Les Mystères du peuple – Tome IX

Les Mystères du peuple – Tome IX

d’ Eugène Sue

HISTOIRE D’UNE FAMILLE DE PROLÉTAIRES À TRAVERS LES ÂGES

1849 – 1857

 

Il n’est pas une réforme religieuse,politique ou sociale que nos pères n’aient été forcés de conquérir de siècle en siècle, au prix de leur sang, par L’INSURRECTION.
Partie 1

LE COUTEAU DE BOUCHER OU JEANNE-LA-PUCELLE. 1412 – 1461.

Chapitre 1 DOM RÉMY.

Enfance de Jeanne Darc. –Sybille, sa marraine. – L’Arbre des Fées.– La légende d’Hêna, lavierge de l’île de Sèn. – Prophétie de Merlin, le barde gaulois. – Le sondes cloches. – Le messager royal. – Sainte Marguerite et sainte Catherine. – Frère Arsène, le médecin. – Les Anglais. – Incendie et carnage du hameau de Saint-Pierre. – Le château de l’Ile. –Bataille enfantine, Bourguignons et Armagnacs. – Le jeûne. –Première hallucination de Jeannette. – La mission. – Le sergent d’armes. – Le casque et l’épée. – Départ pour Vaucouleurs.

&|160;

Écoutez, fils de Joel, écoutez cette légende de la plébéienne CATHOLIQUE et ROYALISTE&|160;: –Charles&|160;VII devait sa couronne à Jeanne Darc… il l’a honteusement reniée, lâchement délaissée. – Chaque jour elle s’agenouillait pieusement devant les prêtres… leurs évêques l’ont brûlée vive. – La couardise de la chevalerie avait donné la Gaule aux Anglais… le génie militaire de la Pucelle, son patriotisme,triomphent enfin de l’étranger&|160;;… elle est poursuivie, trahie,livrée par la haineuse envie des chevaliers. – Pauvre plébéienne&|160;! l’implacable jalousie des capitaines et des courtisans, l’ingratitude royale, la férocité cléricale, ont fait ton martyre&|160;! – Sois bénie à travers les âges, ô vierge guerrière&|160;! sainte fille de la mère-patrie&|160;! – Écoutez,fils de Joel, écoutez cette légende, et jugez à l’œuvre&|160;: gensde cour, gens de guerre, gens d’église et royauté&|160;!

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Domrémy est un village des frontièresde la Lorraine, sis au versant d’une vallée fertile&|160;; la Meusearrose ses pâturages. Un vieux bois de chênes, où existent encorequelques souvenirs de la tradition druidique, avoisinel’église&|160;; cette église est la plus belle de toutes lesparoisses de la vallée, qui commence à Vaucouleurs etfinit à Domrémy. Sainte Catherine et sainte Marguerite, superbementpeintes et dorées, ornent le sanctuaire&|160;; saint Michelarchange, tenant son épée d’une main et de l’autre ses balances,resplendit au fond d’une chapelle obscure. Heureuse est la valléequi commence à Vaucouleurs et finit à Domrémy&|160;! Seigneurieroyale, perdue aux confins des Gaules, elle n’a pas souffertjusqu’alors des désastres de la guerre, dont le centre du pays,depuis un demi-siècle et plus, est si grandement désolé&|160;; seshabitants se sont affranchis du servage, profitant des troublescivils et de l’éloignement de leur royal suzerain, séparé d’eux parla Champagne, tombée au pouvoir des Anglais.

Jacques Darc, d’une famille longtempsserve de l’abbaye de Saint-Rémy, puis du sire de Joinville avantque le fief de Vaucouleurs fût réuni au domaine du roi, JacquesDarc, honnête laboureur, père de famille sévère, un peu rude homme,vivait de la culture de ses champs. Sa femme s’appelaitYsabelle Romée, son fils aîné, Pierre&|160;; lesecond, Jean, et sa fille, née le jour des Rois de l’an1412, s’appelait Jeannette. Alors âgée de treize anspassés, c’était une avenante, douce et pieuse enfant, d’uneintelligence précoce, d’un esprit sérieux pour son âge&|160;; ellese mêlait cependant aux jeux de ses compagnes, et jamais ne semontrait glorieuse de son agilité, lorsque, selon son habitude,elle gagnait dans leurs jeux le prix de la course. Elle ne savaitni lire ni écrire&|160;; active, laborieuse, elle aidait sa mèreaux soins du ménage, menait aux champs les brebis, ne craignaitpersonne pour coudre ou pour filer. Souvent pensive lorsque seuleau fond des bois elle gardait ses moutons, elle trouvait un plaisirinexprimable à entendre le son lointain des cloches&|160;; ellel’aimait tant, le son des cloches, que, parfois, elle faisait depetits présents de fruits ou d’écheveaux de laine au clerc de laparoisse de Domrémy, lui demandant avec gentillesse de prolonger unpeu la sonnerie de la vesprée ou de l’Angelus[1]. Jeannette se plaisait encore à conduireson bétail dans l’antique forêt de chênes appelée «&|160;lebois Chesnu[2]&|160;»,vers une claire fontaine ombragée par un hêtre vieux de deux outrois cents ans&|160;; on lui donnait le nom de «&|160;l’Arbredes Fées.&|160;» L’on disait à la veillée que les prêtres desanciens dieux de la Gaule apparaissaient parfois, vêtus de leurslongues robes blanches, sous la sombre voûte des chênes de cetteforêt, et que souvent de petites fées venaient, au clair de lune,se baigner, se mirer dans les eaux de la fontaine. Jeannette neredoutait point les fées, sachant qu’un signe de croix mettait enfuite les malins esprits&|160;; elle professait une dévotionparticulière pour sainte Marguerite et sainteCatherine, les deux belles saintes de sa paroisse. Lorsqu’auxjours de fête elle accompagnait aux offices divins ses parentsbien-aimés, elle ne se lassait pas de contempler, d’admirer sesbonnes saintes, à la fois souriantes et majestueuses sous leurscouronnes d’or. Saint Michel la frappait aussi beaucoup&|160;; maisla menaçante sévérité des traits de l’archange, sa flamboyanteépée, intimidaient la bergerette, tandis qu’elle ressentait uneconfiance ineffable en ses chères saintes. Elle avait pour marraineSybille, vieille femme originaire de Bretagne, filandièrede son état. Sybille connaissait une foule de légendesmerveilleuses, parlait familièrement des fées, des génies ou autresêtres surnaturels. Quelques-uns la croyaient sorcière[3]&|160;; mais son bon cœur, sa piété,l’honnêteté de sa vie, ne justifiaient en rien ces soupçons demagie. Jeannette, objet de prédilection de sa marraine, écoutaitavidement les légendes qu’elle lui contait, lorsqu’elle larencontrait en allant abreuver ses brebis à la fontaine del’Arbre des Fées, Sybille faisant de préférence rouir sonchanvre dans un ruisseau voisin. Les miraculeux récits de samarraine se gravaient profondément dans l’esprit de Jeannette, deplus en plus sérieuse et pensive à mesure qu’elle approchait de saquatorzième année&|160;; elle éprouvait depuis quelque temps devagues tristesses&|160;; maintes fois, seule dans les bois ou dansles prairies, entendant le bruit lointain des cloches, qu’elleaimait tant, elle se prenait à pleurer sans savoir pourquoi ellepleurait&|160;; ces larmes involontaires la soulageaient. Mais sesnuits devenaient agitées, inquiètes&|160;; elle ne dormait plus dece paisible sommeil dont jouissent les enfants rustiques après desalutaires fatigues. Elle rêvait beaucoup&|160;: tantôt ses songeslui retraçaient confusément les légendes de sa marraine&|160;;tantôt elle voyait sainte Marguerite et sainte Catherine luisourire d’un air tendre et mystérieux.

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Ce jour-là, beau jour d’été, le soleil secouchait derrière le château de l’Ile, petite forteresse situéeentre les deux bras de la Meuse, à une assez longue distance duvillage de Domrémy. Jacques Darc habitait une maison voisine del’église, dont le pourpris touchait à la haie de clôture du jardin.La famille du laboureur, réunie devant la porte du logis, jouissaitde la fraîcheur du soir, les uns assis sur un banc, les autres surle sol. Jacques Darc, homme robuste, au regard sévère, au teinthâlé, aux cheveux gris, se reposait des travaux de la journée,ainsi que ses deux fils, Pierre et Jean. Leur mère Ysabelle filaitsa quenouille&|160;; Jeannette cousait du linge. Grande et fortepour son âge, svelte, bien proportionnée, elle avait les cheveuxnoirs, et noirs aussi étaient ses yeux brillants, largementouverts&|160;; l’ensemble de ses traits promettait une beauté mâleet douce à la fois[4]. Elleportait, selon la mode lorraine, une jupe de gros drap écarlate, etde son corsage, échancré aux épaules, sortaient les manches de sachemise, découvrant à demi ses bras nerveux et blancs, légèrementdorés par le soleil.

La famille Darc écoutait les récits d’unétranger, vêtu d’un surcot brun, chaussé de grandes botteséperonnées, tenant un fouet à la main, et portant en sautoir uneboîte de fer-blanc attachée à une courroie. Cet étranger, nomméGillon-le-Chanceux, parcourait à cheval de grandesdistances, en sa qualité de messager-volant&|160;; iltransmettait les lettres que s’écrivaient les personnagesimportants. Il revenait d’accomplir l’un de ces messages auprès duduc de Lorraine, et s’en retournait vers Charles&|160;VII, alorsrésidant à Bourges. Gillon-le-Chanceux, passant par Domrémy, avaitprié Jacques Darc de lui enseigner une auberge où il pourraitsouper et donner la provende à son cheval.

–&|160;Partagez notre repas, et mes filsconduiront votre monture à l’écurie, – répondit au messagerl’hospitalier laboureur. L’offre acceptée, l’on soupa&|160;;l’étranger, désireux de payer son écot à sa manière, en donnant derécentes nouvelles de France à la famille Darc, lui raconta commentles Anglais, maîtres de Paris, de presque toutes les provinces, yrégnaient en maîtres, terrifiant les populations par des violences,par des rapines sans fin&|160;; comment le roi d’Angleterre, encoreenfant, avait, sous la tutelle du duc de Bedford, hérité de lacouronne de France, tandis que le pauvre jeune Charles&|160;VII, levrai roi, abandonné de presque tous les seigneurs, relégué enTouraine, n’espérait pas même soustraire à la domination desAnglais cette province, dernier débris de ses États.Gillon-le-Chanceux, messager de cour, naturellement royaliste et duparti des Armagnacs, professait, en courtisan de basétage, une sorte d’adoration pour Charles&|160;VII, adorationstupide, menteuse ou aveugle&|160;; car ce jeune prince, énervé parde précoces débauches, égoïste, cupide, ingrat, envieux, etparticulièrement couard, ne paraissait jamais à la tête des troupesqui lui restaient, se consolait de leurs défaites et de sa honte enbuvant frais ou en chantant ses maîtresses. Mais, dans sa ferveurroyaliste, Gillon-le-Chanceux, laissant à l’ombre les vices de sonmaître, ne mettait en lumière que ses malheurs.

–&|160;Pauvre jeune roi&|160;!… c’estgrand’pitié de voir ce qu’il endure&|160;! – disait le messager enterminant son récit. – Sa damnée mère, Isabeau de Bavière,a causé tout le mal&|160;!… Ses déportements avec le duc d’Orléans,sa haine contre le duc de Bourgogne, ont amené les terriblesguerres civiles des Bourguignons et des Armagnacs. Les Anglais,déjà maîtres de plusieurs de nos provinces depuis la bataille dePoitiers, se sont facilement emparés de presque toute la France,déchirée par les factions&|160;; ils lui imposent un joug affreux,la mettent à sac, à feu et à sang&|160;! Enfin, le duc de Bedford,tuteur d’un roi au berceau, règne à la place de notre gentildauphin&|160;! Maudite soit Isabeau de Bavière&|160;! cette femme aperdu le royaume… Nous ne sommes plus Français… maisAnglais&|160;!

–&|160;Merci à Dieu&|160;! – dit Jacques Darc,– du moins nous sommes toujours Français, nous autres, dans notrevallée&|160;!… Elle n’a pas connu les désastres dont vous parlez,ami messager. Ainsi donc, Charles&|160;VII, notre jeune sire, estun digne prince&|160;?…

–&|160;Lui&|160;!… juste ciel&|160;!… –s’écria Gillon-le-Chanceux, flatteur et menteur comme un valet decour, – ah&|160;! croyez-moi, cher hôte, Charles&|160;VII est unange&|160;! Tous ceux qui l’approchent l’adorent, le révèrent, lebénissent&|160;! Que vous dirai-je&|160;! il a la douceur del’agneau, la beauté du cygne et le courage du lion&|160;!

–&|160;Le courage du lion&|160;! – repritJacques Darc avec admiration. – Notre jeune sire s’est donc battubravement, ami messager&|160;?

–&|160;Si on l’eût écouté, il se serait déjàfait tuer cent fois à la tête des troupes qui lui sontfidèles&|160;! – répondit Gillon-le-Chanceux en gonflant ses joues.– Mais la vie de notre auguste maître est si précieuse, que lesseigneurs de sa famille et de son conseil ont dû s’opposer à cequ’il risquât ses jours d’une façon que j’oserais respectueusementqualifier… d’inutilement héroïque&|160;! À quoi bon cethéroïsme&|160;? Les soldats qui suivent encore la bannière royalesont complètement découragés par des défaites désastreuses&|160;;le plus grand nombre des évêques et des seigneurs se sonttraîtreusement déclarés pour le parti des Bourguignons et desAnglais&|160;; tout le monde délaisse notre jeune sire, et bientôt,peut-être, forcé d’abandonner la France, il ne trouvera pas dans leroyaume de ses pères un abri pour reposer sa tête&|160;!… Ah&|160;!maudite, trois fois maudite soit sa méchante mère Isabeau deBavière&|160;!… Cette femme a perdu notre infortuné pays et causéles malheurs de notre gentil dauphin&|160;!…

La nuit venue, Gillon-le-Chanceux remercie lelaboureur de Domrémy de son hospitalité, remonte à cheval etpoursuit sa route&|160;; la famille Darc, après s’être apitoyée surle triste sort du jeune roi, fait en commun la prière du soir, etchacun va chercher le sommeil.

*

**

Jeannette, cette nuit-là, ne s’endormit pasaussitôt que d’habitude. Silencieuse et attentive aux récits dumessager, elle avait pour la première fois entendu des parolesdouloureusement indignées à propos des ravages des Anglais et desinfortunes du gentil dauphin de France. Jacques Darc, sa femme, sesfils, après le départ de Gillon-le-Chanceux, s’étaient encorelonguement appesantis, lamentés sur ces malheurs publics. Vassauxdu roi, ils l’aimaient, ils le révéraient d’autant plus… qu’ils leconnaissaient moins et ne subissaient point son vasselage, dont ilss’étaient affranchis, grâce à leur éloignement de leur suzerain etaux troubles des temps.

Les enfants sont d’ordinaire les échos deleurs parents&|160;; aussi, à l’exemple de son père, de sa mère,Jeannette, dans sa crédulité naïve et tendre, plaignit de tout soncœur ce gentil dauphin de France, si doux, si beau, si vaillant, etsi malheureux par la faute de sa méchante mère. Hélas&|160;! il setrouvait «&|160;– presque sans abri pour reposer sa tête, abandonnéde tous, et bientôt forcé de fuir du royaume de ses ancêtres&|160;;–&|160;» ainsi l’avait dit le messager.

