Les Mystères du peuple – Tome I

Les Mystères du peuple – Tome I

d’ Eugène Sue
Partie 1
INTRODUCTION : LE CASQUE DU DRAGON. – L’ANNEAU DE FORÇAT. ouLA FAMILLE LEBRENN. – 1848 – 1849.
Chapitre 1

Comment, en février 1848, M. Marik Lebrenn, marchand de toile, rue Saint-Denis, avait pour enseigne : l’Épée de Brennus. – Des choses extraordinaires que Gildas Pakou, garçon de magasin, remarqua dans la maison de son patron. – Comment, à propos d’un colonel de dragons, Gildas Pakou raconte à Jeanike, la fille de boutique, une terrible histoire de trois moines rouges, vivant il y a près de mille ans. – Comment Jeanike répond à Gildas que le temps des moines rouges est passé et que le temps des omnibus est venu. – Comment Jeanike, qui faisait ainsi l’esprit fort, est non moins épouvantée que Gildas Pakou à propos d’une carte de visite.

 

Le 23 février 1848, époque à laquelle la France depuis plusieurs jours et Paris surtout depuis la veille étaient profondément agités par la question des banquets réformistes, l’on voyait rue Saint-Denis, non loin du boulevard,une boutique assez vaste, surmontée de cette enseigne :

M. Lebrenn, marchand de toile,

À l’Épée de Brennus.

En effet, un tableau assez bien peintreprésentait ce trait si connu dans l’histoire : le chef del’armée gauloise, Brennus, d’un air farouche et hautain,jetait son épée dans l’un des plateaux de la balance où se trouvaitla rançon de Rome, vaincue par nos pères les Gaulois, il y a deuxmille ans et plus.

On s’était autrefois beaucoup diverti, dans lequartier Saint-Denis, de l’enseigne belliqueuse du marchand detoile ; puis l’on avait oublié l’enseigne, pour reconnaîtreque M. Marik Lebrenn était le meilleur homme du monde, bonépoux, bon père de famille, qu’il vendait à juste prix d’excellentemarchandise, entre autres de superbe toile de Bretagne, tirée deson pays natal. Que dire de plus ? Ce digne commerçant payaitrégulièrement ses billets, se montrait avenant et serviable enverstout le monde, remplissait, à la grande satisfaction de seschers camarades, les fonctions de capitaine en premier dela compagnie de grenadiers de son bataillon ; aussi était-ilgénéralement fort aimé dans son quartier, dont il pouvait se direun des notables.

Or donc, par une assez froide matinée, le 23février, les volets du magasin de toile furent, selon l’habitude,enlevés par le garçon de boutique, aidé de la servante, tous deuxBretons, comme leur patron, M. Lebrenn, qui prenait toujoursses serviteurs dans son pays.

La servante, fraîche et jolie fille de vingtans, s’appelait Jeanike. Le garçon de magasin, nomméGildas Pakou, jeune et robuste gars du pays de Vannes,avait une figure candide et un peu étonnée, car il n’habitait Parisque depuis deux jours ; il parlait très-suffisammentfrançais ; mais dans ses entretiens avec Jeanike, sapayse, il préférait causer en bas-breton, l’ancienne languegauloise, ou peu s’en faut[1].

Nous traduirons donc l’entretien des deuxcommensaux de la maison Lebrenn.

Gildas Pakou semblait pensif, quoiqu’ils’occupât de transporter à l’intérieur de la boutique les volets dudehors ; il s’arrêta même un instant, au milieu du magasin,d’un air profondément absorbé, les deux bras et le menton appuyéssur la carre de l’un des contrevents qu’il venait de décrocher.

– Mais à quoi pensez-vous donc là,Gildas ? lui dit Jeanike.

– Ma fille, répondit-il d’un airméditatif et presque comique, vous rappelez-vous la chanson dupays : Geneviève de Rustefan[2] ?

– Certainement, j’ai été bercée aveccela ; elle commence ainsi :

Quand le petit Jean gardait ses moutons,

Il ne songeait guère à être prêtre.

