Les Mystères du peuple – Tome VI

SOMMAIRE.

Paris au dixième siècle. – Eidiol, doyendes mariniers parisiens. – Anne-la-Douce. – Guyrio-le-Plongeur. –Rustique-le-Gai. – Le comte de Paris. – Le chantre Fultrade. – Larelique. – Mœurs et navigation des pirates North-mans. – Le Holkerde la belle Shigne et les vierges au bouclier. – Gaëlo-le-Pirate. –Simon-grande oreille. – Lodbrog le Berserke. – Le chant de guerred’Hasting. – Rolf, le roi de la mer. – L’abbaye de Saint-Denis. –Stratagème. – Les pirates North-mans et les vierges au bouclier. –Les North-mans remontent la Seine jusqu’à Paris. – Le roiKARL-LE-SOT (Karolus stultus vel simplex, Charles-le-Simple). –Ghisèle, sa fille. – Le château de Compiègne. – La Basilique deRouen. – Le mariage de Rolf.

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Notre aïeul Amaël prévoyait l’avenir,lorsqu’il y a un siècle à peine, parlant à Karl-le-Grand desderniers descendants de Clovis, rois énervés, imbéciles etfainéants, il disait au puissant empereur&|160;: – «&|160;Tôt outard les races royales et conquérantes expient l’iniquité de leurorigine.&|160;» – Et de fait, en 811, quel souverain régnait enGaule et presque sur le monde entier&|160;? – C’était Karl,empereur auguste, surnommé le GRAND…

Et aujourd’hui, en 912, quel est ce roi quirègne à peine sur quelques provinces de la Gaule&|160;? – C’estKARL, surnommé le SOT, et descendant de Karl-le-Grand. –Lui aussi, cet auguste empereur, prévoyait l’avenir, lorsque lesyeux baignés de larmes, il prononçait ces paroles prophétiquesrapportées depuis dans la chronique d’Éginhard, sonarchichapelain&|160;: – «&|160;Savez-vous, mes fidèles, pourquoi jepleure amèrement à la vue des bateaux pirates des North-mans&|160;?C’est que je prévois les maux dont ces païens affligeront madescendance&|160;!&|160;» – Et tu avais raison de pleurer surl’avenir de ta race, ô Karl-le-Grand, car soixante-huit ans aprèsta mort, tout-puissant maître du monde, deux chefs de piratesNorth-mans Gorm et Half, remontant le Rhin, la Meuse etl’Escaut, ravageaient le territoire de Cologne, de Maëstricht, deWorms, de Tongres, saccageaient ces villes et réduisaient encendres ton splendide palais d’Aix-la-Chapelle, ta résidencefavorite&|160;! oui, et la superbe basilique où tu te plaisais sifort à chanter au lutrin et où reposaient tes augustes os, servaitd’écurie aux chevaux des pirates, car ces damnés North-mansn’aimaient point les voyages à pied&|160;: dès leur débarquementils s’emparaient des chevaux de toutes les contrées qu’ilsdévastaient et guerroyaient à cheval. La voilà donc cette race,impériale, royale et conquérante&|160;! après avoir atteint lefaîte de sa gloire, de sa puissance dans la personne deKarl-le-Grand, la voici abaissée jusqu’àKarl-le-Sot&|160;! et qui sait si elle ne se dégradera pasdavantage encore d’âge en âge&|160;! Mais pour tomber de si hautaussi bas, que lui est-il donc advenu à cette race, issue desmaires du palais, dont le rude Karl-Marteau fut le modèle&|160;? Cequi lui est advenu, à cette race&|160;? Voici en quelques lignes lahonteuse histoire de la race de Karl-le-Grand, depuis 818jusques en cette année-ci 912.