Jeannette, qui, depuis quelque temps, seprenait souvent à pleurer sans cause, pleura les infortunes de sonroi et s’endormit en priant ses chères saintes et saint Michelarchange d’intercéder auprès du Seigneur Dieu en faveur de cepauvre jeune prince. Ces pensées poursuivirent la bergerette jusquedans ses rêves, rêves bizarres où elle voyait tantôt le dauphin deFrance, beau comme un ange des cieux, lui sourire avec tristesse etbonté, tantôt des hordes d’Anglais, armés de torches et d’épées,marcher, marcher, laissant derrière eux un long sillon de sang etde flammes.

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Jeannette s’éveilla&|160;; mais, l’imaginationvivement frappée du souvenir de ses songes, elle ne put s’empêcherde penser beaucoup au gentil dauphin de France, et d’éprouvergrand’pitié pour lui. Le jour venu, elle rassembla les brebisqu’elle menait chaque matin au pacage, et les conduisit vers levieux bois chesnu, où elles trouvaient ombre fraîche et herbefleurie. Pendant qu’elles paissaient, elle s’assit près de lafontaine aux Fées, ombragée par un hêtre séculaire, puisfila machinalement sa quenouille.

Au bout de peu d’instants, Sybille, marrainede Jeannette, vint aussi à la fontaine, portant sur son dos unegrosse liasse de chanvre&|160;; elle venait, afin de le rouir, leplacer dans le ruisseau formé par l’écoulement de la source.Quoique les gens simples crussent Sybille sorcière, ses traits nerappelaient en rien ceux que l’on prête aux vieilles femmespossédées du malin esprit&|160;: nez crochu, menton fourchu, regardde chouette et sourire ténébreux. Non, rien de plus vénérable quele pâle visage de Sybille, encadré de cheveux blancs&|160;; sesyeux bleus brillaient d’un feu concentré, lorsqu’elle disait lesantiques légendes ou les héroïques bardits de l’Armorique, sa terrenatale. Sans croire aucunement à la magie, Sybille avait une foiprofonde à certaines prophéties des anciens bardes gaulois&|160;;de même que les chrétiens ont foi aux prophéties de leurs Écrituresqu’ils appellent saintes. Fidèle à la croyance druidique de nospères, la marraine de Jeannette savait que l’on ne meurt jamais etque l’on va continuer de vivre à l’infini, âme et corps, dans lesétoiles, mondes nouveaux et mystérieux. Mais, respectant lareligion de sa filleule, jamais Sybille ne cherchait à jeter letrouble ou le doute dans la croyance de cette enfant. Elle l’aimaittendrement, toujours prête à lui raconter quelque légende écoutéepar Jeannette avec recueillement. Ainsi se développait en elle cetesprit contemplatif, réfléchi, rare à son âge et non moins frappantque la précocité de son intelligence.

*

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La bergerette filait machinalement saquenouille, suivant ses brebis d’un regard distrait&|160;; elle nevit ni n’entendit Sybille. Celle-ci, après avoir déposé à quelquespas de là et maintenu sous des pierres son chanvre exposé aucourant du ruisseau, s’approcha doucement et donna un baiser sur lecou penché de sa filleule qui poussa un léger cri et dit ensuite ensouriant&|160;: – Ah&|160;! marraine. Vous m’avez faitgrand’peur&|160;!

–&|160;Tu n’es pourtant paspeureuse&|160;!&|160;! tu as été plus brave que moi l’autre jour encourant après une grosse vipère et en l’écrasant à coups depierre&|160;!

–&|160;Elle pouvait mordre quelqu’un…

–&|160;À quoi pensais-tu donc tout àl’heure&|160;? tu ne t’es pas aperçue de ma venue&|160;?

–&|160;Hélas&|160;! je pensais à quelque chosede triste…

–&|160;Mais encore&|160;?

–&|160;Le gentil dauphin, notre sire… qui estsi doux, si beau, si vaillant, et cependant si malheureux par lafaute de sa mauvaise mère, sera peut-être forcé d’abandonner laFrance par la cruauté des Anglais&|160;!

–&|160;D’où sais-tu cela&|160;?

–&|160;Un messager s’est hier arrêté à lamaison&|160;; il nous a parlé du mal que font les Anglais dans lespays d’où il vient et des peines de notre jeune sire. Oh&|160;!marraine, je me sentais aussi apitoyée sur lui que s’il était monfrère, je n’ai pu m’empêcher de pleurer avant de m’endormir…Hélas&|160;! le messager revenait toujours à dire que la mère denotre gentil dauphin était fautive de ces grands maux, et que cetteméchante femme avait perdu la Gaule…

–&|160;Il a dit cela, le messager&|160;? –reprit Sybille, tressaillant à un souvenir soudain&|160;; – il adit qu’une femme avait perdu la Gaule&|160;?

–&|160;Oui, oui. Et il nous racontait que, parsa faute, à elle, les Anglais font endurer misères sur misères auxgens des campagnes&|160;; ils les pillent, ils les tuent, ilsmettent le feu à leurs maisons&|160;; ils sont sans merci pour lesfemmes, pour les enfants&|160;; ils emmènent le bétail deslaboureurs. – Et Jeannette suivait d’un œil inquiet ses blanchesbrebis. – Ah&|160;! marraine, le cœur me saignait en écoutant lemessager raconter les infortunes de notre jeune sire et du pauvremonde de ces contrées… Mon Dieu&|160;! faut-il qu’une méchantefemme ait causé tant de maux&|160;!

–&|160;Une femme a fait le mal, – réponditSybille en hochant la tête d’un air pensif&|160;; – une femmeréparera le mal…

–&|160;Comment donc cela&|160;?

–&|160;Une femme a perdu la Gaule, – repritSybille de plus en plus rêveuse et le regard errant dansl’espace&|160;; – une jeune fille sauvera la Gaule… La prédictionva-t-elle donc s’accomplir&|160;?

–&|160;Quelle prédiction, marraine&|160;?

–&|160;La prophétie de MERLIN… un barde deBretagne.

–&|160;Et quand l’a-t-il faite cetteprophétie&|160;?

–&|160;Il y a mille ans et plus.

–&|160;Mille ans et plus&|160;!… Merlin étaitdonc un saint, marraine&|160;?

Sybille, absorbée dans ses pensées, ne parutpas entendre la question de la bergerette&|160;; et, le regardtoujours errant dans l’espace, elle se mit à murmurer d’une voixlente et accentuée ce vieux chant de l’Armorique&|160;:

«&|160;– MERLIN… MERLIN… MERLIN… Oùallez-vous si matin avec votre chien noir&|160;?

»&|160;– Je viens chercher ici… l’œufrouge… l’œuf rouge du serpent marin…

»&|160;– Je viens chercher, dans lavallée, le cresson vert et l’herbe d’or…

»&|160;– Et la branche élevée du chêne…dans les bois, sur le bord de la fontaine[5].&|160;»

–&|160;La branche élevée du chêne… dans lesbois, sur le bord de la fontaine&|160;? – reprit Jeannette enregardant au-dessus et autour d’elle, frappée des paroles et del’expression recueillie de la figure de Sybille&|160;; – c’estcomme ici, marraine… c’est comme ici&|160;!… – Puis, remarquant quela vieille Bretonne ne l’écoutait pas et paraissait plongée dansune sorte de contemplation intérieure&|160;: – Marraine, –ajouta-t-elle en posant doucement sa main sur le bras de Sybille, –marraine, quel est donc ce Merlin dont vous parlez&|160;?…

–&|160;Un barde gaulois dont les chants sontencore chantés dans mon pays, – répondit Sybille en sortant de sarêverie&|160;; – on parle de lui dans nos plus ancienneslégendes…

–&|160;Oh&|160;! marraine, dites-m’en une,s’il vous plaît&|160;? J’aime tant les entendre, vos belleslégendes… Souvent j’en rêve&|160;!

–&|160;Allons, sois satisfaite, mon enfant, jevais te dire la légende d’un paysan qui épouse la fille d’un roi deBretagne.

–&|160;Serait-il possible&|160;!… un paysanépouser la fille d’un roi&|160;!

–&|160;Oui&|160;; et cela, grâce à la harpe età l’anneau de Merlin… Écoute…

Et Sybille dit à sa filleule la légendesuivante d’une voix basse et lentement rhythmée&|160;:

LA HARPE DE MERLIN LE BARDE[6].

«&|160;– Ma pauvre grand’mère, j’ai envied’aller à la fête que donne le roi.

»&|160;– Non, Alain, vous n’irez pas à cettefête, non&|160;; vous avez pleuré cette nuit en rêvant.

»&|160;– Ma pauvre petite mère, si vousm’aimez, vous me laisserez aller à la fête nouvelle.

»&|160;– Non&|160;; en allant, vouschanterez&|160;; en revenant, vous pleurerez.

»&|160;Alain, malgré sa grand’mère, estparti…&|160;»

–&|160;C’était mal à lui de désobéir, – ditJeannette, écoutant, selon son habitude, avidement samarraine&|160;; – c’était mal à lui de désobéir à sagrand’mère&|160;!

Sybille baisa Jeannette au front etcontinua&|160;:

«&|160;Alain a équipé son poulain noir, – ill’a ferré d’acier poli, – il lui a attaché un anneau au cou, – unruban à la queue, – et il est arrivé à la fête. – Comme ilarrivait, les trompettes sonnaient, les crieurs criaient&|160;:

»&|160;– Celui qui franchira au galop, en unbond franc et parfait, la grande barrière du champ de foire, aurapour épouse la fille du roi…&|160;»

–&|160;La fille du roi&|160;! il seraitvrai&|160;! – répéta la bergerette émerveillée en joignant lesmains et abandonnant sa quenouille&|160;; – la fille duroi&|160;!

«&|160;– En entendant ces mots du crieur, –poursuivit Sybille, – le poulain noir d’Alain hennit à tue-tête,bondit, s’emporta, souffla du feu par les naseaux, jeta des éclairspar les yeux, dépassa tous les autres chevaux et franchit labarrière d’un bond.

»&|160;– Sire, – dit Alain au roi, – vousl’avez juré, votre fille Linor doit m’appartenir.

»&|160;– Elle n’appartiendra ni à toi ni à tessemblables… paysan&|160;!…&|160;»

–&|160;Le roi avait promis et juré, – s’écriaJeannette&|160;; – il mentait donc à sa parole&|160;? Oh&|160;! cen’est pas le gentil dauphin notre sire qui mentirait à sapromesse&|160;! n’est-ce pas, marraine&|160;?

Sybille secoua mélancoliquement la tête etpoursuivit&|160;:

«&|160;– Un vieil homme qui était auprès duroi, un vieil homme qui avait une longue barbe, plus blanche que lalaine sur le buisson de la lande, et une robe galonnée d’argenttout le long, parla tout bas au roi, qui, l’ayant écouté, frappatrois coups de son sceptre pour que tout le monde fît silence, etdit à Alain&|160;:

»&|160;– Si tu m’apportes la harpe deMerlin, qui, par quatre chaînes d’or, est suspendue auchevet de son lit&|160;; oui, si tu parviens à détacher cette harpeet à me l’apporter, tu auras ma fille peut-être…&|160;»

–&|160;Et cette harpe, marraine, oùétait-elle&|160;? – demanda la bergerette, de plus en plusintéressée. – Comment donc faire pour l’avoir&|160;?

–&|160;Écoute, mon enfant&|160;:

«&|160;– Ma pauvre grand’mère, – dit Alain enrevenant à sa maison, – ma pauvre grand’mère, si vous m’aimez, vousme donnerez un conseil. Mon cœur est brisé.

»&|160;– Méchant garçon&|160;! si tu m’avaisécouté, si tu n’étais pas allé à cette fête, ton cœur ne serait pasbrisé. Allons, ne pleure pas&|160;; la harpe sera détachée. Voiciun marteau d’or, va…

»&|160;Alain part et revient au palais du roidisant&|160;: – Bonheur et joie&|160;! me voici derechef&|160;;j’apporte la harpe de Merlin…&|160;»

–&|160;Il avait donc pu prendre laharpe&|160;? – dit Jeannette ébahie. – Et où&|160;?… et commentl’avait-il prise, marraine&|160;?

Sybille mit d’un air mystérieux un doigt surses lèvres et poursuivit&|160;:

«&|160;– J’apporte la harpe de Merlin, – ditAlain au roi&|160;; – sire, votre fille Linor doit être à moi, vousl’avez promis.

»&|160;Quand le fils du roi entendit cela, ilfit la moue et parla tout bas à son père&|160;; le roi, l’ayantécouté, dit à Alain&|160;:

»&|160;– Si tu m’apportes l’anneau que Merlina à la main droite, tu auras ma fille Linor…&|160;»

–&|160;Quoi&|160;! marraine, manquer deux foisà sa promesse&|160;? Ah&|160;! c’est mal de la part du roi&|160;!…Et le pauvre Alain, que va-t-il devenir&|160;?…

«&|160;– Alain, – reprit Sybille, – s’enretourne en pleurant et va trouver bien vite sa grand’mère.

»&|160;– Hélas&|160;! grand’mère, le seigneurroi avait dit… et voilà qu’il s’est dédit&|160;!

»&|160;– Ne te chagrine pas ainsi, cherenfant&|160;! Prends un rameau qui est là dans mon petit coffre, oùil y a douze feuilles, – douze feuilles vermeilles aussi brillantesque de l’or, – et que j’ai été sept nuits à chercher en sept bois,il y a sept ans…&|160;»

–&|160;Qu’est-ce que c’était donc que cesbelles feuilles d’or, marraine&|160;? Les anges ou les saintes lesavaient donc données à la grand’mère d’Alain&|160;?

Sybille secoua négativement la tête etcontinua sa légende.

«&|160;– Lorsqu’à minuit le coq a chanté, lecheval noir d’Alain l’attendait à la porte.

»&|160;– Ne crains rien, cher petit-fils,Merlin ne s’éveillera pas&|160;; tu as mes douze feuilles d’or… Vavite.

»&|160;Le coq n’avait pas fini de chanter, quele poulain noir galopait sur le chemin… Le coq n’avait pas fini dechanter, que l’anneau de Merlin était enlevé…&|160;»

–&|160;Et cette fois, Alain a épousé la filledu roi, marraine&|160;?

–&|160;Pas encore.

–&|160;Quoi&|160;! pas encore&|160;?

–&|160;Non.

Et Sybille poursuivit ainsi&|160;:

«&|160;– Le matin, au point du jour, Alainétait près du roi, lui présentant l’anneau de Merlin. – Le roi,tout stupéfait, et tous ceux qui étaient là, disaient&|160;:

»&|160;– Voilà pourtant que ce jeune paysan agagné la fille de notre sire&|160;!

»&|160;– C’est vrai, – dit le roi à Alain. –Mais je te demande une chose, – ce sera la dernière&|160;; – si tufais cela, tu auras ma fille et, de plus, tout le royaume deLéon.

»&|160;– Que faut-il faire, sire&|160;?

»&|160;– Amener Merlin à la cour pour célébrerton mariage avec ma fille…&|160;»

–&|160;Mon Dieu&|160;! – dit la bergerette,s’émerveillant davantage encore, – comment cela va-t-ilfinir&|160;?

«&|160;– Pendant qu’Alain était au palais, sagrand’mère voit passer Merlin devant sa maison.

»&|160;– Merlin, d’où viens-tu avec tes habitsen lambeaux&|160;? – Où vas-tu ainsi nu-tête et nu-pieds&|160;? –Où vas-tu ainsi, vieux Merlin, avec ton bâton de houx&|160;?

»&|160;– Hélas&|160;! hélas&|160;! je vaischercher ma harpe, consolation de mon cœur en ce monde. – Je vaischercher ma harpe et mon anneau, que j’ai perdus tous deux.

»&|160;– Merlin, Merlin, ne vous chagrinezpas&|160;; votre harpe n’est pas perdue, – ni votre anneau nonplus. – Entrez, Merlin, venez vous reposer et manger un morceauavec moi.