– Eh bien, Jeanike, je suis comme lepetit Jean… Quand j’étais à Vannes, je ne songeais guère à ce queje verrais à Paris.

– Et que voyez-vous donc ici de sisurprenant, Gildas ?

– Tout, Jeanike…

– Vraiment !

– Et bien d’autres chosesencore !

– C’est beaucoup.

– Écoutez plutôt. Ma mère m’avaitdit : « Gildas, monsieur Lebrenn, notre compatriote, àqui je vends la toile que nous tissons aux veillées, te prend pourgarçon de magasin. C’est une maison du bon Dieu. Toi, qui n’esguère hardi ni coureur, tu seras là aussi tranquille qu’ici, dansnotre petite ville ; car la rue Saint-Denis de Paris, oùdemeure ton patron, est une rue habitée par d’honnêtes et paisiblesmarchands. » – Eh bien, Jeanike, pas plus tard qu’hier soir,le second jour de mon arrivée ici, n’avez-vous pas entendu commemoi ces cris : Fermez les boutiques ! fermez lesboutiques ! ! ! Avez-vous vu ces patrouilles, cestambours, ces rassemblements d’hommes qui allaient et venaient entumulte ? Il y en avait dont les figures étaient terriblesavec leurs longues barbes… J’en ai rêvé, Jeanike ! j’en airêvé ?

– Pauvre Gildas !

– Et si ce n’est que cela !

– Quoi ! encore ? Avez-vousquelque chose à reprocher au patron ?

– Lui ! c’est le meilleur homme dumonde… J’en suis sûr, ma mère me l’a dit.

– Et madame Lebrenn ?

– Chère et digne femme ! elle merappelle ma mère par la douceur.

– Et mademoiselle ?

– Oh ! pour celle-là, Jeanike, onpeut dire d’elle ce que dit la chanson desPauvres[3] :

Votre maîtresse est belle et pleine de bonté.

Et comme elle est jolie elle est aimable aussi.

Et c’est par là qu’elle est venue à bout de gagner tous lescœurs.

– Ah ! Gildas, que j’aime à entendreces chants du pays ! Celui-là semble être fait pourmademoiselle Velléda, et je…

– Tenez, Jeanike, dit le garçon demagasin en interrompant sa compagne, vous me demandez pourquoi jem’étonne…… est-ce un nom chrétien que celui de mademoiselle,dites ? Velléda ! Qu’est-ce que çasignifie ?

– Que voulez-vous ? c’est une idéede monsieur et de madame.

– Et leur fils, qui est retourné hier àson école de commerce ?

– Eh bien ?

– Quel autre nom du diable a-t-il aussicelui-là ? On a toujours l’air de jurer en le prononçant.Ainsi, dites-le ce nom, Jeanike. Voyons, dites-le.

– C’est tout simple : le fils denotre patron s’appelle Sacrovir.

– Ah ah ! j’en étais sûr. Vous avezeu l’air de jurer… vous avez dit Sacrrrovir.

– Mais non, je n’ai pas fait ronfler lesr comme vous.

– Elles ronflent assez d’elles-mêmes, mafille… Enfin, est-ce un nom ?

– C’est encore une des idées de monsieuret de madame…

– Bon. Et la porte verte ?

– La porte verte ?

– Oui, au fond de l’appartement. Hier, enplein midi, j’ai vu monsieur le patron entrer là avec unelumière.

– Naturellement, puisque les voletsrestent toujours fermés…

– Vous trouvez cela naturel, vous,Jeanike ? et pourquoi les volets sont-ils toujoursfermés ?

– Je n’en sais rien ; c’estencore…

– Une idée de monsieur et de madame,allez-vous me dire, Jeanike ?

– Certainement.

– Et qu’est-ce qu’il y a dans cette pièceoù il fait nuit en plein midi ?

– Je n’en sais rien, Gildas. Madame etmonsieur y entrent seuls ; leurs enfants, jamais.

– Et tout cela ne vous semble pastrès-surprenant, Jeanike ?