Le fils de Karl, Louis-le-Pieux lebien nommé, ce fervent catholique qui ravagea la Bretagne, défenduepar Morvan et Vortigern, monta sur le trône en 814. À la mort deson père il avait quatre fils&|160;: Lothaire, Louis, Pépin etBernard. Il garda pour lui une partie de la Germanie et de laGaule et fit l’aîné de ses fils empereur d’Italie, le second, roide Bavière, le troisième, roi d’Aquitaine&|160;; Bernard n’eut rienen partage. Louis-le-Pieux, comme son père, le grand empereur,était d’un naturel fort amoureux. En 818, il se remaria et épousaJudith, fille du comte Wolp. La reine Judith, belle, jeune,dissolue, empoisonna la vie de Louis-le-Pieux, et ses filsportèrent incessamment contre lui leurs armes parricides. Bernardn’ayant point eu part ainsi que ses frères à la curée des royaumes,se révolte le premier contre son père&|160;; celui-ci, après uncombat sanglant, s’empare de son fils et lui fait crever les yeux.Bernard survit peu de temps à ce supplice, et les prêtres absolventmoyennant de riches dotations Louis-le-Pieux de son abominablecruauté. Il eut de la belle Judith un dernier fils, appelé plustard Karl-le-Chauve, et lui octroya l’Allemanie, la Réthieet une partie de la Bourgogne démembrée des États de Lothaire, deLouis et de Pépin. Ceux ci, courroucés d’être ainsi dépossédés enfaveur de leur jeune frère, marchent contre Louis-le-Pieux et leforcent de se retirer dans un couvent avec la Reine Judith&|160;;mais bientôt après la guerre éclate entre les trois fils rebelles.Grâce à cette division, habilement exploitée par le moine Gombaud,Louis-le-Pieux sort du couvent et est rétabli roi dans une diètetenue à Nimègue&|160;; en 834, ses trois fils se soulèvent denouveau contre lui, rassemblent leurs troupes entre Bâle etStrasbourg, dans un endroit appelé depuis le camp duMensonge, et s’emparent de leur père&|160;; le papeGrégoire&|160;IV, pontife infâme&|160;!complice de ces fils dénaturés, se joint à eux pour forcer leurpère à abdiquer, après quoi on conduit ce roi dévotieux et lâche, àl’abbaye de Saint-Médard, à Soissons, où on l’enferme revêtu d’uncilice. De nouvelles guerres éclatent entre les trois frères&|160;;quelques partisans de Louis-le-Pieux profitant de l’occurrence lefont évader de sa prison&|160;; l’abbé de Saint-Denis, moyennantune grosse somme, le resacre roi, et ce débonnaire, croyant apaiserla haine de ses fils, leur partage de nouveau ses États&|160;;mais, malcontents de la distribution, ils se soulèventencore&|160;; il les combat, et lors de cette dernière guerre, ilmeurt de la peur que lui inspire une éclipse de soleil, quoiqu’ilse piquât fort d’être astronome. Après les luttes parricidesviennent les luttes fratricides. En 840, Karl-le-Chauve, fils deLouis-le-Pieux, monte sur le trône à dix-sept ans&|160;; il s’allieà son frère Louis de Bavière contre leur frère, Lothaire. Pendanttrente-six ans que régna ce roi (de 840 à 876), la Gaule, laGermanie et l’Italie, héritage de Karl-le-Grand, furentincessamment dévastées par les guerres de Karl-le-Chauve contre sesfrères ou de leurs descendants contre lui&|160;; les Arabes, lesHongrois envahissent la Gaule, les pirates north-mans, maîtres del’embouchure des grands fleuves, ravagent le littoral des rivières,font plusieurs fois payer rançon à Paris qu’ils assiègent, et grandnombre de leurs bandes s’établissant enfin à poste fixe dans descamps retranchés à l’embouchure de la Seine, de la Somme, de laGironde, de la Loire, vont plusieurs fois piller Orléans, Blois etTours. Les grands seigneurs bénéficiers, descendants des Leudes deClovis, méprisant de l’autorité Karl-le-Chauve, élèvent, malgré sesédits, partout des châteaux forts, et retranchés dans cescitadelles imprenables, se déclarent Comtes ou Duks souverains,héréditaires et propriétaires des Comtés et des Duchés qu’ilsavaient jusqu’alors tenus à bénéfices temporaires ou gouvernés aunom des rois franks. Parmi ces grands seigneurs franks, la famillede Roth-bert-le-Fort, investie de père en fils du comté de Paris etdu duché de France, se montra des plus audacieusement rebelles à laroyauté. Ces comtes de Paris devaient être pour la race dégénéréede Karl-le-Grand ce que ses ancêtres, les maires du palais, avaientété pour la race énervée de Clovis. Karl-le-Chauve, revenud’Italie, meurt par le poison en 876, dans le village de Brios,situé au sommet du Mont Cénis. Louis-le-Bègue succède auroi défunt&|160;; nouvelles guerres civiles entre le Bègueet ses neveux, descendants de Karl-le-Chauve&|160;; les North-mans,les Arabes, les Hongrois redoublent leurs désastres en Gaule&|160;;les serfs, poussés à bout par l’atrocité de l’esclavage et de lamisère, se joignant aux pirates, se vengent ainsi de l’oppressiondes seigneurs et des évêques Enfin Louis-le-Bègue meurt à Compiègnele 10 avril 879, laissant sa seconde femme grosse du prince qui futplus tard Karl-le-Sot&|160;; de sa première épouse,Louis-le-Bègue avait eu Louis&|160;III et Karloman&|160;; ils separtagent les États de leur père, de longues guerres civileséclatent entre eux ou contre Karl-le-Gros, leur oncle.Celui-ci, à la mort de Louis&|160;III et de Karloman, s’empare dutrône à l’exclusion de son neveu Karl-le-Sot, et aprèsplusieurs années d’un règne souillé par des hontes, des lâchetéssans nombre, Karl-le-Gros meurt en 888, méprisable etméprisé, après avoir ignominieusement assisté des hauteurs deMontmartre au siège et au sac de Paris par les pirates North-mans,sans porter secours à cette cité. Karl-le-Gros mort,Arnulf, bâtard de Karloman, règne sur la Germanie aupréjudice de Karl-le-Sot, héritier naturel des royaumes d’Allemagneet de Gaule. Eudes, comte de Paris, fils de Roth-bert-le-Fort,s’empare, lui, d’une partie de la Gaule et se fait proclamer par sabande de guerriers, roi de France, et, comme tel, il est sacré etcouronné par Gauthier, archevêque de Sens, l’églisecatholique étant toujours prête à sacrer, consacrer, resacrer,archisacrer qui la paye. Eudes, l’usurpateur, meurt en 803. Cettefois, Karl-le-Sot monte sut le trône, et il règne encoreen cette année 912, justifiant et de reste son surnom de Sot, horsd’état de résister aux pirates North-mans, aux grands seigneurs,aux évêques et aux abbés qui lui arrachent son royal héritage,ville à ville, domaine à domaine, province à province.

La voilà donc cette glorieuse lignée deKarl-le-Grand&|160;! Louis-le-Pieux, Karl-le-Chauve,Louis-le-Bègue, Karl-le-Gros, Karl-le-Sot&|160;! UN PIEUX, UNCHAUVE, UN BÈGUE, UN GROS, UN SOT&|160;! rois imbéciles, lâches oucruels, mourant par la peur, la débauche ou le poison&|160;; lesvoilà donc tes descendants, auguste empereur&|160;! Ton immenseempire démembré, la Gaule, l’Allemagne, l’Italie, ravagées durantun siècle, par les guerres parricides ou fratricides de leurs rois,envahies par les Arabes, les Hongrois, les North-mans, asservies,épuisées, par les seigneurs et les prélats. Voilà ce que tu aslaissé après toi, auguste empereur, qui régnas sur le monde&|160;!Les voilà, les voilà les fruits abhorrés de cette royauté fondéepar la conquête des Franks&|160;! Et maintenant lisez, fils deJoel, lisez, vous connaîtrez les maux affreux que ces rois, issusde Clovis, de Karl-Martel ou de Karl-le-Grand ont fait subir à laGaule, notre mère patrie. Non, elle ne s’appelle plus laGaule&|160;; hélas&|160;! ils lui ont volé jusqu’à son nom&|160;!Ils l’appellent aujourd’hui de leur nom exécré&|160;: – laFRANCE&|160;!