»&|160;– Je ne me reposerai, je ne mangerairien au monde que je n’aie retrouvé ma harpe et mon anneau.

»&|160;– Merlin, entrez, votre harpe seraretrouvée&|160;; – entrez, Merlin, votre anneau sera retrouvé.

»&|160;La grand’mère pria tant et tant Merlin,qu’il entra. – Lorsqu’au soir Alain revint à sa maison, le voilàqui tressaille d’épouvante en jetant les yeux sur le foyer, en yvoyant Merlin assis la tête penchée sur sa poitrine&|160;; Alain nesavait où fuir.

»&|160;– Ne crains rien, mon garçon, ne crainsrien, Merlin dort d’un profond sommeil&|160;; il a mangé troispommes rouges que je lui ai cuites sous la cendre. –Maintenant, il nous suivra partout&|160;; nous l’emmènerons deversnotre seigneur le roi…&|160;»

–&|160;Et Merlin y est allé,marraine&|160;?

–&|160;Oui. Écoute la fin de la légende.

«&|160;– Qu’est-il arrivé dans la ville, quej’entends tant de bruit&|160;? – disait le lendemain la reine à sasuivante. – Qu’est-il arrivé dans la cour, que la foule y poussedes cris de joie&|160;?

»&|160;– Madame, c’est que toute la ville esten fête&|160;; c’est que Merlin entre au palais avec une vieille,vieille femme, vêtue de blanc, grand’mère du jeune garçon qui doitépouser votre fille.

»&|160;Et la noce a été célébrée&|160;; Alaina épousé Linor&|160;; Merlin a chanté le mariage. Il y a eu centrobes de laine blanche pour les prêtres, – cent colliers d’or pourles chevaliers, – cent manteaux bleus de fête pour les dames, – ethuit cents braies neuves pour les pauvres gens.

»&|160;Et tout le monde s’en est allé content.– Alain est parti pour le pays de Léon avec sa femme, sagrand’mère, et une suite nombreuse. – Mais Merlin a disparu&|160;;Merlin encore une fois est perdu. – L’on ne sait ce qu’il estdevenu&|160;; – l’on ne sait quand reviendraMerlin&|160;!…&|160;»

*

**

Jeannette avait écouté Sybille avec uneprofonde attention, frappée surtout de ce fait singulier&|160;:un paysan épousant la fille d’un roi&|160;; dès lors,Jeannette s’excusait pour ainsi dire à ses propres yeux de pensersi souvent, depuis la veille, à son jeune sire, si doux, si beau,si brave, et si malheureux par la faute de sa méchante mère et lacruauté des Anglais. Aussi, après un moment de silence, labergerette dit à Sybille&|160;:

–&|160;Oh&|160;! marraine, la bellelégende&|160;!… Elle me semblerait encore plus belle si le bon sirede Léon, ayant à combattre un ennemi autant cruel que les Anglais,Alain le paysan avait sauvé son roi avant de se marier avec safille… Et Merlin&|160;?… l’on ne sait pas ce qu’il estdevenu&|160;?

–&|160;Non. L’on assure qu’il doit dormirmille ans et plus… Mais avant de s’endormir, il a prédit que lemal qu’une femme ferait à la Gaule serait réparé par une jeunefille… une jeune fille de ce pays-ci…

–&|160;De ce pays-ci, marraine&|160;?

–&|160;Oui, des marches de la Lorraine&|160;;et qu’elle naîtrait près d’un grand bois de chênes[7].

Jeannette, les mains jointes, saisied’étonnement, regardait Sybille en silence, et songeait que, selonla prophétie de Merlin, la France serait sauvée par une jeune fillede la Lorraine, peut-être même de Domrémy&|160;? Cette libératricene devait-elle pas descendre d’un antique boischesnu&|160;? Le village de Domrémy n’avoisinait-il pasune forêt de chênes séculaires&|160;?

–&|160;Quoi&|160;! marraine, – reprit labergerette, – il serait vrai… Merlin a prédit cela&|160;?

–&|160;Oui, – répondit Sybille, pensant quesans doute étaient venus les temps où devait s’accomplir laprophétie du barde gaulois&|160;; – oui, il y a mille ans et plus,cette prédiction a été faite par Merlin.

–&|160;Et en quels termes, marraine&|160;?… Lesavez-vous&|160;?

–&|160;Je le sais.

–&|160;Oh&|160;! dites-le-moi, s’il vousplaît&|160;!

Sybille appuya son front sur sa main, serecueillit&|160;; puis, d’une voix basse et lente, fit ainsiconnaître à sa filleule cette mystérieuse prophétie, que l’enfantécouta dans un religieux silence&|160;:

LA PROPHÉTIE DE MERLIN.

«&|160;– Quand le soleil se couche, quand lalune brille, je chante.

»&|160;– Jeune, je chantais… devenu vieux, jechante encore…

»&|160;– L’on me cherche, et l’on ne me trouvepas…

»&|160;– L’on ne me cherchera pas, et l’on metrouvera…

»&|160;– Peu importe ce qui arrive…

»&|160;– Ce qui doit être sera&|160;!

*

**

»&|160;– Je vois la Gaule perdue par unefemme… je vois la Gaule sauvée par une vierge des marches de laLorraine, et d’un bois chesnu venue.

»&|160;– Je vois aux marches de la Lorraineune forêt profonde, une forêt de chênes où croît, près de la clairefontaine, l’herbe divine que le druide coupe avec une faucilled’or.

*

**

»&|160;– Je vois un ange aux ailes d’azur,éclatant de lumière&|160;; il tient en ses mains une couronne… unecouronne royale.

»&|160;– Je vois un cheval de guerre aussiblanc que la neige.

»&|160;– Je vois une armure de bataille aussibrillante que de l’argent.

»&|160;– Pour qui cette couronne royale&|160;?ce cheval&|160;? cette armure&|160;?

»&|160;– La Gaule, perdue par une femme, serasauvée par une vierge des marches de la Lorraine, d’un bois chesnuvenue.

*

**

»&|160;– Pour qui cette couronne royale&|160;?ce cheval&|160;? cette armure&|160;?

»&|160;– Oh&|160;! que de sang&|160;! iljaillit, il coule à torrents&|160;!… oh&|160;! que je vois desang&|160;! que je vois de sang&|160;!

»&|160;– Il fume&|160;! sa vapeur monte… montecomme un brouillard d’automne vers le ciel, où gronde la foudre, oùluit l’éclair&|160;!

»&|160;– À travers ces foudres, ces éclairs,ce brouillard sanglant, je vois une vierge guerrière…

»&|160;– Elle bataille, elle bataille… etbataille encore, au milieu d’une forêt de lances&|160;! elle semblechevaucher sur le dos des archers[8]…

»&|160;Le cheval de guerre aussi blanc que laneige était pour la vierge guerrière&|160;!… pour elle étaitl’armure de bataille aussi brillante que l’argent&|160;!…

»&|160;– Mais pour qui la couronneroyale&|160;?

*

**

»&|160;– La Gaule, perdue par une femme, serasauvée par une vierge des marches de la Lorraine, d’un bois chesnuvenue.

*

**

»&|160;– À la guerrière le cheval etl’armure&|160;! Mais à qui la couronne royale&|160;? L’ange auxailes d’azur la tient entre ses mains.

»&|160;– Le sang a cessé de couler partorrents, la foudre de gronder, l’éclair de luire.

»&|160;– Je vois un ciel serein&|160;; lesbannières flottent, les clairons sonnent, les clochesrésonnent&|160;; cris de joie&|160;! chants de victoire&|160;!

»&|160;– La vierge guerrière reçoit des mainsde l’ange de lumière la couronne royale.

»&|160;– Un homme agenouillé, portant longmanteau d’hermine, est couronné par la vierge guerrière.

»&|160;– Peu importe ce qui arrive…

»&|160;– Ce qui doit être sera&|160;!…

»&|160;– La Gaule, perdue par une femme, estsauvée par une vierge des marches de la Lorraine, d’un bois chesnuvenue.&|160;»

*

**

Jeannette, suspendue aux lèvres de Sybille, nel’interrompit pas et écouta cette mystérieuse prophétie avec uneémotion croissante&|160;; son imagination, impressionnable et vive,se figurait la vierge de Lorraine revêtue de sa blanche armure,montée sur son blanc coursier, bataillant au milieu d’une forêt delances, et, ainsi que le disait le chant prophétique,chevauchant sur le dos des archers. Puis, la guerreterminée, l’étranger vaincu, l’ange éclatant de lumière… (SaintMichel, sans doute, pensait la bergerette, qui, chaquedimanche, voyait à sa paroisse la fière statue de l’archange)…puis, l’étranger vaincu, l’ange éclatant de lumière, tenant lacouronne royale, la donnait à la guerrière&|160;; et, au bruit desclairons, des cloches, des chants de victoire, elle rendait sacouronne au roi… Et ce roi, quel pouvait-il être&|160;? sinon legentil dauphin de qui la mère avait causé les malheurs de laFrance&|160;!… Il ne venait pas à la pensée de la bergerettequ’elle serait un jour la vierge guerrière prophétisée par lalégende&|160;; mais le cœur de la naïve enfant battait de joie ensongeant qu’elle serait Lorraine, la libératrice de laGaule&|160;!

–&|160;Oh&|160;! merci, marraine, de m’avoirconté cette belle légende&|160;! – dit Jeannette, les larmes auxyeux et se jetant au cou de Sybille. – Matin et soir, je prieraiDieu, ses saintes, et saint Michel archange, de faire arriverbientôt la prophétie de Merlin. Enfin les Anglais seraient chassésde France&|160;! notre jeune sire couronné, grâce au courage de lajeune Lorraine d’un bois chesnu venue&|160;!… Mais cela severra-t-il jamais&|160;?

–&|160;Merlin l’a dit, mon enfant&|160;:Peu importe ce qui arrive… ce qui doit être sera…

–&|160;Et pourtant, – reprit la bergeretteaprès un moment de réflexion, – une jeune fille chevaucher,batailler, commander à des gens d’armes, comme un capitaine&|160;?est-ce que c’est possible&|160;?…

–&|160;Oui, certes. Jadis, mon père a connu,en notre contrée de Bretagne, la femme du comte deMontfort, vaincu et fait prisonnier par le roi deFrance&|160;; elle s’appelait Jeanne comme toi. Longtempselle a vaillamment guerroyé sur terre ou sur mer, portant casque etcuirasse&|160;; elle voulait sauver l’héritage de son fils, unenfant de trois ans. Oh&|160;! l’épée ne pesait pas plus au bras dela comtesse Jeanne que la quenouille ne pèse aux mains d’une autre…Elle se battait en lionne défendant son lionceau&|160;!

–&|160;Quelle femme&|160;! marraine, quellefemme&|160;!

–&|160;Il y avait bien d’autres guerrières,voilà de cela des cents et des cents ans&|160;! elles venaient deslointains pays du Nord, sur des vaisseaux, assez hardies pouraller, en remontant la Seine, attaquer Paris&|160;; on les appelaitles Vierges aux Boucliers. Elles ne craignaient pas lesplus braves soldats&|160;; ceux qui voulaient les épouser devaientd’abord les vaincre par les armes&|160;!

–&|160;Voyez donc&|160;!… quellesfurieuses&|160;!…

–&|160;Enfin, dans des temps encore plusanciens, les Bretonnes des Gaules suivaient leurs maris, leursfils, leurs pères, leurs frères, à la bataille&|160;; ellesassistaient aux conseils de guerre&|160;; et souvent ellescombattaient jusqu’à la mort&|160;!…

–&|160;Marraine, est-ce que l’histoired’Hêna, que vous m’avez racontée une fois, n’est pas unelégende de ces anciens temps&|160;?

–&|160;Si, mon enfant.

–&|160;Oh&|160;! marraine, – reprit labergerette avec une grâce caressante, – redites-moi-la donc encorecette légende&|160;?… Hêna s’est montrée autant courageuse que lesera la jeune fille lorraine dont Merlin prédit la venue.

–&|160;Allons, – répondit Sybille en souriant,– encore cette légende, et je rentre à la maison. Mon chanvre est àrouir&|160;; je reviendrai le chercher ce soir. Écoute la légended’Hêna, puisqu’elle te plaît, ma petite Jeannette&|160;:

LA LÉGENDE D’HÊNA.

«&|160;– Elle était jeune, – elle était belle,– elle était sainte&|160;; – elle a donné son sang à Hésus pour ladélivrance de la Gaule. – Elle s’appelait Hêna, Hêna, la vierge del’île de Sèn&|160;!

*

**

»&|160;– Bénis soient les dieux&|160;! madouce fille, – lui dit son père Joel, le brenn de la tribu deKarnak, – bénis soient les dieux, – puisque te voilà ce soir dansnotre maison pour fêter le jour de ta naissance&|160;! – Maisqu’as-tu&|160;? – Je vois des larmes dans tes yeux.

*

**

»&|160;– Si ma figure est triste, ma bonnemère, – si ma figure est triste, mon bon père, – c’est que je viensvous dire adieu et au revoir.

*

**

»&|160;– Et où vas-tu, chère fille&|160;? –Ton voyage sera donc bien long&|160;? – Où vas-tu ainsi&|160;?

*

**

»&|160;– Je vais en ces mondes mystérieux quepersonne ne connaît et que tous nous connaîtrons&|160;; – oùpersonne n’est allé, – et où tous nous irons, – pour revivre avecceux que nous avons aimés…&|160;»

–&|160;Ces mondes-là, – dit Jeannette, – c’estle paradis où sont les anges et les saintes du bon Dieu, n’est-cepas, marraine&|160;?

Sybille secoua la tête d’un air de doute sansrépondre à sa filleule et continua le récit de salégende&|160;:

«&|160;– En entendant Hêna leur dire adieu etau revoir, – son père et sa mère se regardèrent tristement&|160;; –et s’attristèrent tous ceux de la famille, et aussi les petitsenfants. – Hêna avait un grand faible pour l’enfance.

»&|160;– Pourquoi donc, chère fille, quitterce monde-ci, – pour t’en aller ailleurs, – sans que l’ange de lamort t’appelle&|160;?

»&|160;– Mon bon père, ma bonne mère, Hésusest irrité, – l’étranger menace notre Gaule bien-aimée&|160;; – lesang innocent d’une vierge, offert par elle aux dieux, peut apaiserleur colère. – Adieu donc et au revoir, vous tous, mes parents, mesamis&|160;; – gardez ces colliers, ces anneaux en souvenir de moi.– Que je baise une dernière fois vos têtes blondes, chers petitsenfants. – Souvenez-vous d’Hêna, votre amie&|160;; – elle va vousattendre dans les mondes inconnus.

»&|160;– Brillante est la lune, – immense estle bûcher&|160;; – il s’élève auprès des pierres sacrées de Karnak.– La voilà… c’est elle… c’est Hêna&|160;!… – Elle monte sur lebûcher, sa harpe d’or à la main&|160;; – elle chanteainsi&|160;:

»&|160;– Prends mon sang, ô Hésus&|160;! etdélivre mon pays de l’étranger&|160;! – Prends mon sang, ôHésus&|160;! – Pitié pour la Gaule&|160;! et victoire à nosarmes&|160;!

»&|160;– Il a coulé le sang d’Hêna&|160;! – Ôvierge sainte&|160;! il n’aura pas en vain coulé, ton sang innocentet généreux&|160;!

»&|160;– Aux armes&|160;! aux armes&|160;! –Chassons l’étranger&|160;! victoire à nos armes&|160;!&|160;»

*

**

Les yeux de Jeannette se remplirent de nouveaude larmes, et elle dit à Sybille, lorsque celle-ci eut achevé cettelégende&|160;:

–&|160;Oh&|160;! marraine, si le bon Dieu, sessaintes ou son archange me disaient&|160;: «&|160;– Jeannette, quoiaimerais-tu mieux, être Hêna ou la guerrière lorraine qui doitchasser ces méchants Anglais de la France et rendre sa couronne ànotre gentil dauphin&|160;?…&|160;»

–&|160;Que préférerais-tu, monenfant&|160;?

