténébreuxabîme des eaux souterraines.

Il semble finalement que l’abîme proche ait accueilli la coloniela plus importante. Cela en partie sans doute à cause du caractèresacré que gardait par tradition cette région particulière ;mais plus sûrement pour les possibilités qu’il offrait de continuerla fréquentation des temples dans le dédale des montagnes, et deconserver l’immense cité comme résidence d’été et base decommunication avec diverses mines. Le lien avec les anciennesrésidences et les nouvelles était renforcé par plusieurs plansinclinés et autres aménagements le long des voies secondaires, ycompris de nombreux tunnels directs depuis l’ancienne métropolejusqu’au noir abysse – tunnels en pente raide dont nous dessinâmessoigneusement les entrées, selon les estimations les plusréfléchies, sur le plan que nous préparions. Il était évident quedeux au moins se trouvaient à une distance raisonnable de l’endroitoù nous étions ; tous deux à la lisière de la ville du côté dela montagne, l’un à moins d’un quart de mile de l’ancien lit dufleuve, l’autre deux fois plus loin peut-être dans la directionopposée.

Le gouffre, apparemment, avait par endroits des rives de terresèche en pente douce ; mais les Anciens édifièrent leurnouvelle ville sous les eaux – sans doute pour la température plusclémente qu’elles leur assuraient. La mer secrète devait être trèsprofonde, de sorte que la chaleur interne du globe la rendaithabitable pour un temps illimité. Ces êtres n’eurent manifestementaucun mal à s’adapter au séjour temporaire – ou éventuellementpermanent – sous les eaux car ils n’avaient jamais laissés’atrophier leur système de branchies. Beaucoup de sculpturesmontraient qu’ils rendaient de fréquentes visites à leurs frèressous-marins et qu’ils se baignaient ordinairement au plus profondde leur grand fleuve. L’obscurité au cœur de la Terre ne pouvaitpas non plus décourager une race habituée aux longues nuitspolaires.

Bien que de style indiscutablement décadent, ces derniersbas-reliefs prenaient un ton vraiment épique pour relater laconstruction de la nouvelle cité dans le gouffre marin. Les Anciensl’avaient menée scientifiquement, extrayant du cœur des dédalesmontagneux des blocs rocheux inaltérables, et employant desouvriers spécialisés de la ville sous-marine du proche Orient pourréaliser l’opération selon les meilleures méthodes. Cestravailleurs apportèrent avec eux tout ce qui était nécessaire à lanouvelle entreprise – tissu organique du shoggoth pour produire lesporteurs de pierres et plus tard les bêtes de somme dans la cité del’abîme, et autre matériel protoplasmique dont on façonnerait lesorganismes phosphorescents destinés à l’éclairage.

Une puissante métropole surgit enfin au fond de la merstygienne ; son architecture était très proche de celle de laville de surface et son exécution relativement peu marquée par ladécadence grâce à la précision mathématique propre aux travaux dubâtiment. Les shoggoths fraîchement élevés, de taille colossale etd’une intelligence singulière, étaient représentés prenant etexécutant les ordres avec une merveilleuse célérité. Ils semblaients’entretenir avec les Anciens en imitant leur voix – sorte de sonmusical aigu, d’une gamme très étendue, si la dissection dumalheureux Lake avait vu juste – et travaillaient à partir d’ordresoraux plutôt que de suggestions hypnotiques comme autrefois. Ilsétaient néanmoins d’une docilité admirable. Les organismesphosphorescents fournissaient la lumière avec une remarquableefficacité, compensant certainement la perte des aurores boréales,familières aux nuits du monde extérieur.

L’art et la décoration continuèrent, non, bien sûr, sans quelquedécadence. Les Anciens apparemment étaient conscients de cettedégradation et dans bien des cas anticipaient la politique deConstantin le Grand en faisant venir de leur cité terrestre despièces particulièrement belles de sculpture ancienne, tout commel’empereur, à une époque analogue de déclin, dépouillait la Grèceet l’Asie de leur art le plus accompli pour offrir à sa nouvellecapitale byzantine plus de splendeurs que son propre peuple n’enpouvait créer. Si ce transfert resta d’importance limitée, c’estsans doute parce que la cité terrestre ne fut pas d’abord tout àfait abandonnée. Avec le temps, on la délaissa complètement –probablement avant que le pléistocène ne fût très avancé – lesAnciens désormais se satisfaisant peut-être de leur art décadent,ou ayant cessé d’apprécier l’excellence des sculptures anciennes.Aussi les ruines éternellement silencieuses qui nous entouraientn’avaient-elles pas subi un dépouillement systématique bien quetoutes les statues isolées de grande qualité aient étéemportées.