La légende suivante se passe dans la cité deParis, noble ville, qui, du temps de la vieille Gaule, futvaillante parmi les plus vaillantes. Jusqu’à l’invasion de notresol par César et plus tard par Clovis, les Gaulois de la contrée deParis avaient vécu libres, comme les autres populations dupays&|160;; des premiers ils prirent les armes contre les légionsromaines. Labiénus s’étant, à la tête de troupesnombreuses, présenté devant Paris pour s’en rendre maître, lesParisiens, dans l’impossibilité de défendre la ville, la livrenthéroïquement aux flammes, et se retirent sur les hauteurs quidominent la ville. Un combat acharné s’y engage. – «&|160;L’on nevit pas,&|160;» – a écrit César dans ses Commentaires, enparlant de cette bataille acharnée, – «&|160;l’on ne vit pas unseul Gaulois de Paris abandonner son poste&|160;; tous périrent lesarmes à la main. Le vieux Camulogène, leur chef, subit le mêmesort.&|160;». – Cette défaite, funeste à l’armée romaine qui futelle-même décimée, loin d’abattre le courage des Parisiensl’enflamma d’une nouvelle ardeur&|160;; bientôt ils envoyèrent huitmille hommes se joindre aux troupes duchef-des-cent-vallées. Ceux-là aussi, comme ce héros de laGaule, ne déposèrent les armes qu’écrasés par le nombre. L’espritde patriotique révolte des Parisiens courrouça César&|160;; ilrangea Paris parmi les villes Vegtigales, cités surlesquelles la conquête romaine pesait plus cruellement encore quesur les autres villes. Le christianisme fit à Paris comme ailleursmiroiter aux yeux des populations abusées, les lueurs trompeusesd’une délivrance prochaine&|160;; mais à Paris comme ailleurs, defaux prêtres de Jésus, complices des Franks, plongèrent le peupledans les ténèbres catholiques&|160;; aussi, moins fidèle à la foidruidique que la Bretagne, Paris subit peu à peu le double joug del’Église et de la conquête, son peuple s’énerva, s’hébéta commetant d’autres peuples de la Gaule jadis indomptable. Julien,l’empereur romain, bâtit vers 356, le palais des Thermes quedevaient habiter plus tard les rois franks&|160;; vers l’an 494,Clovis s’empara de Paris et y fixa en 506 le siège de saroyauté&|160;; ce fut là que, ayant rassemblé ses Leudes, avantd’aller exterminer les Ariens du midi de la Gaule, conviépar l’Église à ce religieux massacre, ce bon catholique fit vœu,s’il réussissait dans cette sanglante et lucrative entreprise,d’employer une partie des dépouilles des hérétiques à bâtir unebasilique dans Paris. Il tint parole, ce pieux homme, et revenanten cette cité, capitale de son royaume, il éleva une basiliquedédiée à saint Pierre et à saint Paul, église où onl’enterra en 511. On la dédia plus tard à sainteGeneviève. Après la mort de Clovis, Paris échut en partage àChildebert, dont les os furent plus tard transportés dans labasilique de Saint-Denis. Ce fut dans le vieux palais romain, bâtipar Julien, que ce Childebert et son frèreClotaire&|160;Ier égorgèrent leurs neveux, les pauvresenfants de Chlodomir. En 584, vers les premières années du règne deClotaire&|160;II, Frédégonde vint avec ses trésors se réfugier dansla basilique de Paris pour échapper aux poursuites deBrunehaut&|160;; plus tard, Dagobert fonda près de cette villel’abbaye de Saint-Denis. Les derniers rejetons de Clovis, dominéspar les maires du palais, habitèrent rarement Paris, et lesdescendants de Karl-Marteau préférèrent à cette cité leurs grandesrésidences germaniques des bords du Rhin. D’ailleurs, sauf quelquesrues ou moitiés de rue qui relevaient en fief des comtes de Paris,gouverneurs pour les rois des Franks, la plus grande partie de laville relevait de la suzeraineté de l’évêque, qui possédait à biendire tout le territoire de la contrée. Un prêtre nommé Fultrade,qui fut official de l’évêché de Paris, a laissé lire à celui desfils de Joël qui écrit ceci, le Cartulaire de la basiliquede Notre-Dame, où sont inscrits tous les biens de l’évêché deParis&|160;; notre descendance verra comment ces pieux évêquesaccomplissaient le vœu de pauvreté prêchée par le jeune homme deNazareth, le pauvre ouvrier charpentier, mis en croix à Jérusalemsous les yeux de notre aïeule Geneviève. Oui, moi, Eidiol, j’ai luet copié dans ce Cartulaire la désignation suivante des terrespossédées par l’évêque de Paris dans le voisinage de cetteville&|160;: Au NORD, l’évêque possède les terres et les villagesde Deuil, de Bonneuil, de Boissy, deGoussainville, d’Épiais, de Lagny, deLuzarches, de Viry, deNoureuil. Au MIDI, l’évêque de Paris possède lesterres et les villages de Montrouge, de Gentilly,d’Ivry, de Vitry, de Bagneux, deClamart, de Plessis-Piquet, de l’Hay, deChevilly, de Fresnes-lès-Rungis, deChatenay, de Rungis, d’Orly, deWissou, de Massy, de Palaiseau, deChamplan, de Limours, de Mont-lhéry, deSaint-Michel-sur-Orge, de Brétigny,d’Avrainville, de Soisy-sous-Étiolles, deCombes-la-Ville, de Moissy, de Galande,de Perray, de Machaut, de Sannois, deLa Celle, de Vernon, de Tréchy,d’Émant, de Loutteville, d’Itteville, deLardy, de la Ferté-Aleps, du Pressoir,de l’Archaut, de Corbreuse, deRicharville. – Au LEVANT, l’évêque de Paris possède lesterres et les villages de Conflans-l’Archevêque, deCharenton-le-Pont, de Vincennes, deFontenay-sous-Bois, de Champigny-sur-Marne, deCréteil, de Bonneuil, de Sucy-en-Brie,de Boissy-Saint-Léger, de Noiseau, deLaqueue, de Chenevières-sur-Marne, deGournay-sur-Marne, de Charmant, deTorcy, de Lagny, de Villepinte, duTremblay, de Mitry, de Mory, deCompans, de Saint-Mard, de Tournan, deBozoy-en-Brie, de Champeaux, deSaint-Merry, de Quiers, de Rebais, deChezy-l’Abbaye. – Au COUCHANT, l’évêque de Paris possèdeles terres et les villages de Saint-Cloud, deSèvres, de Châville, de Marnes, deGarches, de Ruel, de Maisons-sur-Seine,de Conflans-Sainte-Honorine, d’Andresy, deJouy-le-Moutier, de Feuillancourt, deNoisy-le-Roi, de Villepreux, deMaurepas, du Menil-Saint-Denis, deMilon-la-Chapelle, de Trons, deChevreuse, d’Épone et de Mézières. – Deplus, l’évêque de Paris possédait la terre de Celle, dansle pays de Fréjus&|160;; et la terre de Naintri, enPoitou&|160;; les possessions des évêques de Paris, d’unecontenance d’environ deux cent mille arpents, peuplées devingt mille esclaves ou serfs de l’église, rapportaient plus d’UNMILLION de sous d’argent[3] àl’évêque&|160;: sur cette somme il gardait pour LUI SEUL quatrecent mille pièces d’argent, son clergé en prélevait deux cent milleautres, pareille somme était laissée entre les mains de l’Églisepour les frais du culte, et les deux cent mille pièces d’argentrestant étaient, disait-on, distribuées aux pauvres, ce dontpersonne ne pouvait s’assurer. Et les voilà ces prêtres du jeunehomme de Nazareth&|160;! l’ami des mendiants et des affligés quiprêchait la sainte pauvreté&|160;! Quant à l’humilité de cesprêtres du Christ, moi, qui écris ceci, j’ai vu lors del’intronisation du nouvel évêque de Paris et selon l’obligation queleur imposait l’église, Karl-le-Sot, roi de France, assisté deplusieurs seigneurs franks, parmi lesquels se trouvaientBurchart, seigneur du pays de Montmorency, etConrad, comte de la ville de Saint-Pol, enlever sur leursépaules la litière d’or où se prélassait comme dans une châsse,l’évêque de Paris, et le porter ainsi depuis sonpalais jusqu’au chœur de sa cathédrale[4]. Etles voilà ces prêtres du jeune homme de Nazareth, qui prêchait lapauvreté, l’humilité&|160;! Dans leur orgueil infernal, il leurfaut pour les conduire au temple de ce Dieu des humbles et despauvres, une litière d’or attelée de trois grands seigneurs et d’unroi&|160;!