–&|160;J’aimerais mieux être Hêna.

–&|160;Pourquoi&|160;?

–&|160;Elle a, pour délivrer son pays, offertson sang au bon Dieu, sans répandre celui de personne… et laguerrière de nos pays devra tant répandre de sang&|160;! tant tuerde monde avant d’être victorieuse et de faire couronner notrepauvre jeune sire&|160;!… Ah&|160;! marraine, – ajouta labergerette en frémissant, – Merlin a dit qu’il voyait le sangcouler à torrents et fumer comme un brouillard&|160;!…

Jeannette s’interrompit, se leva soudain,entendant à quelques pas, dans le taillis, un assez grand bruit,mêlé de bêlements plaintifs&|160;; presque aussitôt, l’un de sesagneaux sortit effaré des buissons, poursuivi par un gros chiennoir&|160;; il n’aboyait pas, car il mordait à belles dents lemouton à la cuisse. Laisser sa quenouille, ramasser deux pierres,dont elle s’arma, courir bravement au chien, tel fut le premiermouvement de l’enfant, tandis que Sybille, effrayée, luicriait&|160;:

–&|160;Prends garde&|160;! chien qui n’aboiepas a la rage mue&|160;!

Mais la bergerette, l’œil brillant, la figureanimée, ne tint compte des avertissements de sa marraine, s’élançasur le chien, armée de ses deux pierres&|160;; et, au lieu de leslui jeter, en l’assaillant ainsi de loin, elle se servit d’ellespour le frapper à tour de bras sur la tête, sur la mâchoire, sibien, si fort, qu’il abandonna l’agneau, prit la fuite, la gueulepleine de flocons de laine, et poussa des gémissements lamentables,toujours poursuivi par Jeannette, qui, ramassant de nouvellespierres, l’en cribla, jusqu’à ce qu’il eût disparu à travers lefourré. Lorsqu’elle revint auprès de Sybille, celle-ci fut frappéede l’air intrépide de l’enfant. Sa coiffe, dénouée, laissait tombersur ses épaules les tresses de ses cheveux noirs. Encore haletantede sa course, elle s’appuya un moment, essoufflée, aux rochesmoussues de la fontaine, ses bras pendants le long de sa jupeécarlate&|160;; puis, avisant le mouton qui, saignant, palpitaitsur l’herbe, la bergerette fondit en larmes&|160;; son courroux fitplace à la compassion. Elle alla puiser dans le creux de sa main del’eau à la source, s’agenouilla devant l’agneau, lava sa plaie,disant tout bas&|160;:

–&|160;Notre gentil dauphin est innocent commetoi, pauvre agnelet&|160;; et ces méchants chiens anglaisvoudraient le déchirer&|160;!…

Soudain les cloches de l’église de Domrémycommencèrent de sonner lentement dans le lointain. À ce bruit,qu’elle aimait passionnément, la bergerette, ravie,s’écria&|160;:

–&|160;Oh&|160;! marraine, les cloches&|160;!les cloches&|160;!…

Et Jeannette, en proie à une sorte d’extase,son agneau serré contre sa poitrine, prêtait l’oreille auxvibrations sonores que le vent matinal apportait jusqu’au vieuxbois chesnu.

*

**

Plusieurs semaines se passèrent. La prédictionde Merlin, le souvenir des malheurs du roi, des désastres de laFrance, ravagée par les Anglais, revinrent obstinément à la penséede Jeannette&|160;; car souvent ses parents s’entretenaient de cestristes événements en sa présence. Aussi, durant les heuressolitaires qu’elle passait aux champs ou aux bois avec sontroupeau, parfois elle se prenait à répéter à voix basse cespassages de la prophétie du barde gaulois&|160;:

–&|160;La France, perdue par unefemme, sera sauvée par une vierge des marches de la Lorraine, d’unbois chesnu venue.

Ou bien encore&|160;:

–&|160;Oh&|160;! que de sang&|160;! iljaillit, il coule à torrents… il fume et, comme un brouillard,monte vers le ciel, où gronde la foudre, où luit l’éclair&|160;!… Àtravers ces foudres, ces éclairs, ce brouillard sanglant, je voisune vierge guerrière. Blanc est son coursier, blanche est sonarmure&|160;; elle bataille et bataille encore au milieu d’uneforêt de lances, et semble chevaucher sur le dos desarchers&|160;!…

Et puis l’ange de lumière remettait lacouronne royale aux mains de la guerrière, qui couronnait son roiau milieu des cris de joie et des chants de victoire&|160;!

Chaque jour, regardant des yeux de son espritvers les frontières de la Lorraine, sans voir apparaître la viergelibératrice, Jeannette en vain suppliait ses bonnes saintes, sainteMarguerite et sainte Catherine, d’intercéder auprès du SeigneurDieu pour le salut du gentil dauphin, dépossédé de son trône… envain elle les suppliait d’obtenir la délivrance de ce pauvre paysde France, depuis tant d’années la proie des Anglais&|160;;demandant ainsi au ciel avec ferveur l’accomplissement de laprophétie de Merlin, prophétie vraisemblable aux yeux de Jeannette,depuis que Sybille lui avait raconté les exploits de ces viergesguerrières venant des mers lointaines du Nord sur leurs vaisseauxet assiégeant Paris&|160;; ou bien encore les vaillances de lacomtesse Jeanne de Montfort, se battant comme une lionne pourdéfendre son lionceau&|160;; ou bien enfin les actions héroïques deces Gauloises des anciens temps, qui accompagnaient à la batailleleurs époux, leurs fils, leurs pères et leurs frères&|160;!

Jeannette atteignit les approches de saquatorzième année, âge auquel les natures robustes, saines,fortement développées par les salubres fatigues de la vie rustique,entrent d’ordinaire dans la période de la puberté. Dès lors, sur lepoint de devenir jeunes filles, elles éprouvent en cemoment, si grave pour leur sexe, des anxiétés sans motif, de vaguestristesses, un impérieux besoin de solitude où elles donnentlibrement cours à des langueurs rêveuses, nouveautés donts’inquiète leur pudique instinct, symptômes de l’éveil d’un cœurvirginal, premières et confuses aspirations de la jeune fille versles douces joies et les austères devoirs de l’épouse et de la mère,fins sacrées des destinées de la femme&|160;!…

Il n’en était pas ainsi de Jeannette&|160;:elle ressentait ces mystérieux symptômes&|160;; mais sa candeurl’égarait sur leur cause. L’imagination remplie des merveilleuseslégendes de sa marraine, qu’elle continuait de voir presque chaquejour à la fontaine de l’Arbre des Fées, l’esprit de plus en plusfrappé des prophéties de Merlin, quoiqu’elle se crût étrangère àcette prédiction, Jeannette, dans la chaste ignorance de son âme,attribuait à la douloureuse et tendre pitié que lui inspiraient lesmalheurs de la Gaule et de son jeune roi ces vagues tristesses, ceslarmes involontaires, ces aspirations confuses, signes précurseursde l’âge pubère&|160;; son cœur innocent commençait de battre, maisne devait jamais battre que pour la France.

Jeanne Darc ne devait connaître qu’un amour…le saint amour de la patrie&|160;!…

*

**

–&|160;Isabelle, – disait ce soir-là, d’un airsévère, Jacques Darc à sa femme, seul à seul avec elle au coin deleur foyer, – je ne suis point du tout satisfait deJeannette&|160;: dans quelques mois elle aura quatorze ans&|160;;grande et forte pour son âge, elle devient paresseuse. Hier, je luifaisais tirer de l’eau du puits, afin d’arroser les légumes denotre jardin&|160;; vingt fois elle s’est arrêtée, les mains sur lacorde des seaux, le nez en l’air et bayant aux corneilles. Il mefaudra la relever rudement du péché de paresse.

–&|160;Jacques, écoute-moi. Ne t’es-tu pasaperçu que depuis quelque temps Jeannette est un peu pâle, n’apresque plus d’appétit, est souvent distraite, et devient de plusen plus taciturne&|160;?

–&|160;Je ne me plains point de ce qu’elleparle peu, je n’aime pas les bavardes… Je me plains de sa paresse,de ses distractions&|160;; je veux qu’elle redevienne laborieuse,active, comme par le passé&|160;; sinon, je la corrigerai…

–&|160;Ce changement que nous remarquons dansnotre fille ne provient pas de sa mauvaise volonté, mon ami.

–&|160;D’où provient-il donc&|160;?

–&|160;Hier encore, vraiment inquiète de sasanté, j’ai interrogé Jeannette. Elle souffrait, m’a-t-elle dit, deviolents maux de tête depuis quelque temps&|160;; elle se sentaitcourbaturée sans avoir presque marché&|160;; elle dormait à peineet éprouvait parfois des vertiges, pendant lesquels tout semblaittourner autour d’elle. Ce matin, en allant à Neufchâteau porter dubeurre et des volailles, j’ai consulté frère Arsène, le chirurgien,sur l’état de Jeannette…

–&|160;Eh bien&|160;!

–&|160;Lorsque je lui ai eu appris de quoielle se plaignait, il m’a demandé son âge. «&|160;– Treize ans etdemi passés, – lui ai-je répondu. – Est-elle forte et d’une bonnesanté&|160;? – Oui, mon père, elle est forte et se portaittrès-bien avant ces changements que je remarque en elle et dont jem’inquiète. – Rassurez-vous, – m’a dit frère Arsène, –rassurez-vous, bonne mère, votre petite fille, bientôt sans doute,sera grande fille, en un mot sera formée.&|160;»Tu comprends, Jacques&|160;?…

–&|160;Oui, oui…

«&|160;– À l’approche de cette crise, toujourssi grave, – a ajouté frère Arsène, – les jeunes filles deviennentlanguissantes, rêveuses, souffrantes, taciturnes, recherchent lasolitude&|160;; les plus robustes deviennent mièvres, les pluslaborieuses indolentes, les plus gaies tristes. Cela dure quelquesmois, et ensuite elles reprennent leurs habitudes. Mais, – a ajoutéfrère Arsène, – il faut se garder, sous peine de graves accidents,de contrarier, de gronder votre fille en un tel moment&|160;; l’ona vu des émotions trop vives arrêter ou supprimer pour toujours lacrise salutaire que sollicite la nature&|160;; et, en ce cas, seproduisent de graves et souvent irréparables malheurs. Des jeunesfilles sont ainsi devenues maniaques, idiotes ou folles.&|160;» Tuvois, Jacques, avec quels ménagements nous devons traiterJeannette&|160;?

–&|160;C’est différent. Tu as sagement fait deconsulter frère Arsène&|160;; aussi, je me reprocherais d’avoirtantôt durement morigéné cette enfant sur ses distractions et saparesse, si ce soir, en m’embrassant comme de coutume avant d’allerse coucher, elle ne m’avait prouvé qu’elle ne songeait plus à mesreproches.

–&|160;Grâce à Dieu&|160;! j’ai remarqué commetoi, Jacques, qu’elle paraissait pour toi aussi affectueuse qued’habitude…

Isabelle fut soudain interrompue par plusieurscoups frappés précipitamment à la porte extérieure de la maison,quoiqu’il fît nuit depuis longtemps.

–&|160;Qui peut venir frapper si tard cheznous&|160;? – dit Jacques Darc, aussi surpris que sa femme, en selevant afin d’aller ouvrir la porte. À peine fut-elle entrebâillée,qu’un vieillard d’une figure vénérable et douce, mais en ce momentpâlie par l’épouvante, descendit en hâte de son cheval et s’écriatout essoufflé&|160;:

–&|160;Malheur à nous&|160;! mes amis… lesAnglais&|160;! les Anglais&|160;!…

–&|160;Grand Dieu&|160;! que dites-vous, mononcle&|160;! – reprit Isabelle, reconnaissant DenisLaxart, le frère de sa mère. – Les Anglais… Oùsont-ils&|160;?…

–&|160;Les troupes du roi de France viennentd’être complètement battues à la bataille deVerneuil&|160;; les Anglais, renforcés dans la Champagne,débordent maintenant dans notre vallée… Voyez, voyez… – repritDenis Laxart en attirant Isabelle et Jacques Darc au seuil de leurmaison, et leur montrant à l’horizon, vers le nord, une grandelueur rougeâtre qui faisait paraître plus noires encore les ombresde la nuit, – le village de Saint-Pierre est déjà en flammes&|160;;le gros de la troupe de ces brigands assiège Vaucouleurs, d’où j’aipu m’échapper, – ajouta Denis Laxart. – Une de leurs bandesparcourt la vallée, mettant tout à feu, à sac et à sang sur leurpassage&|160;!… Fuyez, fuyez&|160;!… emportez ce que vous avez deplus précieux… Le hameau de Saint-Pierre n’est qu’à deux lieuesd’ici&|160;; les Anglais viendront peut-être cette nuit à Domrémy…Je cours en hâte à Neufchâteau rejoindre ma femme et mes enfants,qui, depuis quelques jours, sont dans cette ville, chez uneparente. Fuyez&|160;! il en est temps&|160;; sinon, avant deuxheures, vous serez massacrés&|160;!… fuyez&|160;!…

Ce disant, Denis Laxart, éperdu, remonte àcheval, part à toute bride, laissant Jacques Darc et sa femmestupéfaits, terrifiés de l’invasion des Anglais&|160;; car,jusqu’alors, ils ne s’étaient jamais approchés de la paisiblevallée de la Meuse. Les fils du laboureur, éveillés en sursaut parles coups violemment frappés à la porte et par les éclats de voixde Denis Laxart, s’étaient vêtus à la hâte&|160;; ils accoururentdans la chambre de Jacques Darc.

–&|160;Mon père, est-il donc arrivé quelquemalheur&|160;?

–&|160;Les Anglais&|160;! – reprit Isabelle,livide d’effroi&|160;; – nous sommes perdus&|160;! mes pauvresenfants, c’est fait de nous&|160;!

–&|160;Le village de Saint-Pierre est enfeu&|160;! – s’écria le laboureur&|160;; – voyez là-bas, au bord dela Meuse, vers le château de l’Ile, voyez ces grandesflammes&|160;! Dieu nous soit en aide&|160;! notre contrée va êtreravagée comme le reste de la Gaule&|160;!

–&|160;Mes enfants, – dit Isabelle en courantvers deux coffres, – aidez-moi à rassembler ce que nous avons deplus précieux et sauvons-nous&|160;!

–&|160;Poussons nos bestiaux devant nous, –ajouta Jacques&|160;; – si les Anglais s’en emparent ou les tuent,nous sommes ruinés&|160;! Ah&|160;! malheur à nous&|160;! malheur ànous&|160;!

–&|160;Mais où fuir&|160;? – dit Pierre,l’aîné des fils&|160;; – de quel côté nous sauver, sans risquer detomber entre les mains des Anglais&|160;?

–&|160;Mieux vaut encore rester ici&|160;! –reprit Jean. – Il ne peut nous arriver pire qu’en fuyant&|160;; etnous tâcherons de nous défendre.

–&|160;Nous défendre&|160;! fol enfant&|160;!…Veux-tu donc notre mort à tous&|160;? Hélas&|160;! le Seigneur Dieunous abandonne&|160;!