Les cartouches et les lambris décadents relatant cette histoirefurent, je l’ai dit, les derniers que nous découvrîmes dans cetteenquête limitée. Ils nous laissèrent l’image des Anciens faisant lanavette entre la ville terrestre en été et celle du gouffre marinl’hiver, commerçant parfois avec les cités sous-marines au large dela côte antarctique. À cette époque, la ville terrestre fut enfinconsidérée comme perdue, car les sculptures montraient beaucoup designes des progrès néfastes du froid. La végétation dépérissait, etles terribles neiges de l’hiver ne fondaient plus guère, même enété. Le cheptel de sauriens était presque entièrement mort et lesmammifères ne se portaient pas mieux. Pour continuer le travail ensurface, il devenait nécessaire d’adapter à la vie terrestrecertains des shoggoths amorphes, curieusement résistants aufroid ; ce que les Anciens hésitaient à faire autrefois. Legrand fleuve, à présent, était sans vie et la mer extérieure avaitperdu la plupart de ses habitants, sauf les phoques et lesbaleines. Tous les oiseaux avaient émigré, à part de grandsmanchots grotesques.

Que s’était-il passé depuis ? Nous ne pouvions que nousinterroger. Combien de temps avait survécu la nouvelle ville dansla caverne marine ? Était-elle toujours là, cadavre de pierreau sein d’éternelles ténèbres ? Les eaux souterrainesavaient-elles fini par geler ? Quel sort avaient connu lescités des fonds marins du monde extérieur ? Quelques Anciensétaient-ils partis vers le nord devant la progression de la calotteglaciaire ? La géologie actuelle n’indiquait aucune trace deleur présence. Les terrifiants Mi-Go étaient-ils restés une menacepour le monde extérieur du Nord ? Pouvait-on être sûr de cequi traînait ou non même de nos jours dans les abysses aveugles etinsondables des eaux les plus profondes de la Terre ? Cesmonstres pouvaient apparemment supporter n’importe quelle pression– et les hommes de la mer avaient péché parfois des chosessingulières. L’hypothèse enfin du « tueur de baleines »expliquait-elle vraiment les cicatrices mystérieuses et sauvagesobservées une génération plus tôt par Borchgrevingk sur les phoquesde l’Antarctique ?

Les spécimens trouvés par le pauvre Lake n’entraient pas dansnos conjectures, car leur environnement géologique prouvait qu’ilsavaient vécu à une époque très reculée de l’histoire de la citéterrestre. Ils avaient, selon leur situation, au moins trentemillions d’années ; et nous calculions que, de leur temps, lacité de la caverne marine, et en fait la caverne elle-même,n’existaient pas. Ils auraient rappelé un décor plus ancien, avecpartout la folle végétation du tertiaire, une cité plus jeuneautour d’eux, ses arts florissants, et un grand fleuve balayant surson chemin vers le nord le pied des puissantes montagnes, endirection d’un océan tropical disparu.

Et pourtant, nous ne pouvions nous empêcher de penser à cesspécimens, surtout aux huit intacts qui manquaient au camphideusement ravagé de Lake. Il y avait dans tout cela quelque chosed’anormal : ces choses étranges que nous avions si obstinémentattribuées à la folie de quelqu’un, ces sépultures effroyables,l’abondance et la nature des objets disparus, Gedney, larésistance surnaturelle de ces êtres archaïques, et les bizarresformes de vie que les sculptures montraient maintenant chez larace… Danforth et moi en avions tant vu au cours de ces dernièresheures, que nous étions prêts à croire, tout en gardant le silence,beaucoup de secrets consternants et inconcevables de la Natureprimitive.

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