Donc, fils de Joël, lisez cette légende qui sepasse à Paris en l’année 912.

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La maison de maître Eidiol, doyen dela corporation des Nautonniers ou mariniers parisiens,était située non loin du port Saint-Landry et des remparts de laCité, baignés par les deux bras de la Seine, et flanqués de tours àl’entrée du grand et du petit pont, qui seuls donnent accès dans laville et nul ne peut les traverser sans payer un denier au péagerde l’évêque&|160;; la maison de maître Eidiol était, ainsi quetoutes celles des pauvres gens du petit peuple, construite encharpentes solidement reliées entre elles, haute d’un étage, etcouverte en chaume. Les basiliques, les riches abbayes deSaint-Germain-des-Prés, de Saint-Germain-d’Auxerre et autres,l’ornement des campagnes des deux bords de la Seine, ou bien encoreles maisons occupées par les comtes, les vicomtes et les évêques deParis, étaient seules bâties en pierre et recouvertes de toituresde plomb souvent dorées. À l’étage supérieur de la maison d’Eidiol,Marthe, sa femme, cousait auprès de sa filleAnne-la-Douce, qui filait sa quenouille. Eidiol, selonl’esprit de nouveauté de ces temps-ci, qui, des familles des roiset des grands, était descendu jusqu’au populaire des villes et deschamps, avait donné un surnom à ses enfants, appelant sa filleAnne-la-douce, car rien n’était plus doux au monde quecette aimable enfant, d’un caractère angélique comme sonvisage&|160;; Eidiol avait surnommé son filsGuyrion-le-Plongeur, parce que ce hardi garçon, mariniercomme son père, était l’un des plus adroits plongeurs qui eûtjamais traversé les flots rapides de la Seine. Anne-la-Douce filaitson chanvre, assise à côté de sa mère, bonne vieille femme desoixante ans et plus, à l’air maladif, vêtue de noir et portant aucou plusieurs reliquaires. Marthe dit à sa fille, en lui montrantles gais rayons du soleil de mai, qui traversaient les petitscarreaux enchâssés de plomb, de l’étroite fenêtre de leurchambre&|160;: – Voici un beau jour de printemps&|160;; peut-êtreverrons-nous aujourd’hui le père Fultrade, le digne chantre del’abbaye de Saint-Denis&|160;; venir ici ne sera pour lui qu’unepromenade, il a un si magnifique cheval&|160;!

–&|160;Par ce beau soleil de mai, jepréférerais, moi, marcher à pied. Te souviens-tu, ma mère, du jouroù Rustique-le Gai a gagé avec mon frère, une cailleapprivoisée pour moi, qu’il ferait trois lieues en une heure&|160;?Il les a faites et moi j’ai eu la jolie caille.

–&|160;Es-tu simple&|160;! Est-ce qu’unpersonnage comme le chantre de l’abbaye de Saint-Denis peut, durantdeux lieues et plus, marcher à pied comme un pauvrehomme&|160;?

–&|160;Le père Fultrade est pourtant assezjeune, assez grand et assez fort pour parcourir une route pareille.Rustique-le-Gai en aurait lui pour une demi-heure à peine.

–&|160;Rustique n’est pas le pèreFultrade&|160;; quel saint homme&|160;! Toutes ces pieuses reliquesque je porte et auxquelles je dois la vie, c’est lui qui me les adonnées, lorsqu’il était en ville, prêtre de l’église de Notre-Dameet favori du seigneur Roth-bert, comte de cette cité de Paris.Hélas&|160;! sans ces saintes reliques, je serais morte de lamaudite toux qui ne m’a point encore quittée.

–&|160;Pauvre chère mère, cette toux ne cessede nous inquiéter, mon père, mon frère et moi&|160;! pourtant vousseriez peut-être guérie, si vous aviez consenti à essayer uncertain remède, que l’on dit excellent&|160;!

–&|160;Quel remède&|160;?

–&|160;Celui qu’emploient les mariniers duport&|160;; ils mettent du goudron dans l’eau, la font bouillir, etcette eau, on la boit. Rustique-le-Gai nous disait avoir vu deseffets surprenants dus à cette boisson.

–&|160;Tu me parles toujours de tonRustique-le-Gai&|160;!

–&|160;Moi, ma mère&|160;? – réponditingénument la jeune fille, sans trahir le moindre embarras, etattachant son candide regard sur celui de sa mère, – si je vousparle souvent de Rustique, c’est donc sans y songer.

–&|160;Je le crois, mon enfant&|160;; maiscomment veux-tu qu’aucun remède humain opère ma complète guérison,lorsqu’elle résiste aux reliques&|160;? C’est comme si tu me disaisqu’un pouvoir humain pourrait me faire retrouver ma chère petitefille, qui, hélas&|160;! a disparu d’ici, dix ans avant lanaissance de ton frère&|160;!

–&|160;Pauvre sœur&|160;! je la regrette sansl’avoir jamais connue.

–&|160;Elle aurait pu me remplacer auprès detoi, car aujourd’hui elle serait d’âge à être ta mère.

Un assez grand bruit mêlé de cris venant de larue, interrompit l’entretien de Marthe et de sa fille. – Ah&|160;!ma mère, – dit Anne en tressaillant, – c’est peut-être encore unpauvre pénitent que la foule accable d’injures et de coups&|160;!Hier, ce malheureux que l’on poursuivait ainsi est resté sanglantet demi-mort dans la rue.

–&|160;Bon&|160;! – répondit Marthe en hochantla tête, – c’était justice&|160;; moi, j’aime fort à voir la fouleainsi maltraiter les pénitents&|160;; s’ils sont pénitents, c’est àcause de leur impiété, je ne saurais plaindre les impies.