Et pleurant, gémissant, la pauvre femme, latête perdue, tirait en hâte des grands coffres, trop pesants pourêtre transportés au loin, et lançait pêle-mêle sur le plancher dela chambre les meilleures hardes de son mari et les siennes&|160;;sa robe de noce, précieusement empaquetée&|160;; des pièces detoile, d’étoffes de laine, filées ou tissées durant les veilléesd’hiver&|160;; la brassière de baptême de Jeannette, pieuse reliquematernelle&|160;; toutes choses, enfin, si précieuses à uneménagère. Elle mit à son cou une antique chaîne de vermeil,héritage de sa mère et sa parure aux jours de fête&|160;; elleenfouit dans sa poche une petite tasse d’argent jadis gagnée parJacques Darc au tir de l’arbalète. Jeannette s’étant, comme sesfrères, vêtue précipitamment, entrait en ce moment&|160;; son pèreet les deux jeunes garçons, sans s’occuper d’elle, se demandaientavec une anxiété croissante s’il valait mieux abandonner le villageou y attendre, à tout hasard, les Anglais. Puis, revenant au seuilde la porte ouverte, ils se montraient, désespérés, l’incendie qui,à deux lieues de là, finissait de dévorer le hameau deSaint-Pierre, sur le bord de la Meuse&|160;; les flammes nejaillissaient plus que par intervalle et par bouffées, s’élevantalors vers le ciel étoilé comme de grandes gerbes de feu. Et chacunde répéter en se lamentant&|160;:

–&|160;Maudits soient les Anglais&|160;!malheur à nous&|160;!… Que faire&|160;? que faire&|160;?…

Jeannette, apprenant si soudainementl’invasion de l’ennemi, voyant au loin l’incendie, et sous ses yeuxson père, ses frères, bouleversés par l’épouvante, sa mère,effarée, entassant en désordre tout ce que la famille pouvaitemporter&|160;; Jeannette, d’abord terrifiée, trembla de tout soncorps, devint d’une pâleur mortelle&|160;; ses yeux se noyèrent delarmes&|160;; tout son sang affluant à son cerveau, elle éprouva unmoment de vertige, un nuage passa devant sa vue, et, trébuchant,elle tomba, presque défaillante, sur un escabeau. Mais bientôt ellese releva, rappelée à elle-même par la voix de sa mère luicriant&|160;:

–&|160;Vite, vite, Jeannette, aide-moi àempaqueter ces hardes&|160;! sauvons-nous&|160;! les Anglais vontvenir tout piller… tout tuer ici&|160;!… Sauvons-nous, mesenfants&|160;!…

–&|160;Nous sauver… mais où cela&|160;? – ditJacques Darc. – Nous pouvons rencontrer les Anglais sur la route…et c’est courir au-devant du danger&|160;!

–&|160;Restons ici, mon père, – reprit Jean, –et défendons-nous… Je l’ai déjà dit, c’est encore le meilleur partià prendre…

–&|160;Mais nous sommes sans armes&|160;! –s’écria Pierre&|160;; – et ces brigands sont armés jusqu’auxdents&|160;!

–&|160;Que faire&|160;? – reprenaient alors lelaboureur et ses fils, – que faire&|160;?… Seigneur Dieu, ayezpitié de nous&|160;! secourez-nous&|160;!…

Isabelle n’écoutait, n’entendait ni son mari,ni ses fils&|160;; elle ne songeait qu’à fuir à tout prix, courantçà et là dans la chambre, afin de s’assurer qu’elle ne laissaitrien de transportable, ne pouvant se résigner à l’abandon de sesustensiles de ménage en cuivre et en étain, si soigneusementfourbis par elle et étalés sur le dressoir, où ils brillaient commede l’or et de l’argent.

Jeannette, à la suite d’un moment de frayeuret de défaillance, se leva, essuya ses yeux du revers de sa main,aida sa mère à empaqueter les objets épars sur le sol, et,s’élançant à la porte, contempla au loin les derniers reflets del’incendie, qui rougissaient encore l’horizon dans la direction duchâteau de l’Ile et du village de Saint-Pierre&|160;; puis, aprèsun instant de réflexion, elle revint vers Jacques Darc, et, guidéepar son bon sens, dit d’une voix assurée&|160;: – Mon père, nousn’avons qu’un refuge… le château de l’Ile. La châtelaine estsecourable&|160;; nous n’aurons rien à craindre à l’abri desmurailles de cette maison-forte, et son préau contiendrait vingtfois plus de bétail que nous n’en avons, nous et nos voisins.

–&|160;Jeannette a raison, – s’écrièrent lesdeux jeunes gens&|160;; – allons au château de l’Ile. Nouspasserons avec notre chariot et notre bétail dans le bac… Notresœur a raison&|160;!

–&|160;Votre sœur est folle&|160;! – reprit lelaboureur en frappant du pied. – Les Anglais sont à Saint-Pierre,ils y mettent tout à feu et à sang&|160;!… aller là, c’est nousjeter dans la gueule du loup&|160;!

–&|160;Mon père, ce n’est pas àcraindre&|160;! – répondit Jeannette&|160;; – les Anglais, aprèsavoir brûlé ce village, l’auront abandonné. Il nous faut plus dedeux heures pour nous y rendre&|160;; nous prendrons la vieilleroute de la forêt, nous ne risquerons pas de rencontrer l’ennemi dece côté. Nous pourrons passer le bac… et nous réfugier auchâteau.

–&|160;C’est juste, – dirent les deuxgarçons&|160;; – une fois le mal accompli, ces brigands s’en vont,laissant les ruines derrière eux.

Jacques Darc parut ébranlé par le raisonnementde sa fille. Soudain, l’un des deux garçons s’écria, montrant auloin les premières clartés d’un nouvel incendie beaucoup plusrapproché de Domrémy&|160;:

–&|160;Voyez… Jeannette ne s’est pastrompée&|160;; les Anglais ont abandonné Saint-Pierre, ilss’approchent d’ici par le chemin de la plaine, ils brûlent tout surleur passage&|160;; ils viennent de mettre le feu au hameau deMaxey&|160;!…

–&|160;Que Dieu nous soit en aide&|160;! –reprit le laboureur. – Sauvons-nous et tâchons d’atteindre lechâteau de l’Ile en suivant la vieille route de la forêt.Jeannette, cours à l’étable, rassemble tes brebis&|160;; vous, mesfils, allez à l’écurie atteler nos deux vaches au chariot&|160;;Isabelle et moi, nous transporterons les paquets dans la cour, pourles charger sur la voiture, tandis que vous vous occuperez del’attelage… Vite, vite, mes enfants, avant deux heures, les Anglaisseront ici… Hélas&|160;! si jamais nous rentrons à Domrémy,hélas&|160;! nous ne trouverons plus que les cendres de notrepauvre maison&|160;!…

*

**

La famille Darc n’avait pas été seule às’apercevoir des ravages nocturnes des Anglais&|160;; toute laparoisse fut bientôt sur pied, en proie à la consternation, àl’épouvante. Les plus effrayés, emportant quelques vivres,abandonnant tout ce qu’ils possédaient, s’enfuirent au fond desbois&|160;; d’autres, espérant que les Anglais ne s’avanceraientpeut-être pas jusqu’à Domrémy, hasardèrent de courir cette chanceet restèrent au village&|160;; d’autres, enfin, se décidèrent àchercher aussi un refuge dans le château de l’Ile. Bientôt lafamille Darc quitta sa maison, Jeannette guidant ses moutons, quiobéissaient à sa voix&|160;; Jacques conduisant le chariot, surlequel était assise sa femme au milieu des paquets de hardes, dequelques sacs de blé et d’ustensiles de ménage entassés à lahâte&|160;; les deux fils chargèrent sur leurs épaules les outilsaratoires qu’ils pouvaient emporter. Cette fuite à travers lesténèbres, rougies à l’horizon par la réverbération des incendies,était navrante. Imprécations des hommes, gémissements des femmes,cris des enfants se pendant éplorés aux jupes de leurs mères, dontquelques-unes serraient contre leur sein un nouveau-né&|160;;pêle-mêle effaré de paysans, de bétail, de chariots, se heurtant,s’encombrant, dans ce sauve-qui-peut d’une terreur nocturne… quedire enfin&|160;?… c’était affreux&|160;! Ces pauvres gens,laissant derrière eux leurs seules richesses, leurs greniersremplis de la dernière récolte, s’attendaient à les voir, avant lafin de la nuit, dévorés par les flammes, ainsi que l’humble demeureoù ils étaient nés, où ils espéraient mourir. Ces désespoirséclataient en sanglots, en plaintes douloureuses, et surtout enmalédictions, en paroles de haine, de fureur contre les Anglais. Cespectacle fit sur Jeannette une impression profonde, ineffaçable…les calamités de la guerre, pour la première fois, frappaient sonesprit et ses yeux. Elle devait bientôt contempler ces désastresdans toute leur horreur&|160;!…

*

**

Les fugitifs arrivèrent près du hameau deSaint-Pierre, situé au bord de la Meuse&|160;; un amas de décombresnoircis, quelques débris de charpente brûlants encore… voilà toutce qui restait du village&|160;!… Jeannette, devançant ses brebis,s’arrêta soudain saisie d’épouvante…

À quelques pas de là fumaient les ruines d’unechaumière, abritée par un grand noyer aux feuilles roussies, auxbranches charbonnées par l’incendie&|160;; à l’une des branches decet arbre pendait, la tête en bas, un homme attaché par les piedsau-dessus d’un brasier à demi éteint&|160;; sa figure, corrodée parle feu, n’avait plus forme humaine&|160;; ses bras raidis,contournés, témoignaient des tortures de son agonie. Non loin delui, deux cadavres presque nus, celui d’un vieillard à cheveuxblancs et celui d’un adolescent, gisaient étendus dans une maresanglante&|160;; ils avaient dû tenter de se défendre contre lesAnglais&|160;; le fer d’une cognée de bûcheron était à demi cachésous le cadavre du vieillard&|160;; l’adolescent tenait encoreentre ses mains crispées le manche d’une fourche. Enfin, une jeunefemme, le visage caché sous d’épais cheveux blonds, arrachée sansdoute en chemise de son lit, râlait sur un tas de fumier, lesentrailles ouvertes, tandis qu’un enfant à la mamelle, oublié dansce carnage, se traînait, avec des vagissements plaintifs, vers lecorps ensanglanté de sa mère…

Jeannette resta pétrifiée d’horreur devantcette boucherie, devant ces victimes de l’incendie, du pillage, duviol, du massacre. Cet homme pendu par les pieds, la tête plongéedans un brasier, s’était sans doute refusé à révéler la cachette deson argent&|160;; ce vieillard et cet adolescent, l’un le père,l’autre le frère de cette jeune femme, tués en voulant la défendredu dernier outrage, avaient vu leur fille, leur sœur, violée,éventrée, jetée expirante sur un fumier, où son petit enfant setraînait en vagissant.

Telle était la guerre féroce des Anglaiscontre la Gaule depuis plus d’un demi-siècle, depuis la défaited’une lâche chevalerie à la bataille de Poitiers&|160;! Jeannettene put supporter l’épouvantable spectacle qui s’offrait à sesregards&|160;; et, de nouveau frappée de vertige, elle chancela,s’affaissa sur elle-même. Pierre, son frère aîné, venant à quelquespas d’elle, la reçut défaillante entre ses bras et, aidé de sonpère, la plaça sur le chariot à côté d’Isabelle.

*

**

La châtelaine du château de l’Ile, secourablefemme, son mari, vaillant soldat, permirent aux fugitifs de Domrémyde camper, eux et leur bétail, dans les préaux, vastes dépendancesde cette demeure fortifiée, presque inattaquable, située entre lesdeux bras de la Meuse&|160;; malheureusement, les habitants duvillage de Saint-Pierre, surpris pendant leur sommeil, n’avaient pugagner cet abri hospitalier. Les Anglais, après le ravage de lavallée, se repliant sur Vaucouleurs, concentrèrent leurs forcesdevant cette place, dont ils poussèrent activement le siège.Quelques-uns des paysans réfugiés dans le château de l’Ile, etparmi eux Pierre, l’un des frères de Jeannette, allèrent, pendantla nuit, à la découverte le surlendemain de leur fuite&|160;; ilsrapportèrent la nouvelle du départ de l’ennemi, qui, las sans douted’incendie et de carnage, s’était éloigné de Domrémy sans y mettrele feu, après avoir pillé les maisons et tué quelques habitants. Lafamille Darc et les autres fugitifs, de retour au village,tâchèrent de réparer leurs désastres.

Jeannette, durant son séjour au château del’Ile, avait été constamment en proie à un accès de fièvreardente&|160;; tantôt, durant son délire, elle invoquait sainteCatherine et sainte Marguerite, ses bonnes saintes, croyant lesvoir près d’elle et leur demandant à mains jointes de mettre termeaux férocités des Anglais, tantôt, la scène affreuse du hameau deSaint-Pierre se retraçant à son cerveau troublé, elle poussait descris d’effroi ou sanglotait à la vue des victimes qui luiapparaissaient livides, sanglantes&|160;; tantôt, enfin, le regardétincelant, la joue empourprée, elle parlait avec exaltation d’unevierge guerrière, revêtue d’une blanche armure, montée sur un blanccoursier, qu’elle voyait, disait-elle, exterminer les Anglais. PuisJeannette répétait d’une voix palpitante ce refrain de la prophétiede Merlin&|160;: – La Gaule, perdue par une femme,sera sauvée par une vierge des frontières de la Lorraine et du boischesnu venue…

Isabelle, veillant jour et nuit sa fille,attribuait l’égarement d’esprit de la pauvre enfant à la violencede la fièvre et au terrible souvenir du carnage des habitants deSaint-Pierre. Un grand abattement, une extrême faiblesse,succédèrent à la maladie de Jeannette&|160;; revenue à Domrémy,elle dut rester au lit pendant quelques semaines, mais ses rêveslui retraçaient les mêmes images que son délire. Elle éprouvad’ailleurs un vif chagrin&|160;: sa marraine avait été, sans quel’on pût s’expliquer cette cruauté, l’une des victimes desAnglais&|160;; son cadavre fut retrouvé percé de coups. Jeannettepleura Sybille, autant par tendre affection que par regret d’être àjamais séparée de celle qui lui contait de si merveilleuseslégendes, d’ailleurs à jamais gravées dans sa mémoire.

*

**

Deux mois se passèrent. Jeannette touchait àl’âge de quatorze ans&|160;; elle semblait revenue à lasanté&|160;; cependant, les symptômes de sa puberté n’ayant pasparu, elle ressentait fréquemment des douleurs de tête presqueintolérables, suivies de vertiges et d’éblouissements. Isabelle,d’autant plus inquiète qu’elle se rappelait les paroles du médecin,alla de nouveau le consulter&|160;; il répondit&|160;: «&|160;– quel’émotion violente causée par l’invasion des Anglais et par lespectacle de leurs cruautés avait dû jeter une perturbationprofonde dans l’organisation de la jeune fille&|160;; mais que sesmaux cesseraient lorsque, plus tard sans doute, les lois de lanature suivraient leur cours.&|160;»

Cette réponse calma les alarmesd’Isabelle&|160;; d’ailleurs, Jeannette s’occupait comme par lepassé des travaux de la maison et des champs, redoublaitd’activité, s’évertuant de cacher à tous les yeux ses tristessesinvolontaires, ses anxiétés, ses distractions, qui n’étaient plussans motif… les désastres de la Gaule les causaient. Jeannette sedisait que les horreurs dont elle avait été témoin lors de sonpassage au hameau de Saint-Pierre ensanglantaient toutes lescontrées du pays, frappaient surtout ceux de sa race, paysans commeelle&|160;; de sorte qu’en s’apitoyant sur eux, elle s’apitoyaitsur les siens. Depuis ce jour funeste, elle s’attristait, pleuraitplus encore peut-être sur les maux affreux dont elle avait vu deses yeux un exemple, que sur les infortunes du gentil dauphin,qu’elle ne connaissait pas&|160;; aussi, espérait-elle avec uneimpatience croissante en la venue de cette guerrière libératricequi, chassant l’étranger, rendrait au roi sa couronne, à la Francela paix et le repos.