– Non, parce que j’y suis habituée ;aussi vous ferez comme moi ?

Puis s’interrompant après avoir regardé dansla rue, la jeune fille dit à son compagnon :

– Avez-vous vu ?

– Quoi ?

– Ce dragon…

– Un dragon, Jeanike ?

– Oui ; et je vous en prie, allezdonc regarder s’il se retourne… du côté de la boutique ; jem’expliquerai plus tard. Allez vite… vite !

– Le dragon ne s’est point retourné,revint dire naïvement Gildas. Mais que pouvez-vous avoir de communavec des dragons, Jeanike ?

– Rien du tout, Dieu merci ; maisils ont leur caserne ici près…

– Mauvais voisinage pour les jeunesfilles que ces hommes à casque et à sabre, dit Gildas d’un tonsentencieux ; mauvais voisinage. Cela me rappelle la chansonde la Demande[4].

J’avais une petite colombe dans mon colombier ;

Et voilà que l’épervier est accouru comme un coup devent ;

Et il a effrayé ma petite colombe, et l’on ne sait ce qu’elle estdevenue.

– Comprenez-vous, Jeanike ? Lescolombes, ce sont les jeunes filles, et l’épervier…

– C’est le dragon… Vous ne croyezpeut-être pas si bien dire, Gildas.

– Comment, Jeanike, vous seriez-vousaperçue que le voisinage des éperviers… c’est-à-dire des dragons,vous est malfaisant ?

– Il ne s’agit pas de moi.

– De qui donc ?

– Tenez, Gildas, vous êtes un dignegarçon ; il faut que je vous demande un conseil. Voici ce quiest arrivé : il y a quatre jours, mademoiselle, quiordinairement se tient toujours dans l’arrière-boutique, était aucomptoir pendant l’absence de madame et de monsieur Lebrenn ;j’étais à côté d’elle ; je regardais dans la rue, lorsque jevois s’arrêter devant nos carreaux un militaire.

– Un dragon ? un épervier dedragon ? hein, Jeanike ?

– Oui ; mais ce n’était pas unsoldat ; il avait de grosses épaulettes d’or, une aigrette àson casque ; ce devait être au moins un colonel. Il s’arrêtedonc devant la boutique et se met à regarder.

L’entretien des deux compatriotes futinterrompu par la brusque arrivée d’un homme de quarante ansenviron, vêtu d’un habit-veste et d’un pantalon de velours noir,comme le sont ordinairement les mécaniciens des chemins de fer. Safigure énergique était à demi couverte d’une épaisse barbebrune ; il paraissait inquiet, et entra précipitamment dans lemagasin en disant à Jeanike :

– Mon enfant, où est votre patron ?Il faut que je lui parle à l’instant ; allez, je vous prie,lui dire que Dupont le demande… Vous vous rappellerez bien mon nom,Dupont ?

– Monsieur Lebrenn est sorti ce matin autout petit point du jour, monsieur, reprit Jeanike, et il n’est pasencore rentré.

– Mille diables !… Il y seraitdonc allé alors ? se dit à demi-voix le nouveau venu.

Il allait quitter le magasin aussiprécipitamment qu’il y était entré, lorsque, se ravisant ets’adressant à Jeanike :

– Mon enfant, dès que M. Lebrennsera de retour, dites-lui d’abord que Dupont est venu.

– Bien, monsieur.

– Et que si, lui, monsieur Lebrenn…ajouta Dupont en hésitant comme quelqu’un qui cherche uneidée ; puis, l’ayant sans doute trouvée, il ajoutacouramment : Dites, en un mot, à votre patron que s’il n’estpas allé ce matin visiter sa provision de poivre, vousentendez bien ? sa provision de poivre, il n’y aillepas avant d’avoir vu Dupont… Vous vous rappellerez cela, monenfant ?

– Oui, monsieur… Cependant, si vousvouliez écrire à monsieur Lebrenn ?

– Non pas, dit vivement Dupont ;c’est inutile… dites-lui seulement…

– De ne pas aller visiter sa provision depoivre avant d’avoir vu monsieur Dupont, reprit Jeanike. Est-cebien cela, monsieur ?