–&|160;Pourtant, ma mère, la pénitence queleur impose l’Église en expiation de leurs péchés, est déjàcruelle&|160;! Marcher pieds nus, les fers aux jambes, pendant dixou douze ans et souvent davantage, se vêtir d’un sac, se couvrir latête de cendres et mendier leur pain, puisque la religion leurdéfend de travailler[5].

–&|160;Mon enfant, ces pénitents, que dans sapiété la foule se plaît à accabler de coups, devraient bénirchacune de leurs meurtrissures, elles comptent pour leur salut,mais le bruit et le tumulte redoublent, ouvre donc la fenêtre, quenous voyions ce qui se passe dans la rue.

&|160;

Anne et sa mère se levèrent et coururent àl’étroite fenêtre, où Marthe passa la tête, tandis que sa fille,appuyée sur son épaule, hésitait encore à regarder au dehors&|160;;heureusement pour la douce enfant, il ne s’agissait pas de l’une deces poursuites sauvages, meurtrières, auxquelles les bonscatholiques se livraient d’habitude dans leur hébétement cruel,contre les pénitents qu’ils regardaient, ces tendres fils del’église, comme des animaux immondes. Voici la cause dutumulte&|160;: la rue étroite et bordée de maisons de boiscouvertes de chaume comme celle d’Eidiol, n’offrait qu’un passageresserré&|160;; une pluie abondante, tombée la veille, ayantdétrempé le sol, un grand chariot, attelé de quatre bœufs etpesamment chargé de bois, s’était embourbé&|160;; l’attelage,impuissant à retirer la voiture de cette profonde ornière, barraitcomplètement la rue, et s’opposait au passage de plusieurscavaliers venant en sens inverse&|160;; à leur tête marchait unnoble seigneur frank, ROTH-BERT, Comte de Paris et Duc deFrance, frère d’Eudes qui, avant sa mort, s’était faitcouronner roi, au détriment de Karl-le-Sot, aujourd’hui régnant.Roth-bert, escorté de cinq à six cavaliers, se trouvait arrêté danssa marche par le chariot embourbé&|160;; ce comte, à la minehautaine et dure, portant toujours casque et cuirasse, jambards,cuissards et gantelets de fer, comme s’il allait en guerre, montaitun grand cheval noir. Il vitupérait contre le chariot, son attelagede bœufs et le pauvre serf, leur conducteur, qui, épouvanté desmenaces de ce seigneur, s’était caché sous la voiture. Le comte deParis, de plus en plus courroucé, dit à l’un de ses hommes&|160;: –Pique ce vil esclave avec le fer de ta lance, et force-le dedéguerpir de dessous le chariot&|160;; tu châtieras ensuite cemisérable&|160;!

Le guerrier mit pied à terre, et armé de salance, il se baissa, tâchant d’atteindre le serf qui, courbé surles mains et sur les genoux, recula vivement&|160;; le Frank irritéblasphémait en plongeant sa lance sous le chariot, lorsqu’elle futheurtée par le fer très-aigu d’un croc emmanché d’une longue perchequi sortit de dessous la voiture, et en même temps, une voix fermeet sonore s’écria&|160;: – Si les cavaliers du comte ont leurslances, les nautonniers de Paris ont leurs crocs&|160;!

Le Franc, à la vue de ce fer acéré, reculad’un bond, tandis que le comte Roth-bert s’écriait pâle decolère&|160;: – Où est le vilain qui ose menacer un de meshommes&|160;?

Le croc disparut aussitôt, et un moment après,un garçon de grande taille, d’une mâle figure, portant une casaquede gros drap et les amples culottes des mariniers du port, s’élançad’un bond sur les bûches entassées dans le chariot, et tenant enarrêt le long croc dont, un instant auparavant, il venait demenacer le guerrier, notre hardi marinier s’écria&|160;: – Celui-làqui a empêché un pauvre serf d’être lardé à coups de lance, c’estmoi&|160;! je me nomme Guyrion-le-Plongeur, je suis nautonnierparisien&|160;!

–&|160;Mon frère&|160;! s’écria la douce Anne,d’une voix effrayée en se penchant vivement à la fenêtre, – pourl’amour de Dieu, Guyrion, ne brave pas ces cavaliers&|160;!

Mais l’impétueux jeune homme, ne prenant soucides craintes de sa sœur et de sa mère, défiait les soldats du hautdu chariot, leur disant, en agitant son redoutable croc&|160;: –Qui veut tenter l’assaut&|160;? – Et se retournant à demi vers leserf éperdu, qui se tenait accroupi derrière la voiture&|160;:Sauve-toi, pauvre homme, sauve-toi&|160;! ton maître saura bienvenir réclamer ses bœufs.

L’esclave suivit ce sage conseil et disparut.Le comte de Paris, de plus en plus irrité, montrant son poinggantelé de fer à Guyrion-le-Plongeur, s’écria, en s’adressant à seshommes&|160;: – Vous laisserez-vous outrager par ce vilcoquin&|160;? Mettez tous pied à terre et saisissez-vous de cetteécrevisse de rivière&|160;!

–&|160;Écrevisse, non, mais scorpion, oui, carvoilà mon dard&|160;! – répondit Guyrion en faisant voltiger dansses mains robustes son croc qui, ainsi manié, devenait une arme siterrible, que les cavaliers du comte, regardant du coin de l’œilles mouvements rapides et menaçants de l’engin nautique,descendaient de cheval avec une lenteur prudente&|160;; Marthe etsa fille, penchées à leur fenêtre, suppliaient Guyrion de renoncerà cette lutte dangereuse, lorsque soudain un nouveau personnage àbarbe et cheveux blancs, vêtu, comme le jeune marinier, montaderrière lui sur le chariot, et dit en mettant la main sur l’épaulede Guyrion&|160;: – Mon fils, ne t’expose pas à la colère de cessoldats&|160;; – puis au moment où Guyrion se retournaittrès-surpris de la présence de son père, celui-ci, d’un gested’autorité, abaissant le croc dont le nautonnier était armé, dit aucomte de Paris&|160;: – Roth-bert, j’arrive à l’instant du portSaint-Landry, j’apprend ce qui s’est passé&|160;: mon fils a cédé àl’impétuosité de son âge, il a eu tort&|160;; mais tes hommes aussiont eu tort de vouloir frapper à coups de lance un pauvre serfinoffensif. Maintenant nous allons, moi, mon fils et nos voisins,pousser à la roue pour retirer le chariot de l’ornière et te faireplace&|160;; l’on aurait dû commencer par là. – Se retournant alorsvers son fils qui lui obéit à regret&|160;: – Allons, Guyrion,descends du chariot, descends&|160;!