Ces pensées absorbaient surtout Jeannettelorsque, seule dans les bois ou aux champs, elle paissait sontroupeau&|160;; elle se livrait alors sans contrainte à sesrêveries, aux souvenirs des légendes dont on l’avait bercée.L’émotion indéfinissable où la plongeait le bruit des clochesproduisait souvent, et depuis quelque temps sur ses sens,d’étranges illusions, surtout lorsqu’elle souffrait des douleurs detête dont elle se plaignait&|160;: le tintement lointain descloches, en venant expirer à son oreille, lui semblait alors setransformer en un murmure de voix célestes d’une douceurineffable[9]&|160;; mais elles ne prononçaient aucuneparole distincte. En ces moments d’hallucination, Jeannette sentaitle sang affluer à son cerveau, ses yeux se voilaient, le mondevisible disparaissait à ses regards&|160;; elle tombait dans unesorte d’extase, d’où elle sortait abattue, brisée, comme si elle sefût réveillée d’un rêve pénible.

*

**

Un jour, Jeannette gardait son troupeau enfilant sa quenouille sous le vieux hêtre de laFontaine-aux-Fées&|160;; il se passa ce jour-là un fait singulier,il eut une influence décisive sur la destinée de la bergerette. LesAnglais n’avaient pas reparu aux environs de Domrémy&|160;;renforcés de plusieurs bandes de Bourguignons, envoyés par lemaréchal Jean de Luxembourg, ils continuaient le siège deVaucouleurs&|160;; cette place se défendait héroïquement.L’invasion anglaise dans cette vallée, jadis si paisible, amena unescission entre ses habitants. Plusieurs d’entre eux, notamment lesgens de Saint-Pierre et de Maxey, cruellement atteints par lesderniers ravages, s’effrayaient en songeant que ces désastrespouvaient se renouveler&|160;; ils voulaient sortir de leurneutralité, se donner aux Anglais, croyant sauvegarder ainsi leursbiens et leurs personnes. Ceux-là formèrent dans la vallée le partianglais ou bourguignon&|160;; d’autres, aucontraire, encore plus indignés, plus irrités, qu’effrayés,voulaient résister aux Anglais. Comptant (pauvres bonnesgens&|160;!) sur l’appui du roi de France, leur suzerain, «&|160;ilne les laisserait pas, pensaient-ils, plus longtemps exposés à desi grandes misères.&|160;» Ces derniers composaient le partiarmagnac ou royaliste. Les enfants, toujoursimitateurs de leurs parents, se divisaient aussi en Armagnacs et enBourguignons lorsqu’ils jouaient à la bataille&|160;; les deuxpartis, dans ces jeux, finissaient toujours par prendre leur rôleau sérieux&|160;; alors les gourmades, les coups de pierre ou debâton échangés entre les deux armées se rapprochaient fortdes réalités de la guerre&|160;!

Donc les habitants de Domrémy, appartenantgénéralement au parti royaliste, et ceux de Saint-Pierre et deMaxey au parti anglais, les enfants de ces diverses localitéspartageaient l’opinion de leur famille&|160;; aussi arrivait-ilsouvent que les garçonnets de Maxey, en gardant leur bétail,s’approchaient jusqu’aux limites de la commune de Domrémy,injuriaient les petits pâtres de ce village&|160;; la disputes’échauffait, l’on s’émeutait et l’on convenait de terminer ledifférend par les armes, c’est-à-dire à coups de poings,accompagnés de volées de cailloux en guise de traits d’arbalète etde balles d’artillerie[10].

*

**

Un jour donc, Jeannette, gardant ses brebis,filait sa quenouille sous les grands arbres du bois chesnu et,rêveuse, répétait à demi-voix ce passage de la prophétie deMerlin&|160;:

«&|160;– Pour qui cette couronne royale&|160;?ce cheval&|160;? cette armure&|160;?

»&|160;– Oh&|160;! que de sang&|160;! Iljaillit, il coule à torrents&|160;! Oh&|160;! que je vois desang&|160;! que je vois de sang&|160;!

»&|160;– Il fume… sa vapeur monte… monte commeun brouillard d’automne vers le ciel.

»&|160;– Vers le ciel où gronde la foudre, oùluit l’éclair…

»&|160;– À travers ces foudres, ces éclairs,ce brouillard sanglant, je vois une guerrière&|160;; blanc est soncoursier, blanche est son armure…

»&|160;– Elle bataille… bataille et batailleencore au milieu d’une forêt de lances, et semble chevaucher sur ledos des archers…&|160;»

Soudain Jeannette entend au loin une rumeur,d’abord confuse et qui, se rapprochant de plus en plus, est bientôtaccompagnée de ces clameurs poussées par des voix enfantines&|160;:Bourgogne et Angleterre&|160;! auquel répond cet autrecri&|160;: France et Armagnac&|160;! Presque aussitôt unetroupe de garçonnets de Domrémy apparaissent au tournant de lalisière du bois, fuyant en désordre sous une grêle de pierres quevenaient de leur lancer les garçonnets de Maxey. L’engagement avaitété vif, la victoire vaillamment disputée à en juger par lesvêtements en lambeaux, les yeux contus et les nez saignants desplus héroïques de ces bambins&|160;; mais, cédant à la panique, ilsse sauvaient à toutes jambes, en pleine déroute. Leurs adversaires,satisfaits de la victoire, essoufflés de leur course, et craignantsans doute les abords de Domrémy, place forte de l’armée enretraite, s’arrêtèrent prudemment à la limite du bois qui lescachait, et répétèrent par trois fois le cri triomphant&|160;:Bourgogne et Angleterre&|160;!

Ce cri victorieux fit bondir Jeannette,transportée de colère, de honte en voyant ceux de son village quicombattaient pour la Gaule, pour le roi, fuir devant les partisansde Bourgogne et d’Angleterre&|160;; aussitôt s’élançant vers unadolescent de quinze ans, nommé Urbain, capitaine de latroupe fuyarde, brave soldat du reste, car il avait la tête fendued’un coup de pierre, et son bonnet restait au pouvoir de l’ennemi,la bergerette arrête ce garçonnet par le bras et, indignée,s’écrie&|160;:

–&|160;Quoi… tu te sauves&|160;!

–&|160;Tiens, je crois bien&|160;! – réponditle capitaine hochant la tête, et essuyant avec une poignéed’herbe son front ensanglanté&|160;; – nous nous sommes battus tantque nous avons pu… mais ceux de Maxey sont une vingtaine, et nousne sommes que onze&|160;!… Nous n’en pouvons plus…

Jeannette frappa du pied et reprit&|160;:

–&|160;Vous avez la force de vous sauver… etvous n’auriez pas la force de vous battre&|160;!

–&|160;D’abord ils ont des bâtons, et ça n’estpas de jeu…

–&|160;On fonce sur eux et on les prend, leursbâtons&|160;!

–&|160;Ça t’est bien aisé à dire,Jeannette&|160;!

–&|160;Aussi aisé à faire qu’à dire&|160;! –s’écria la bergerette&|160;; – tu vas le voir… Venez&|160;!venez&|160;!…

Et sans s’inquiéter si elle était ou nonsuivie, cédant à un élan involontaire, elle prend sa course versl’ennemi, alors masqué par un massif d’arbres, et s’écrie d’unevoix forte en agitant sa quenouille en manièred’étendard&|160;:

–&|160;France&|160;! France&|160;! hors d’iciBourgogne et Angleterre&|160;!

Jeannette, pieds nus, bras nus, en manche dechemise blanche et en jupe écarlate, avec son petit chapel depaille sur ses longs cheveux noirs, la joue animée, le regardbrillant, inspiré, était en ce moment si entraînante qu’Urbain etles autres garçonnets se sentirent soudain réconfortés,soulevés&|160;; ils ramassent des pierres, et se précipitant à lasuite de la bergerette qui, dans sa course rapide, semblait à peineeffleurer le gazon, ils s’écrient comme elle avec exaltation&|160;:«&|160;– France&|160;! France&|160;! hors d’ici Bourgogne etAngleterre&|160;!&|160;»

*

**

Les soldats de l’armée ennemie, dans lasécurité du triomphe, ne se doutant pas du ralliement de leursadversaires, jusqu’alors masqués par les arbres, s’étaient arrêtésà deux cents pas de là et se reposaient sur leurs lauriers en sevautrant sur l’herbe fleurie, cueillant des fraises sauvages oujouant à la poucette avec des cailloux&|160;; d’autres, grimpésdans les arbres, cherchaient des nids d’oiseaux&|160;; d’autres,enfin, perdus à travers les buissons, mangeaient des mûres. Lareprise inattendue des hostilités, les cris soudains poussés parl’armée royaliste et par Jeannette, qui la commandait, surprirentfort l’armée bourguignonne&|160;; elle fit cependant bonnecontenance, son chef appela ses soldats aux armes&|160;: aussitôtles dénicheurs de nids dégringolent des arbres, les mangeurs demûres accourent les lèvres empourprées, ceux qui commençaient àdormir sur le gazon se relèvent en se frottant les yeux&|160;; maisavant que le corps de bataille soit formé, avant que les maraudeursl’aient rejoint, les soldats de Jeannette, enflammés du désir devenger leur défaite, entraînés par l’élan de leur chef, fondentvaillamment sur l’ennemi aux cris redoublés de France&|160;!France&|160;! quelques enthousiastes poussent même le cri deÀ Jeannette&|160;! à Jeannette&|160;!…Nos héros prennentaux cheveux Bourguignons et Anglais, les gourment, les harpaillentavec tant de fureur, que, par un brusque revirement, les victorieuxdeviennent les vaincus, se débandent, prennent la fuite. Cetriomphe redouble l’ardeur des assaillants, animés du désir derapporter quelques bonnets ennemis en guise de dépouillesopimes&|160;; et le parti français de se mettre à toutes jambes auxtrousses du parti anglais, Jeannette des premières. Elle avaitintrépidement combattu, faisant rage à grands coups de saquenouille, garnie d’un chantre épais, arme terrible et meurtrière…ainsi qu’on s’en doute&|160;! Cependant les Anglais, stupéfaits dela soudaine apparition de la bergerette à la jupe écarlate, sortantdu voisinage de la Fontaine-aux-Fées, dont la réputation suspectes’étendait au loin dans la vallée, prirent Jeannette pour unfarfadet&|160;; la peur leur donna des ailes, et les Français sevirent à leur tour vaincus… mais à la course. Les plus agiles de labande s’égrenaient çà et là à la poursuite de l’ennemi&|160;; et,haletants, essoufflés, harassés, tombaient sur le chemin&|160;;Urbain et deux ou trois autres des plus acharnés s’attachaienttoujours aux pas des fuyards, à l’exemple de Jeannette&|160;;celle-ci, en proie à une exaltation vertigieuse, ne s’occupait plusde ses soldats, ne voyait rien autour d’elle, attachant son regardétincelant sur un groupe d’Anglais qu’elle apercevait au loin etvoulait atteindre&|160;; il lui semblait qu’alors sa victoireserait complète. Mais les fuyards ayant beaucoup d’avance, elledésespérait de les rejoindre, lorsqu’en courant elle avise,paissant benoîtement dans un pré, un bon âne, indifférent auxhasards des combats&|160;; agile et robuste comme une fille deschamps, d’un bond elle saute sur le grison, le talonne, le poussedevant elle à grands coups de quenouille, l’excite de la voix, etle force de prendre le galop. Il se livre d’autant plus allègrementà cette allure, que la direction vers laquelle on le poussait étaitcelle de son écurie&|160;; il dresse les oreilles, lâche unejoyeuse ruade qui ne désarçonne pas Jeannette, et court sus auxAnglais, qui, par malheur pour eux, suivaient le chemin de sonétable. Ils n’avaient point songé, dans l’ardeur de la fuite, àregarder derrière eux&|160;; mais entendant tout à coup les pasd’un animal galopant à leurs trousses et les cris victorieux de labergerette, ils se crurent poursuivis par le diable, et de peur dequelque horrible apparition, ils se jetèrent à genoux les yeuxfermés, les mains jointes, demandant grâce et miséricorde.

Jeannette, sautant à bas de l’âne, le laissacontinuer sa route, menaça de son innocente quenouille ceux qui serendaient à sa merci, et leur dit d’une voix vibrante etanimée&|160;:

–&|160;Méchants&|160;! pourquoi vous direBourguignons et Anglais, puisque nous sommes de France&|160;? C’estcontre l’Anglais qu’il nous faut aller… Hélas&|160;! il nous faitsi grand mal&|160;!…

Ce disant, la bergerette, en proie à uneémotion indéfinissable, fondit en larmes, ses genoux vacillèrent,elle tomba sur l’herbe à côté des vaincus&|160;; et ceux-ci, serelevant éperdus, s’enfuirent à toutes jambes.

*

**

Jeannette resta seule, tellement troublée,qu’elle ne savait si elle veillait ou si elle rêvait. Cependant,encore toute palpitante de la lutte, des aspirations confusesfermentaient dans son esprit&|160;; elle venait de ressentir pourla première fois un élan d’ardeur guerrière provoquée par la honted’une défaite subie aux cris victorieux de Bourgogne etAngleterre. Oubliant que cette bataille puérile n’était qu’unjeu, indignée, révoltée de l’échec de son parti, elle avait vu cesenfants, réconfortés à sa voix, ranimés par son courage, entraînéspar son exemple, retourner au combat et vaincre aux cris deFrance&|160;! France&|160;!…

À cette remémorance se mêlait vaguement cellede l’horrible massacre du village de Saint-Pierre&|160;; sesouvenant aussi des prophéties de Merlin, la bergerette élevait sapensée vers sainte Catherine et sainte Marguerite, ses deux bonnessaintes, qu’elle priait avec tant de ferveur, leur demandant dechasser de France les Anglais et de prendre en pitié son gentildauphin&|160;; le chaos de ces idées sans suite, sans liens, seheurtant dans le cerveau brûlant de Jeannette, lui causèrent l’unde ces douloureux vertiges auxquels elle était de plus en plussujette depuis la perturbation profonde jetée dans sa santé&|160;;elle tomba dans une sorte d’extase, ses yeux se voilèrent, etlorsqu’elle reprit connaissance, le soleil, déjà disparu, faisaitplace au crépuscule. Elle se dirigea en toute hâte vers laFontaine-aux-Fées, près de laquelle pâturaient ses brebis&|160;; letrajet était long, elle perdit beaucoup de temps à rassembler sontroupeau épars, et ne put qu’à la nuit noire regagner Domrémy,tremblant d’avoir par ce retard encouru la colère de son père, etsurtout craignant de s’entendre sévèrement reprocher la partqu’elle avait prise au combat des garçonnets&|160;; car Urbain,tout glorieux de sa victoire, pouvait, de retour au village, avoirjasé de la bataille. Aussi la pauvre enfant sentit son cœur battred’effroi lorsqu’arrivant près de sa maison, elle vit, au seuil dela porte, la figure inquiète et courroucée de Jacques Darc. Dèsqu’il aperçut sa fille, il vint vivement à elle d’un air menaçantet lui dit&|160;: – Par mon Sauveur&|160;! est-ce à la nuit noireque vous devez ramener vos brebis&|160;? – Et s’avançant de plus enplus irrité, la main levée sur Jeannette&|160;: – Mauvaise enfantsans vergogne&|160;! n’avez-vous pas été batailler avec les garçonsdu village contre ceux de Maxey&|160;?

Jacques Darc allait, dans sa colère, battre lacoupable, lorsque Isabelle, accourant, retint le bras de son mariet s’écria&|160;: – Jacques, je t’en supplie, pardonne-lui pourcette fois&|160;!