– Parfaitement, dit-il. Au revoir, monenfant.

Et il disparut en toute hâte.

– Ah ça, mais ! monsieur Lebrenn estdonc aussi épicier, dit Gildas d’un air ébahi à sa compagne,puisqu’il a des provisions de poivre ?

– En voici la première nouvelle.

– Et cet homme ! il avait l’air toutahuri. L’avez-vous remarqué ? Ah ! Jeanike, décidémentc’est une étonnante maison que celle-ci.

– Vous arrivez du pays, vous vous étonnezd’un rien… Mais que je vous achève donc mon histoire de dragon.

– L’histoire de cet épervier à épaulettesd’or et à aigrette sur son casque, qui s’était arrêté à vousregarder à travers les carreaux, Jeanike ?

– Ce n’est pas moi qu’il regardait.

– Et qui donc ?

– Mademoiselle Velléda.

– Vraiment ?

– Mademoiselle brodait ; elle nes’apercevait pas que ce militaire là dévorait des yeux. Moi,j’étais si honteuse pour elle, que je n’osais l’avertir qu’on laregardait ainsi.

– Ah ! Jeanike, cela me rappelle unechanson que…

– Laissez-moi donc achever, Gildas ;vous me direz ensuite votre chanson si vous voulez. Cemilitaire…

– Cet épervier…

– Soit… Était donc là, regardantmademoiselle de tous ses yeux.

– De tous ses yeux d’épervier,Jeanike ?

– Mais laissez-moi donc achever. Voilàque mademoiselle s’aperçoit de l’attention dont elle étaitl’objet ; alors elle devient rouge comme une cerise, me dit degarder le magasin, et se retire dans l’arrière-boutique. Ce n’estpas tout : le lendemain, à la même heure, le colonel revient,en bourgeois cette fois, et le voilà encore aux carreaux. Maismadame était au comptoir, et il ne reste pas longtemps en faction.Avant-hier encore, il est revenu sans pouvoir apercevoirmademoiselle. Enfin, hier, pendant que madame Lebrenn était à laboutique, il est entré et lui a demandé très-poliment d’ailleurs sielle pourrait lui faire une grosse fourniture de toiles. Madame arépondu que oui, et il a été convenu que ce colonel reviendraitaujourd’hui pour s’entendre avec monsieur Lebrenn au sujet de cettefourniture.

– Et croyez-vous, Jeanike, que madame sesoit aperçue que ce militaire est plusieurs fois venu regarder àtravers les carreaux ?

– Je l’ignore, Gildas, et je ne sais sije dois en prévenir madame. Tout à l’heure je vous ai prié d’allervoir si ce dragon ne se retournait pas, parce que je craignaisqu’il ne fût chargé de nous épier… Heureusement il n’en est rien.Maintenant me conseillez-vous d’avertir madame, ou de ne riendire ? Parler, c’est peut-être l’inquiéter ; me taire,c’est peut-être un tort. Qu’en pensez-vous ?

– M’est avis que vous devez prévenirmadame ; car elle se défiera peut-être de cette grossefourniture de toile. Hum… hum…

– Je suivrai votre conseil, Gildas.

– Et vous ferez bien. Ah ! ma chèrefille… les hommes à casque…

– Bon, nous y voilà… votre chanson,n’est-ce pas ?

– Elle est terrible, Jeanike ! Mamère me l’a cent fois contée à la veillée, comme ma grand’mère lalui avait contée, de même que la grand’mère de ma grand’mère…

– Allons, Gildas, dit Jeanike en riant eten interrompant son compagnon, de grand’mère en mère-grand’, vousremonterez ainsi jusqu’à notre mère Ève…

– Certainement, est-ce qu’au pays on nese transmet pas de famille en famille des contes qui remontent…

– Qui remontent à des mille, à des quinzecents ans et plus, comme les contes de Myrdin et duBaron de Janioz[5], aveclesquels j’ai été bercée. Je sais cela, Gildas.