Les paroles sensées du vieux nautonnier neparurent pas apaiser la colère du comte de Paris, car il parla basà ses hommes, tandis que, grâce aux efforts d’Eidiol, de Guyrion etde plusieurs de leurs voisins qui poussèrent à la roue, le chariotfut retiré de l’ornière et rangé le long des maisons&|160;; ainsile passage devint libre devant Roth-bert et ses cavaliers&|160;;mais tandis que l’un d’eux tenait en main les brides des chevaux deses compagnons, ceux-ci, au lieu de se remettre en selle, seprécipitèrent sur Eidiol et sur son fils, qui, succombant à cetteattaque inattendue, furent, sans que leurs voisins osassent leurporter secours, jetés à terre et maintenus par les hommes du comte,au grand effroi de Marthe et d’Anne-la-Douce. Toutes deux, voyantle vieux nautonnier et son fils ainsi traités, quittèrentprécipitamment leur fenêtre, et sortant de leur maison, se jetèrentsuppliantes aux pieds de Roth-bert, demandant la grâce desprisonniers&|160;; mais Eidiol fronçant le sourcil, s’écria&|160;:– Debout, ma femme, debout, ma fille&|160;! rentrez au logis&|160;!Marthe et Anne n’osèrent désobéir au vieillard, toutes deux serelevèrent et retournèrent en sanglotant à leur maison. –Roth-Bert, – reprit Eidiol, – tu n’as pas le droit de nous retenirprisonniers&|160;; nous ne sommes pas, grâce à Dieu, abandonnés àmerci comme les serfs des campagnes&|160;! nous avons quelquesfranchises dans la Cité&|160;; si nous sommes coupables, nousdevons, comme mariniers, être jugés par le Parloir auxbourgeois des MARCHANDS DE L’EAU[6].

–&|160;Le compagnon qui est chargé de couperles oreilles des bandits de ta sorte, devant la croix duTrahoir, te prouvera que j’ai le droit de t’essoreiller, –reprit le comte en remontant à cheval&|160;; puis, s’adressant àses hommes&|160;: – Que deux de vous me suivent, les autresconduiront les prisonniers à la geôle du Châtelet, mon prévôt lesjugera ce soir, et demain… leur supplice&|160;!

–&|160;Seigneur comte, – dit un homme ensortant de la foule, et s’approchant de Roth-bert, – je suissergent de l’évêque de Paris…

–&|160;Je le vois à ton habit, queveux-tu&|160;?

–&|160;La juridiction de la partie gauche decette rue appartient à mon Seigneur l’évêque&|160;; je réclame cesprisonniers, la foule me prêtera main-forte pour les conduire àl’évêché, où notre prévôt les jugera…

–&|160;Si la gauche de la rue appartient à lajuridiction de l’évêque, la droite m’appartient[7], –s’écria le comte de Paris, – je garde les prisonniers.

–&|160;Seigneur, ce serait votre droit si ledélit s’était commis du côté de la rue qui relève de votre fief,mais…

–&|160;Assez&|160;! – reprit Roth-bert, eninterrompant le sergent&|160;; – ces deux coquins étaient montéssur un chariot qui obstruait toute la largeur de la rue, il nes’agit donc ici ni de côté droit ni de côté gauche.

–&|160;Alors, seigneur comte, ces délinquantsappartiennent autant à l’évêque qu’à vous.

–&|160;Et moi, je prétends, – reprit Eidiol, –qu’au Parloir-aux-bourgeois appartient seul le droit de nousjuger.

–&|160;Je me soucie du Parloir aux bourgeoiscomme de l’évêché, – s’écria le comte, – je garde lesprisonniers&|160;!

Le sergent et Eidiol s’apprêtaient à réclamerencore, mais à la vue d’un nouveau personnage devant lequel lafoule s’agenouillait dévotement, le sergent s’écria&|160;: – Bonpère Fultrade, venez à mon aide&|160;; mieux que moi vousconvaincrez le seigneur comte des droits de l’évêque sur cesprisonniers.

Le père Fultrade, chantre de l’abbaye deSaint-Denis, auquel s’adressait le sergent, était un grand moine detrente ans au plus, qui s’avançait dans la rue au pas de soncheval, distribuant à droite et à gauche ses bénédictions d’unemain velue jusqu’au bout des ongles. Ce moine, d’une carrured’Hercule, avait la figure vivement colorée, les oreillesécarlates, et malgré les ordonnances des conciles qui prescrivaientalors aux gens d’église de se raser la barbe, la sienne, aussinoire que ses épais sourcils, tombait jusque sur sa robustepoitrine. Fultrade ayant entendu l’appel du sergent etreconnaissant le comte de Paris, descendit de cheval, en confia lesrênes à un jeune garçon qui s’inclina dévotement, et se dirigead’un pas pressé vers Roth-bert à travers la foule de plus en plustumultueuse et agitée&|160;; les uns (et en grand nombre),prenaient hautement parti pour les prétentions judiciaires dusergent de l’évêché, les autres pour celles des mariniers&|160;;enfin, la très-petite minorité soutenait les prétentions ducomte&|160;; aussi ce dernier sachant qu’à l’encontre des vilainset des serfs des campagnes, que rien ne protégeait contrel’oppression des seigneurs, les habitants des cités, quoiquetrès-misérables, jouissaient du moins de certaines franchisesauxquelles il était souvent imprudent de porter atteinte, etvoulant gagner l’appui du chantre, lui dit cordialement&|160;: –Sois le bien venu, Fultrade, tu es un homme docte, tu vas êtrecertainement de mon avis, au sujet de ces deux vauriens. Ils ont eul’audace de m’outrager&|160;; ils prétendent être jugés par leParloir aux bourgeois, le sergent de l’évêque les réclame, et moi,je prétends qu’ils appartiennent à mon prévôt.

Le moine, reconnaissant Eidiol et son fils,leur adressa un regard affectueux et dit à Roth-bert&|160;: –Seigneur comte, il est un moyen de tout concilier&|160;; tu esl’offensé, sois charitable, mets les prisonniers en liberté. Ne terefuse pas à ma prière, – se hâta d’ajouter le chantre, répondant àun mouvement d’impatience du comte, – tu m’as souvent, lorsquej’étais prêtre de Notre-Dame et ton scribe, honoré de l’assurancede ton bon vouloir, accorde-moi la grâce de ces deux hommes&|160;;je les connais depuis longtemps, je te suis garant de leurrepentir.

–&|160;Fultrade&|160;! – s’écriaimpétueusement Guyrion-le-Plongeur, peu satisfait de l’interventiondu chantre, – ne parle pas de mon repentir&|160;! non, je ne merepens pas, aussi vrai que si j’avais les mains libres,j’enfoncerais mon croc dans le ventre de ces vaillants, qui semettent trois pour contenir un homme&|160;!