–&|160;Soit… pour cette fois encore, je seraiindulgent&|160;; mais que ta fille ne s’avise plus d’allergarçonner ainsi&|160;; sinon, aussi vrai que je suis son père, jela châtierai rudement&|160;! et en attendant, elle ira ce soir secoucher sans souper…

*

**

La bergerette, désolée des reproches de sonpère, conduisit ses brebis à l’étable et alla se coucher sanspartager le souper de la famille. Ce jeûne devait avoir des suitesétranges et décisives. La faim, à l’âge de Jeannette, est surtoutimpérieuse&|160;; si l’estomac est vide, le cerveau travailledoublement, ainsi que le prouvent les hallucinations desanachorètes longtemps privés de nourriture. La pauvre enfant,affligée de la rigueur paternelle, se remémora les événements de lajournée, pleura beaucoup et s’endormit. Jamais son sommeil ne futplus pénible, plus agité de rêves bizarres où se retraçaient leslégendes merveilleuses que lui racontait Sybille, sa marraine.Tantôt, dans ces songes, HÊNA, la vierge de l’île de Sèn, offraitson sang en sacrifice pour la délivrance de la Gaule, et debout, saharpe d’or à la main, expirait au milieu des flammes d’un bûcher…Mais, ô surprise&|160;! Jeannette reconnaissait ses traits dansceux d’Hêna…

Tantôt MERLIN, suivi d’un chien noir aux yeuxflamboyants, apparaissait son bâton noueux à la main, sa longuebarbe blanche au vent, et cherchait l’œuf rouge du serpentmarin sur une grève déserte en chantant cette prophétie&|160;:«&|160;– Que la France, perdue par une femme, serait sauvée par unevierge des frontières de la Lorraine, et du bois chesnuvenue…&|160;»

Puis c’était le combat enfantin de la veille,prenant des proportions colossales, devenant une bataille immense.Des milliers de soldats cuirassés, casqués, armés de lances et deglaives, pressés, amoncelés comme les vagues de la mer, ondulaient,se heurtaient, se brisaient, flot de fer contre flot de fer&|160;;le choc des armures, les cris des combattants, les hennissementsdes chevaux, les fanfares des clairons, les décharges del’artillerie, retentissaient au loin, le rouge étendardd’Angleterre écartelé de la croix de Saint-George et le blancétendard de la France fleurdelisé d’or flottaient au-dessus de lamêlée sanglante… Une guerrière revêtue d’une blanche armure, montéesur son blanc coursier, tenait le drapeau français… et Jeannettereconnaissait encore ses traits dans ceux de cette guerrière&|160;;sainte Catherine et sainte Marguerite, planant au-dessus d’elledans l’azur du ciel, lui souriaient, tandis que saint Michelarchange, ses larges ailes déployées, la tête à demi tournée verselle, lui montrait de sa flamboyante épée une royale couronne d’orsoutenue par les anges et éblouissante comme une étoile…

Ce long rêve, çà et là interrompu par desréveils incertains, fiévreux, pendant lesquels le songe seconfondait avec la réalité dans l’esprit troublé de Jeannette, durajusqu’au matin. Le jour venu, elle s’éveilla brisée, le visagebaigné de larmes coulées de ses yeux durant son sommeil&|160;; ellefit, selon son habitude, sa prière du matin, suppliant ses deuxbonnes saintes d’apaiser le courroux de son père. Elle le trouvadans l’étable, où elle se rendit afin de conduire aux champs sontroupeau&|160;; mais Jacques Darc lui signifia sévèrement qu’ellene mènerait plus paître ses moutons, qu’elle surveillait simal&|160;; son jeune frère les conduirait au pacage, elle resteraità coudre et à filer au logis. Ce fut pour elle un grand chagrin derenoncer à aller chaque jour près de cette claire fontaine,solitude ombreuse où elle se plaisait tant à écouter le bruit descloches, dont les dernières vibrations semblaient depuis quelquetemps arriver à son oreille comme un céleste murmure de voixargentines. Elle se soumit aux volontés paternelles, et pendant lamatinée s’occupa de différents travaux du ménage&|160;; Isabelle,plus indulgente que Jacques, dit à sa fille, vers le milieu dujour, d’aller jouer dans le jardin en attendant l’heure durepas.

Il était environ midi, le soleil d’été dardaitses rayons brûlants sur la tête de Jeannette&|160;; affaiblie parle jeune de la veille[11],fatiguée par ses songes pénibles, elle s’assit sur un banc, lefront dans sa main, et resta rêveuse, pensant aux prophéties deMerlin… Bientôt les cloches de Greux, commençant de tinterau loin, elle écouta les sonneries avec ravissement, oubliant quele soleil frappait à plomb sur sa tête nue&|160;; peu à peu lebruit des cloches s’affaiblit, et elle éprouva soudain unéblouissement si intense, si vif, que l’éclatante clarté du soleil,réfléchie sur le mur blanc de l’église qui faisait face àJeannette[12], lui parut sombre auprès du flot delumière où se noya son regard&|160;; à ce moment même, il luisembla que les vibrations mourantes des cloches, au lieu de sefondre, ainsi que par le passé, en un murmure inintelligible, sechangeaient en une voix d’une douceur infinie qui lui disait toutbas&|160;:

–&|160;JEANNE, SOIS SAGE ET PIEUSE&|160;!…DIEU A DES DESSEINS SUR TOI&|160;; TU CHASSERAS L’ÉTRANGER DE LAGAULE[13]&|160;!…

La voix se tut, l’éblouissement de Jeannettecessa. Éperdue, saisie de frayeur, elle fit quelques pas dans lejardin&|160;; puis, tombant agenouillée, les mains jointes, elleinvoqua sainte Catherine et sainte Marguerite, ses bonnes saintes,se croyant obsédée par le démon[14].

*

**

Ce jour du mois de JUILLET de l’AN 1425 décidade l’avenir de Jeanne Darc&|160;; la vive lumière dont avait étééblouie sa vue, la voix mystérieuse dont avait été frappée sonoreille, furent ses premières hallucinations, résultant d’ailleursd’un concours de raisons diverses, et surtout du saisissement qui,la frappant en son âge pubère, devait pour toujours la soustraire àl’infirmité ordinaire à son sexe. Cette profonde perturbation deslois naturelles, faisant affluer violemment de temps à autre lesang à son cerveau troublé, la rendit dès lors sujette à deshallucinations fréquentes&|160;; mais, à l’encontre de tantd’autres visionnaires, dont les visions sans liens, sans but,flottent au gré de l’égarement de leur raison, celles de Jeanne serattachèrent toujours à leur cause première&|160;: l’épouvante dontelle avait été frappée à l’aspect du massacre des habitants duhameau de Saint-Pierre&|160;; de là son horreur des Anglais et sonpatriotique désir de les chasser de la Gaule. Enfin, l’espritnourri des mystérieuses légendes de sa marraine, l’imaginationfrappée de la prophétie de Merlin, le cœur rempli d’une ineffablecompassion pour son jeune roi, qu’elle croyait digne d’intérêt,navrée surtout des maux affreux dont souffraient les gens de sacondition rustique, plus exposés que personne aux rapines, auxviolences sanguinaires des Anglais&|160;; ressentant contre euxcette vaillante haine dont les poursuivaientGuillaume-aux-Alouettes et le Grand-Ferré, hérosobscurs, fils de la Jacquerie et précurseurs de la bergère deDomrémy, elle dut un jour se croire destinée à bouterl’étranger hors de France et à rétablir son roi sur letrône&|160;!

Oui, les visions de l’héroïne plébéienneprocédaient de l’exaltation de son amour pour la mère-patrie&|160;;ces voix mystérieuses, si influentes sur sa destinée, auxquellesplus tard elle obéit toujours dans les circonstances les plusimportantes de sa vie, n’étaient qu’un écho agrandi, transformé parson imagination&|160;; l’écho de cette voix que tous nous avons ennous, que nous consultons, à moins que notre conscience ou notrecourage chancellent. Oui, ces voix que Jeanne croyait entendreextérieurement n’étaient que les voix internes de son patriotisme,de son bon sens, de son courage, et qui, dans son enfance et avantqu’elle fût sujette à des hallucinations, lui avaientdit&|160;:

«&|160;– Les Anglais ravagent la Gaule…abhorre ces méchants.&|160;»

Et elle les abhorra.

«&|160;– Ton roi, digne de respect etd’affection, est malheureux, abandonné de tous…plains-le…&|160;»

Et elle le plaignit.

Cette voix qui, lors de la bataille enfantinedes garçonnets de Maxey contre ceux de Domrémy, disait àJeannette&|160;:

«&|160;– Qui a encore la force de fuir, aencore la force de se battre.&|160;»

Et ralliant les enfants en déroute elle lesrendit vainqueurs.

Cette voix qui, lors de sa premièrehallucination, lui dit&|160;:

«&|160;– Jeanne, sois sage et pieuse, Dieua des vues sur toi… tu chasseras l’étranger de laGaule.&|160;»

Enfin, cette voix était aussi la révélation dugénie militaire de cette jeune fille, qui devait longtemps encoreignorer sa vocation guerrière, de même que tant de grandscapitaines ont ignoré leur aptitude jusqu’au jour où les événementsl’ont mise en lumière et en œuvre. Une cause matérielle, undésordre profond, irrémédiable, jeté dans la santé de Jeanne,réagit sur son cerveau, la rend visionnaire&|160;; mais telle estl’ardeur de son patriotisme qu’il s’exalte, se reproduit, s’incarnedans ces visions.

Monomane sublime… Jeanne avait pour monomaniela délivrance de la Gaule&|160;!&|160;!

*

**

Du mois de juillet 1425 jusqu’au mois defévrier 1429, depuis la quatorzième jusqu’à la dix-septième annéede Jeanne, trois ans s’écoulèrent. De plus en plus sujette auxhallucinations, elle rêvait éveillée&|160;; tantôt elle croyaitvoir, elle voyait sainte Marguerite et sainte Catherine venir àelle souriantes et l’embrasser tendrement[15]&|160;;tantôt c’était saint Michel archange tenant sa flamboyante épéed’une main, et de l’autre la couronne de France&|160;; tantôt enfindes multitudes d’anges se jouaient à la vue de la jeune fille, aumilieu d’un immense et éblouissant rayon projeté du ciel à laterre, où ils tourbillonnaient[16], commeces atomes qui fourmillent à nos yeux dans l’axe d’un rayon desoleil traversant un lieu obscur. Mais ces visions étaient peufréquentes, tandis qu’il ne se passait presque pas de jour sans queJeanne, surtout après la sonnerie des cloches, n’entendît la voixsecrète de son patriotisme et de sa vocation militaire lui dire parla bouche de ses chères saintes&|160;:

«&|160;– Jeanne, va au secours du roi deFrance&|160;; tu chasseras les Anglais… tu lui rendras sonroyaume&|160;!…

»&|160;– Hélas&|160;! je ne suis qu’une pauvrefille&|160;; je ne saurais chevaucher ni conduire des hommesd’armes[17].&|160;» – répondait la modestie de lanaïve bergère, n’ayant pas encore conscience de son génie.Cependant, parfois le souvenir de la légende de Merlin succédant àces doutes d’elle-même, elle se demandait pourquoi elle ne seraitpas appelée à réaliser cette prédiction&|160;? Le Seigneur Dieu nelui disait-il pas par la voix de ses saintes&|160;: – Va ausecours de ton roi&|160;? – N’était-elle pas née sur lesfrontières de la Lorraine et près d’un bois chesnu&|160;?N’était-elle pas vierge&|160;? Ne s’était-elle pas volontairementvouée à un célibat éternel, obéissant peut-être en cela non moinsaux répugnances d’une chasteté invincible qu’au désir de donnerainsi un gage de plus à l’accomplissement de la prophétie du bardegaulois&|160;? N’avait-elle pas, à l’âge de seize ans, confondu auxyeux de tous, par l’irrésistible sincérité de ses paroles, un jeunegarçon de son village, un menteur, qui prétendait tenir d’elle unepromesse de mariage[18]&|160;?la pudeur ombrageuse de Jeanne se révoltant même à la pensée d’unelégitime union&|160;! Ne se rappelait-elle pas, enfin, que lors decette bataille enfantine entre les garçonnets de Maxey et ceux deDomrémy, son courage, sa prompte décision, son élan, avaient changéla défaite en victoire&|160;? Dieu et ses saintes aidant, nepourrait-elle pas être aussi victorieuse lors d’une bataillevéritable&|160;?

*

**

Jeanne était pieuse, de cette piété ingénuequi élève et rapporte tout à Dieu, créateur de toutes choses&|160;;elle le remerciait avec effusion de se manifester à elle parl’intermédiaire de ses saintes, qu’elle croyait voir et entendrependant ses hallucinations&|160;; mais elle ne ressentait pas pourles prêtres la confiance que lui inspiraient sainte Catherine etsainte Marguerite&|160;; elle accomplissait pieusement ses devoirscatholiques, se confessait, communiait souvent, selon l’usage, sanspourtant jamais dire un mot de ses révélations à maîtreMinet, son curé, ni à aucun autre clerc[19].Elle renfermait au plus profond de son cœur ses vagues aspirationsà la délivrance de la Gaule, les cachant même à sa petite amieMangeste, et à sa grande amie Hauguette, gardantaussi son secret envers sa mère, son père, ses frères. Pendanttrois ans, elle s’imposa sur ces mystères de son âme un silenceabsolu&|160;; grâce à un puissant empire sur elle-même, elle semontra, comme par le passé, laborieuse, active, s’employant auxtravaux des champs ou du ménage, malgré la croissante obsession deses voix, qui, de plus en plus impérieuses, lui répétaientpresque chaque jour&|160;:

«&|160;– Va, fille de Dieu&|160;! les tempssont venus&|160;!… marche au secours de la patrie envahie&|160;!…Tu chasseras les Anglais, tu sauveras ton roi, tu lui rendras sacouronne&|160;!…&|160;»

Les hallucinations de Jeanne redoublèrent àmesure qu’elle approcha de sa dix-septième année&|160;; les grandsdesseins dont elle se sentait devoir être l’instrument prenaient deplus en plus possession d’elle-même… Cette obsession incessante,douloureuse, la poursuivait partout.

«&|160;– J’éprouvais, – disait-elle plus tard,– j’éprouvais dans mon esprit ce que doit ressentir en son corpsune femme en mal d’enfant[20].&|160;»

Sainte Marguerite et sainte Catherineapparaissaient fréquemment à la jeune fille, l’encourageaient, larassuraient, lui promettaient l’aide de Dieu dans les actes qu’elledevait accomplir&|160;; lorsque la vision s’évanouissait, la pauvrefille fondait en larmes, «&|160;– regrettant que ses bonnes saintesne l’eussent pas emmenée avec elles chez les anges[21].&|160;»

Cependant, malgré ces alternatives de foi etde défaillance à sa mission, Jeanne en vint à se familiariser aveccette idée, dont sa modestie, sa simplicité, s’étaient longtempseffrayées&|160;: commander des hommes d’armes et, à leur tête,vaincre les Anglais…

Et, d’abord, elle finissait par croirefermement obéir aux volontés de Dieu&|160;; elle voyait en soi lavierge de Lorraine prophétisée par Merlin&|160;: ceci était la partde la créance religieuse, de l’extase visionnaire. Mais dans cetteorganisation admirablement complète, une sagacité rare, unexcellent bon sens, une remarquable aptitude militaire,s’alliaient, sans rien perdre de leur valeur, aux exaltations del’hallucinée&|160;: aussi, se rappelant sans cesse cette batailleenfantine où la victoire était restée de son côté, Jeanne sedisait&|160;:

«&|160;– Hommes et enfants, lorsqu’on sait lesentraîner, doivent obéir à la même impulsion, aux mêmes sentimentsgénéreux&|160;; et, avec l’aide du ciel, il en serait des hommes del’armée royale comme il en a été des garçonnets de Domrémy.