– Eh bien, Jeanike, la chanson dont jevous parle à propos des gens qui portent des casques et rôdentautour des jeunes filles est effrayante, elle s’appelle LES TROISMOINES ROUGES, dit Gildas d’un ton formidable, les Trois Moinesrouges ou LE SIRE DE PLOUERNEL.

– Comment dites-vous ? repritvivement Jeanike frappée de ce nom… le sire de ?

– Le sire de Plouernel.

– C’est singulier.

– Quoi donc ?

– Monsieur Lebrenn prononce quelquefoisce nom-là.

– Le nom du sire dePlouernel ? et à propos de quoi ?

– Je vous le dirai tout à l’heure ;mais voyons d’abord la chanson des Trois Moines rouges,elle va m’intéresser doublement.

– Vous saurez, ma fille, que les moinesrouges étaient des templiers, portant sabre et casque comme cetépervier de dragon.

– Bien ; mais dépêchez-vous, carmadame peut descendre et monsieur rentrer d’un moment àl’autre.

– Écoutez bien, Jeanike.

Et Gildas commença ce récit non précisémentchanté, mais psalmodié d’un ton grave et mélancolique :

Les Trois Moines rouges

« Je frémis de tous mes membres en voyantles douleurs qui frappent la terre.

» En songeant à l’événement qui vientencore d’arriver dans la ville de Kemper il y a un an[6], Katelike cheminait en disant sonchapelet, quand trois moines rouges (templiers), armés de toutespièces, la joignirent.

» Trois moines sur leurs grands chevauxbardés de fer de la tête aux pieds.

» – Venez avec nous au couvent,belle jeune fille ; là ni l’or ni l’argent ne vousmanqueront.

» – Sauf votre grâce, messeigneurs,ce n’est pas moi qui irai avec vous, dit Katelike ; j’ai peurde vos épées qui pendent à votre côté. Non, je n’irai pas,messeigneurs : on entend dire de vilaines choses.

» – Venez avec nous au couvent,jeune fille, nous vous mettrons à l’aise.

» – Non, je n’irai point au couvent.Sept jeunes filles de la campagne y sont allées, dit-on ; septbelles jeunes filles à fiancer, et elles n’en sont pointsorties.

» – S’il y est entré sept jeunesfilles, s’écria Gonthramm de Plouernel, un des moines rouges, vousserez la huitième.

» Et de la jeter à cheval et de s’enfuirrapidement vers leur couvent avec la jeune fille en travers àcheval, un bandeau sur la bouche. »

– Ah ! la pauvre chère enfant !s’écria Jeanike en joignant les mains. Et que va-t-elle devenirdans ce couvent des moines rouges ?

– Vous allez le voir, ma fille, dit ensoupirant Gildas. Et il continua son récit.

» Au bout de sept ouhuit mois, ou quelque chose de plus, les moines rougesfurent bien étonnés dans cette abbaye :

» – Que ferons-nous, mes frères, decette fille-ci, maintenant ? se disaient-ils.

» – Enterrons là ce soir sous lemaître autel, où personne de sa famille ne viendra lachercher. »

– Ah ! mon Dieu, reprit Jeanike, ilsl’avaient mise à mal, les bandits de moines, et ils voulaient s’endébarrasser en la tuant.

– Je vous le répète, ma fille, ces gens àcasque et à sabre n’en font jamais d’autre, dit Gildas d’un tondogmatique ; et il continua.

» Vers la chute du jour, voilà que toutle ciel se fend : de la pluie, du vent, de la grêle, letonnerre le plus épouvantable. Un pauvre chevalier, les habitstrempés par la pluie, et qui cherchait un asile, arriva devantl’église de l’abbaye. Il regarde par le trou de la serrure :il voit briller une petite lumière, et les moines rouges, quicreusaient sous le maître autel, et la jeune fille sur le côté, sespetits pieds nus attachés ; elle se désolait et demandaitgrâce.

» – Messeigneurs, au nom de Dieu,laissez-moi la vie, disait-elle. J’errerai la nuit, je me cacheraile jour.