–&|160;Tu entends ce misérable, – dit le comtede Paris, au chantre. – Mérite-t-il son pardon&|160;?

–&|160;Roth-bert, – reprit Eidiol, en faisantsigne à son fils de garder le silence, – la jeunesse est fougueuseet mérite indulgence&|160;; moi, qui ai la barbe blanche, je tedemande, non point grâce, mais justice. Fais-moi seulement conduireau Parloir aux bourgeois, je ne veux rien de plus.

–&|160;Noble comte, – dit à demi-voix Fultradeà Roth-bert, – crois-moi, n’irrite pas le populaire, il se peut qued’un moment à l’autre, nous ayons besoin de lui&|160;; nesommes-nous pas au printemps&|160;?

Le seigneur frank regarda le chantre avec unétonnement qui semblait dire&|160;: Que fait le printemps à lachose&|160;? Fultrade le comprit et ajouta, baissant de plus enplus la voix&|160;: – N’est-ce pas cette saison de l’année que lesmaudits pirates North-mans choisissent toujours en raison de lahauteur des eaux de la Seine, pour remonter ce fleuve jusqu’àParis&|160;? Si le populaire est irrité, au lieu de repousserl’ennemi, il le laissera, comme d’habitude, rançonner la cité, carla rançon pèse sur les seigneurs et l’Église, et non sur la plèbequi ne possède rien.

L’observation du chantre était juste&|160;;elle parut faire réfléchir le Comte de Paris qui cependantreprit&|160;: – Rien ne fait présager une nouvelle descente de cespaïens&|160;; si leurs bateaux avaient paru à l’embouchure de laSeine on le saurait déjà.

–&|160;Ces maudits pirates n’arrivent-ils passoudain comme la tempête&|160;? Va, crois-moi, comte, par prudenceet par politique, oublie ton ressentiment.

Roth-bert hésitait à accepter cettetransaction qui blessait son orgueil, lorsque, jetant par hasardles yeux sur la maison d’Eidiol, à la porte de laquelle se tenaientBerthe et Anne-la-Douce, tremblantes, éplorées, il remarqual’angélique beauté de l’enfant du vieux marinier&|160;; souriantalors d’un air sardonique, il dit au chantre&|160;: – ParDieu&|160;! j’étais un grand sot&|160;! cette jolie fille me faitcomprendre ta charité pour ces deux coquins&|160;!

–&|160;Qu’importe la source de la charité, –répondit tout bas le moine, en échangeant un sourire avec leseigneur frank, – pourvu que la charité se fasse&|160;?

–&|160;Allons, soit, – dit Roth-bert, enfaisant signe à l’un de ses hommes de lui amener son cheval&|160;;– mais crois-le bien, je ne cède pas à l’appréhension desNorth-mans, en t’accordant la grâce de ces deux vauriens&|160;; jecède au désir de te rendre agréable à ta maîtresse.

–&|160;Noble comte, tu es dans l’erreur&|160;;cette enfant est simplement ma fille spirituelle.

–&|160;Va, va, je te connais dès longtemps,grand dénicheur de fauvettes&|160;! – reprit Roth-bert en remontantà cheval&|160;; puis, il dit tout haut à ses cavaliers&|160;: –Laissez libres ces deux hommes&|160;; mais s’ils ont l’audace de seretrouver sur mon chemin, cassez-leur le bois de vos lances sur ledos&|160;! – Et le comte de Paris, devant qui la foule s’ouvritrespectueusement, partit au galop, suivi de son escorte. Quelquesmots du chantre au sergent de l’évêché le firent renoncer à uneaccusation d’ailleurs inutile, le comte offensé ayantpardonné&|160;; la foule se dissipa, le vieux nautonnier,accompagné de son fils, rentra dans sa maison où Fultrade lesprécéda d’un air solennel et protecteur. Dès qu’il entra dans lamaison, Marthe se jetant aux pieds du moine lui dit enpleurant&|160;: – Grâces à vous&|160;! mon saint père enDieu&|160;! vous m’avez rendu mon mari et mon fils&|160;!

–&|160;Relève-toi, bonne femme, – réponditFultrade, – j’ai agi selon la charité chrétienne. Ton fils a ététrès-imprudent, qu’il devienne plus sage à l’avenir. – Et lechantre ajouta en se dirigeant vers l’escalier de bois quiconduisait à la chambre supérieure&|160;: – Marthe, montons là-hautavec ta fille&|160;; j’ai à vous entretenir toutes deux de chosespieuses.

–&|160;Fultrade, – dit le vieux marinier, qui,non plus que son fils, ne semblait voir d’un bon œil le chantre ensa maison, – j’avais la justice pour moi dans cette dispute avec lecomte, cependant je te remercie de ton bon vouloir. Maintenant, mafemme, tu vas, s’il te plaît, avant de t’occuper de choses pieuses,nous donner, à mon fils et à moi, un pot de cervoise, un morceau depain et de lard, ensuite tu nous prépareras des provisions, cardans une heure nous allons en basse Seine, pour ne revenir quedemain soir. – Eidiol remarqua (il s’en souvint plus tard… et troptard) qu’à l’annonce de son départ, le chantre, en apparenceimpassible, n’avait pu contenir un léger tressaillement.

–&|160;Quoi, mon père, – dit tristementAnne-la-Douce au vieillard, – tu pars, et toi aussi, monfrère&|160;?

–&|160;Nous avons un chargement à porter aupetit port de Saint-Audoin, – répondit Eidiol. – Rassure-toi, monenfant, nous serons de retour demain. – Puis s’adressant à safemme&|160;: – Allons, bonne Marthe&|160;; donne-nous à manger, etapprête nos provisions, le temps presse.

–&|160;Mon ami, attends un moment&|160;; lebon père Fultrade voudrait nous entretenir, Anne et moi, de chosespieuses.

–&|160;Alors que ma fille reste ici, –répondit le vieux marinier avec impatience, – elle nous donnera etnous préparera ce dont nous avons besoin.

Le moine fit signe à Marthe d’accepter laproposition de son mari&|160;; et elle accompagna le saint hommedans la chambre supérieure, où tous deux restèrent seuls. – Marthe,– se hâta de dire le chantre, – je n’ai que quelques instants àpasser ici&|160;; voici ce qui m’amène&|160;: ta fervente piété,celle de ta fille méritent une récompense&|160;; écoute-moi&|160;:le trésor de l’abbaye de Saint-Denis vient de recevoir de notresaint père, de Rome, une relique d’un prix inestimable… une mèchede la chevelure de Notre-Seigneur Jésus-Christ.