»&|160;Relever le courage d’une arméedécouragée, abattue, l’exalter, la conduire droit à l’ennemi, quelque soit son nombre, l’attaquer avec audace en rase campagne ouderrière ses retranchements et le vaincre, ce n’est pas uneentreprise impossible… Si elle réussit, les conséquences d’unepremière victoire, ranimant l’esprit d’une armée démoralisée parl’habitude de la défaite, sont incalculables…&|160;»

Ainsi pensait Jeanne&|160;; ces penséesrévélaient une profonde intuition des choses de la guerre. Ellen’était point d’ailleurs de ces mièvres et contemplativesvisionnaires qui attendent du Seigneur Dieu seul le triomphe de labonne cause&|160;; non, l’un des dictons familiers de Jeanne étaitcelui-ci&|160;: Aide-toi, le ciel t’aidera[22]. Elle pratiqua toujours cet adage dubon sens rustique&|160;; aussi, lorsque plus tard un capitaine luidisait dédaigneusement&|160;:

«&|160;– Si le Seigneur Dieu veut chasser lesAnglais de la Gaule, il le peut par le seul effet de sa volonté, iln’a donc besoin ni de toi, Jeanne, ni de gens d’armes.

»&|160;– LES GENS D’ARMES BATAILLERONT… ETDIEU DONNERA LA VICTOIRE…&|160;» – répondit Jeanne.

Ces mots vous peignent d’un trait l’héroïneplébéienne, fils de Joel.

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Mais, hélas&|160;! ces trois annéesd’obsessions mystérieuses qui préludaient à sa gloire furent pourJeanne un temps de luttes secrètes et déchirantes&|160;; afind’obéir à ses voix, afin d’accomplir sa mission divine etde réaliser la prophétie de Merlin, il lui faudrait batailler… etelle avait si grande horreur du sang, que ses cheveux sedressaient lorsqu’elle voyait couler le sang français[23], – dit-elle un jour. – Il lui faudraitvivre dans les camps avec les soldats… et l’une de ses vertusprincipales était une pudeur exquise&|160;; il lui faudrait quittercette maison où elle était née, renoncer à ces humbles travauxdomestiques où elle excellait, ne craignant personne pourcoudre et pour filer, – disait-elle dans son naïf orgueil. –Il lui faudrait enfin se séparer de ses jeunes amies, de sesfrères, de son père, de sa mère, tendrement chéris, pour se rendre,elle, pauvre paysanne inconnue, du fond de la Lorraine auprès duroi Charles&|160;VII, et lui dire&|160;:

«&|160;– Sire, je suis envoyée vers vous depar Notre-Seigneur Dieu&|160;; confiez-moi le commandement de vostroupes, je bouterai les Anglais hors de France et vous rendraivotre couronne.&|160;»

Oh&|160;! lorsque Jeanne songeait à cela, ences heures de doute où, son extase dissipée, elle retombait dansles réalités pures, la pauvre enfant reculait devant un abîme dedifficultés, d’impossibilités sans nombre. Elle se prenait endérision, en pitié, le passé lui semblait un songe&|160;; elle sedemandait si elle n’était pas folle&|160;; elle suppliait sesvoix de se faire entendre, ses saintes de lui apparaître, afinde ranimer sa foi dans sa mission divine et ainsi lui prouver quejusqu’alors elle n’avait pas été le jouet des égarements de saraison… Mais la crise hallucinatrice de Jeanne était passée, lesvoix mystérieuses restaient muettes, elle se regardait alors commeune misérable insensée… puis le lendemain ou pendant la nuit même,en proie à de nouvelles visions, elle croyait voir venir à elle sesdeux belles saintes, coiffées de leur couronne d’or, vêtues debrocart, exhalant une senteur céleste[24], et,souriantes, elles lui disaient&|160;: «&|160;– Courage, Jeanne,fille de Dieu&|160;! courage&|160;!… tu délivreras la Gaule… tonroi te devra sa couronne&|160;!… Les tempsapprochent&|160;!&|160;»

La jeune vierge reprenait créance dans saprédestination jusqu’au jour où de nouveaux doutes l’accablaient etse dissipaient encore&|160;; ces doutes cependant allèrents’amoindrissant. Vint enfin le moment où, n’éprouvant plus dedéfaillances, invinciblement pénétrée de la divinité de sa mission,Jeanne résolut de l’accomplir à tout prix, n’attendant qu’unecirconstance opportune&|160;; sentant surtout plus que jamais lanécessité de pratiquer son adage favori&|160;: Aide-toi, leciel t’aidera, tous les efforts de son esprit tendirent dèslors à s’instruire en secret de l’état des choses en Gaule etd’acquérir les premières notions du métier des armes.

Les événements publics et la situationgéographique de la vallée servirent Jeanne à souhait. Les marchesde la Lorraine étaient souvent traversées par des messagers allanten Allemagne ou en revenant&|160;; Jacques Darc, curieux denouvelles comme le sont les gens éloignés du centre du pays,offrait de temps à autre l’hospitalité à ces chevaucheurs. Ilsjasaient de la guerre des Anglais, seule affaire de ces tristestemps&|160;; Jeanne, toujours contenue aux yeux de ses parents,étrangers aux vastes desseins qui fermentaient en elle, filaitsilencieusement sa quenouille, ne perdant pas un mot des récitsqu’elle entendait. Parfois, cependant, elle hasardait timidementquelques questions aux voyageurs sur les intérêts relatifs à sapensée secrète, et s’éclairait peu à peu. Ce n’est pas tout&|160;:les habitants de Vaucouleurs, par leur résistance héroïque, avaientplusieurs fois forcé les Anglais de lever le siège de cetteplace&|160;; ceux-ci, aux approches de la mauvaise saison, allaientprendre leurs quartiers d’hiver en Champagne et revenaient auprintemps&|160;; durant ces marches, ces contre-marches, les partisennemis ravagèrent de nouveau la vallée de la Meuse. Jacques Darc,ses enfants et d’autres laboureurs, furent encore obligés d’allerchercher un refuge au château de l’Ile, souvent rudement attaqué,vaillamment défendu. Le danger passé, les paysans retournaient auvillage réparer leurs désastres. Les séjours de la famille Darcdans le château de l’Ile, bien fortifié, occupé par des soldatsexpérimentés, les alertes, les veilles de guet, les assauts que lagarnison eut à soutenir, familiarisèrent Jeanne avec le métier desarmes&|160;; recueillie en elle-même, obéissant à sa vocationguerrière, observant attentivement ce qui se passait autour d’elle,se rendant compte des préparatifs et des moyens de défense,écoutant, méditant les ordres donnés aux soldats par leurs chefs,elle apprenait ou devinait ainsi les principes élémentaires del’art militaire. Ces notions germaient, fructifiaient, mûrissaient,dans l’esprit prompt et pénétrant de la jeune fille&|160;; elledoutait moins d’elle-même lorsque ses voix, ou plutôt la consciencede son génie naissant, lui disaient&|160;:

«&|160;– Les temps approchent… Tu chasserasles Anglais de la Gaule&|160;; tu es la vierge guerrière dontMerlin a prophétisé la venue&|160;!…&|160;»

Enfin, le grand-oncle de Jeanne, nommé DenisLaxart, habitait Vaucouleurs&|160;; il connaissait depuis longtempsle commandant de la garnison, Robert de Baudricourt,capitaine renommé dans le pays, abhorrant les Anglais, ardemmentdévoué au parti royaliste&|160;; souvent Jeanne, tendrementaffectionnée de Denis, l’interrogeait sur le capitaine Robert deBaudricourt, sur son caractère, sur son affabilité, sur la manièredont il accueillait les pauvres gens&|160;; le bon Denis, dans sasimplicité, ne soupçonnant pas le motif des questions de sa nièce,les attribuait à une curiosité de jeune fille, et lui répondait«&|160;– que Robert de Baudricourt, aussi brave soldat que brutalet violent, envoyait d’ordinaire tout le monde au diable&|160;;c’était enfin un terrible homme dont il avait grand’peur, et qu’iln’abordait jamais qu’en tremblant.

»&|160;– Il est dommage qu’un si bon capitainesoit d’un si aigre abord et si rude homme,&|160;» – disait Jeanne àson oncle en soupirant. Et elle changeait d’entretien, pour yrevenir plus tard.

*

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Jeanne atteignit la fin de sa dix-septièmeannée&|160;; les temps étaient venus…

Vers les derniers jours du mois de février1428, une petite troupe de soldats, retournant en Lorraine auprèsde leur duc, appartenant au parti armagnac, firent halte àDomrémy&|160;; les villageois, hospitaliers, emmenèrentcordialement ces étrangers, qui l’un, qui l’autre, dans leursmaisons. Il échut en partage à Jacques Darc un sergentd’armes&|160;; la famille lui fit bon accueil, les jeunes gensl’aidèrent à se débarrasser de son casque, de son bouclier, de salance et de son épée&|160;; ces armes brillantes furent déposéesdans un coin de la salle où Jeanne et sa mère s’empressaient depréparer le repas de leur hôte. La vue des armes qu’il venait dequitter fit tressaillir la jeune fille, elle ne put résister audésir de les toucher furtivement&|160;; profitant même d’un momentoù elle resta seule, elle coiffa sa jeune tête du casque de fer, etprit dans sa main virile la lourde épée, qu’elle sortit de sonfourreau&|160;; Jeanne, à dix-sept ans, était svelte et forte,grande et belle&|160;; les superbes contours de son seinvirginal[25] s’arrondissaient sous son corsage,écarlate comme sa jupe&|160;; ses grands yeux noirs, au regardpensif et doux, sa chevelure d’ébène, son teint pur, légèrementhalé par le soleil, sa bouche vermeille, ses dents blanches, saphysionomie chaste, sérieuse et candide, donnaient à l’ensemble desa personne un aspect attrayant, et lorsqu’elle eut coiffé lecasque du soldat, la jeune fille resplendit d’une beauté guerrière.En ce moment rentrèrent le sergent et Jacques Darc&|160;; celui-cifronça sévèrement le sourcil. Mais le soldat, charmé de voir soncasque sur la tête de cette belle paysanne, lui adressa, quelquesfleurettes&|160;; le mécontentement du laboureur redoubla,cependant il se contint. Jeanne, rougissant, se décasqua, remitl’épée dans son fourreau&|160;; l’on s’attabla pour le souper. Lesergent d’armes, quoique jeune encore, avait, disait-il, faitplusieurs fois partie des compagnies envoyées avec les troupesroyales contre les Anglais&|160;; il parla fort de ses prouesses,caressant sa moustache et de côté regardant Jeanne. Celle-ci, àl’extrême surprise de sa famille, malgré le courroux contraint etcroissant de son père, sortit de sa réserve ordinaire, rapprochason escabeau de celui du soldat, parut admirer beaucoup cevaillant, l’accabla de questions sur l’armée royale, sur sesforces, sur sa manière de combattre, sur sa position présente, surle nombre de ses bombardes d’artillerie, sur le nom des capitainesqui inspiraient confiance aux hommes d’armes&|160;; le sergent,très-flatté de la curiosité de cette belle fille à l’endroit desfaits et gestes militaires, pensant même qu’elle s’intéressait plusencore peut-être au guerrier qu’à la guerre, répondit galamment àtoutes les questions de Jeanne. Elle l’écoutait si avidement,semblait enfin, par le feu de ses regards, par l’animation de sonvisage, prendre à cet entretien un si profond intérêt, que JacquesDarc, indigné, s’imagina que la fière mine du soldat affolaitJeanne, et lui lança des regards furieux&|160;; elle ne remarquapas l’indignation paternelle, redoubla ses questions, apprit avecune douleur secrète que, refoulée au delà de la Loire après unerécente et honteuse défaite, dite la bataille des harengs,l’armée royale avait fui en désordre, que les Anglais assiégeaientOrléans et que, cette ville prise, la Touraine envahie, c’en étaitfait du roi et de la France, puisque tout son territoireappartiendrait dès lors aux Anglais.

–&|160;Rien ne peut donc sauver laGaule&|160;! – s’écria Jeanne en proie à une exaltationindicible&|160;; – tout est donc perdu&|160;?

–&|160;Si avant un mois le siège d’Orléansn’est pas levé, – reprit le sergent, – si les Anglais ne sont pasrepoussés loin des rives de la Loire, il n’y aura plus deFrance&|160;! aussi vrai que vous êtes la plus belle fille de laLorraine. Sang-Dieu&|160;! lorsque tout à l’heure vous étiezcoiffée de mon casque, je croyais voir la déesse de laguerre&|160;! Avec un capitaine tel que vous, j’attaquerais seulune armée&|160;!

À ces mots, Jacques Darc se leva brusquementde table, dit à son hôte que le jour finissait, et que les gensrustiques, levés à l’aube, se couchaient avec le soleil. Lesergent, dépité de recevoir ainsi congé, reprit lentement sesarmes, tâchant de rencontrer le regard de Jeanne&|160;; maiscelle-ci, insoucieuse du soldat, assise sur son escabeau, plongéedepuis quelques instants dans de pénibles réflexions, songeait auxnouveaux désastres de la Gaule sans pouvoir retenir les larmes quiroulaient dans ses yeux.

–&|160;Plus de doute, – se dit le laboureur, –ma fille, jusqu’à ce jour si chaste, si pieuse, s’est subitementaffolée de ce bravache&|160;; elle pleure son départ… Honte à elleet à nous&|160;! Maudite soit l’hospitalité que j’ai donnée à cetétranger&|160;!

Jacques Darc, lorsque son hôte eut quitté lamaison, parut de plus en plus sévère&|160;; contenant à peine sonindignation, il s’approcha de sa fille, la prit rudement par lebras, lui indiqua d’un geste impérieux l’échelle qui conduisait auréduit où elle couchait, et s’écria&|160;:

–&|160;Montez là haut&|160;; demain matin jevous parlerai&|160;!

Jeanne, absorbée par ses cruelles pensées,obéit machinalement à son père&|160;; celui-ci, lorsqu’elle eutregagné sa chambre, reprit, s’adressant à ses fils, très-surpris desa rudesse envers leur sœur&|160;:

–&|160;Que Dieu nous soit en aide&|160;!avez-vous vu de quel air Jeanne regardait ce sergent&|160;?…Ah&|160;! si elle devait jamais s’en aller avec un homme d’armes,votre devoir serait de la noyer de vos propres mains&|160;; sinon,je le jure, je la noierais plutôt moi-même[26].

Le laboureur prononça ces paroles avec unetelle explosion de colère, que Jeanne les entendit&|160;; elledevina l’erreur de son père et pleura. Mais bientôt sesvoix lui dirent&|160;:

«&|160;– L’heure est venue… La France et sonroi sont perdus sans toi… Va, fille de Dieu&|160;!… sauve ton roi…sauve la France&|160;!… Le Seigneur est avec toi&|160;!…&|160;»

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Écoutez, fils de Joel, écoutez cette légendede la plébéienne catholique et royaliste&|160;: – Charles&|160;VIIa dû sa couronne à Jeanne Darc… il l’a honteusement reniée,lâchement délaissée&|160;! – Chaque jour elle s’agenouillaitpieusement devant les prêtres catholiques… leurs évêques l’ontbrûlée vive&|160;! – La couardise de la chevalerie avait donné laGaule aux Anglais&|160;; – le patriotisme, le génie militaire deJeanne, triomphent enfin de l’étranger… elle est poursuivie,trahie, livrée par la haineuse envie des chevaliers&|160;! – Pauvreplébéienne, l’implacable jalousie des capitaines et des courtisans,l’ingratitude royale, la férocité cléricale, ont fait tonmartyre&|160;! – Sois bénie à travers les âges, ô viergeguerrière&|160;! sainte fille de la mère-patrie&|160;!… – Écoutez,fils de Joel, écoutez cette légende, – et jugez à l’œuvre&|160;:gens de cour, gens de guerre, gens d’Église et royauté&|160;!…

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