» Mais la lumière s’éteignit peuaprès ; le chevalier restait à la porte sans bouger, quand ilentendit la jeune fille se plaindre du fond de son tombeau etdire : Je voudrais pour ma créature l’huile et lebaptême.

» Et le chevalier s’encourut à Kemperchez le comte-évêque.

» – Monseigneur l’évêque deCornouailles, éveillez-vous bien vite, lui dit le chevalier. Vousêtes là dans votre lit, couché sur la plume molle, et il y a unejeune fille qui gémit au fond d’un trou de terre dure, requérantpour sa créature l’huile et le baptême, et l’extrême onction pourelle-même.

» On creusa sous le maître autel parordre du seigneur comte, et au moment où l’évêque arrivait onretira la pauvre jeune fille de sa fosse profonde, avec son petitenfant endormi sur son sein. Elle avait rongé ses deux bras ;elle avait déchiré sa poitrine, sa blanche poitrine jusqu’à soncœur.

» Et le seigneur évêque, quand il vitcela, se jeta à deux genoux, en pleurant sur la tombe ; il ypassa trois jours et trois nuits en prières, et au bout des troisjours, tous les moines rouges étant là, l’enfant de la morte vint àbouger à la clarté des cierges, et à ouvrir les yeux, et à marchertout droit, tout droit, aux trois moines rouges, et à parler, et àdire : – C’est celui-ci, Gonthramm dePlouernel ! »

– Eh bien, ma fille, dit Gildas ensecouant la tête, n’est-ce pas là une terrible histoire ? Quevous disais-je ? que ces porte-casques rôdaient toujoursautour des jeunes filles comme des éperviers ravisseurs. Mais,Jeanike… à quoi pensez-vous donc ? vous ne me répondez pas,vous voici toute rêveuse…

– En vérité, cela est trèsextraordinaire, Gildas. Ce bandit de moine rouge se nommait le sirede Plouernel ?

– Oui.

– Souvent j’ai entendu monsieur Lebrennparler de cette famille comme s’il avait à s’en plaindre, et direen parlant d’un méchant homme : C’est donc un fils dePlouernel ! comme on dirait : C’est donc un fils dudiable !

– Étonnante… étonnante maison quecelle-ci, reprit Gildas d’un air méditatif et presque alarmé. Voilàmonsieur Lebrenn qui prétend avoir à se plaindre de la famille d’unmoine rouge, mort depuis huit ou neuf cents ans… Enfin, Jeanike, lerécit vous servira, j’espère.

– Ah ça, Gildas, reprit Jeanike en riant,est-ce que vous vous imaginez qu’il y a des moines rougesdans la rue Saint-Denis, et qu’ils enlèvent les jeunes filles enomnibus ?

Au moment où Jeanike prononçait ces mots, undomestique en livrée du matin entra dans la boutique et demandaM. Lebrenn.

– Il n’y est pas, dit Gildas.

– Alors, mon garçon, répondit ledomestique, vous direz à votre bourgeois que le colonel l’attend cematin, avant midi, pour s’entendre avec lui au sujet de lafourniture de toile dont il a parlé hier à votre bourgeoise. Voicil’adresse de mon maître, ajouta le domestique en laissant une cartesur le comptoir. Et surtout recommandez bien à votre patron d’êtreexact ; le colonel n’aime pas attendre.

Le domestique sorti, Gildas prit machinalementla carte, la lut, et s’écria en pâlissant :

– Par Sainte-Anne d’Auray ! c’est àn’y pas croire…

– Quoi donc, Gildas ?

– Lisez, Jeanike !

Et d’une main tremblante il tendit la carte àla jeune fille, qui lut :

LE COMTE GONTRAN DE PLOUERNEL,

COLONEL DE DRAGONS,

18, rue de Paradis-Poissonnière.

– Étonnante… effrayante maison quecelle-ci, répéta Gildas en levant les mains au ciel, tandis queJeanike paraissait aussi surprise et presque aussi effrayée que legarçon de magasin.

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