–&|160;Grand Dieu&|160;! quel divintrésor&|160;!

–&|160;Doublement divin, car les fidèles assezheureux pour pouvoir toucher cette incomparable relique, ne serontpas seulement passagèrement soulagés de leurs maux, mais à jamaisguéris.

–&|160;À jamais guéris&|160;! – dit Marthe enjoignant les mains avec admiration, – à jamais guéris&|160;!

–&|160;Et de plus, grâce à la vertu doublementmiraculeuse de cette relique divine, ceux mêmes qui sont et onttoujours été sains de corps, sont pour toujours préservés desmaladies futures&|160;!

–&|160;Ah&|160;! bon père, quelle fouleimmense va se presser dans votre abbaye pour jouir de cesmiraculeux bienfaits&|160;!

–&|160;Aussi je veux, en récompense de votrepiété, que ta fille et toi, vous soyez des premières à vousapprocher de ce divin trésor. Les seigneurs et les grands neviendront qu’après vous.

–&|160;Quoi&|160;! de pauvres femmes de notresorte&|160;!

–&|160;«&|160;Les derniers seront les premierset les premiers seront les derniers,&|160;» – a dit le Rédempteurdu monde. Or, voici mon projet&|160;: on prépare une châssemagnifique pour cette incomparable relique&|160;; elle ne sera pasofferte à l’adoration des fidèles avant la confection de cetteorfèvrerie&|160;; mais je puis vous faire entrer secrètement, tafille et, toi, dans l’oratoire de l’abbé de Saint-Denis, où larelique a été déposée.

–&|160;Oh&|160;! combien je vous devrai dereconnaissance&|160;! Non seulement, je serais à jamais guérie,mais ma fille ne serait jamais malade&|160;; et puis, j’y pense,cette relique miraculeuse ne pourrait-elle me faire retrouver mapauvre fille, qui, tout enfant, a disparu d’ici, il y a trenteannées de cela&|160;?

–&|160;Rien n’est impossible à la foi&|160;;mais pour jouir des bienfaits de la relique, il faudrait se hâter.J’ai accompagné notre abbé à l’abbaye de Saint-Germaind’Auxerre&|160;; il y restera jusqu’à demain&|160;; il serait doncurgent que ce soir, ta fille et toi, vous m’accompagniez àSaint-Denis. Je vous attendrais à la nuit tombante près de la tourdu Petit-Pont&|160;; vous monteriez toutes deux en croupe sur moncheval, nous partirions pour l’abbaye et je vous introduirais dansl’oratoire de l’abbé, vous feriez vos dévotions à la divinerelique, puis après avoir passé la nuit dans la maison d’une de nosserves, vous seriez toutes deux de retour à Paris demain matin.

–&|160;Oh&|160;! mon saint père enJésus-Christ&|160;! voyez les desseins de la Providence&|160;!Justement mon mari s’absente cette nuit&|160;; il n’a pas la mêmefoi que nous aux reliques, et peut-être il se serait opposé à notrepieux pèlerinage.

–&|160;Marthe, je l’ai dit souvent&|160;: niton mari ni ton fils ne sont dans la voie de leur salut&|160;; tudois redoubler de piété, afin de pouvoir plus sûrement intercéderpour eux auprès du Seigneur. Ainsi, pas un mot de notre pèlerinageà Eidiol ou à son fils&|160;?

–&|160;Ne craignez rien, bon père&|160;;n’est-ce pas pour vivre plus longtemps près d’eux que je vaisadorer cette incomparable relique&|160;?

–&|160;Or donc, à la tombée du jour, ta filleet toi, attendez-moi en dehors de la tour du Petit-Pont.

–&|160;Moi et Anne nous vous attendrons bienencapées, saint père en Christ.

Fultrade quitta la chambre, descenditgravement l’escalier, et avant de quitter la maison, il dit auvieux nautonnier, affectant de ne pas jeter les yeux surAnne-la-Douce&|160;: Que le Seigneur soit favorable à ton voyage,Eidiol.

–&|160;Merci de ton souhait, Fultrade, –répondit Eidiol&|160;; – mais mon voyage ne saurait manquer d’êtrefavorable&|160;; nous descendons la Seine, le courant nous porte,mon bateau est fraîchement goudronné, mes rames de frêne sontneuves, et je suis vieux pilote.

–&|160;Tout cela n’est rien sans la volonté duSeigneur, – répondit sévèrement le chantre en suivant d’un regardoblique et luxurieux Anne-la-Douce qui montait à la chambre hautepour y prendre les casaques que son père et son frère voulaientemporter pour leur voyage de nuit. – Non, – reprit Fultrade, – sansla volonté du Seigneur aucun voyage ne peut être favorable.

–&|160;Par le vin d’Argenteuil que tu nousvendais si cher dans l’église de Notre-Dame, lorsque nous allions yjouer aux dés[8], père Fultrade, voilà parler ensage&|160;! – s’écria Rustique-le-Gai, le bien nommé. Ce dignegarçon, ayant appris au port Saint-Landry l’arrestation du doyendes nautonniers parisiens, était vite accouru, tout inquiet, offrirses services à Marthe et à sa fille. – Ah&|160;! père Fultrade, –reprit ce joyeux garçon, – quelles bonnes grillades, quels finssaucissons tu nous vendais aussi (toujours par la volonté duSeigneur), au fond de cette petite chapelle de Saint-Gratien où tutenais ta buvette[9]&|160;! Quede fois j’y ai vu des moines, des soldats, des vagabonds, y fairechère lie avec les nonnes égrillardes du couvent deSaint-Éloi[10] et les non moins égrillardes commèresde la rue du Four-Banal (elles sont un peu comme le four)&|160;;quelles furieuses rondes on dansait avec ces bonnes filles, enchantant depuis le parvis jusqu’au chœur la fameuse chanson àboire&|160;: «&|160;Je suis résolu de mourir au cabaret. –Qu’on m’apporte du vin – quand je rendrai l’âme, les angesdiront&|160;: – que Dieu soit favorable aubuveur&|160;!&|160;»

–&|160;Ma sœur n’est plus là, – reprit enriant Guyrion&|160;; – je peux donc, Rustique, te rappeler lesouvenir de ce nid d’amoureux que l’on a découvert dans la chaire àprêcher&|160;; les oiseaux étaientJeannette-la-Plantureuse etMartin-Mâche-vite.

–&|160;Je m’en souviens, – répondit Rustique,– tous deux étaient de forcenés clients de la buvette du pèreFultrade.

–&|160;Grâce à Dieu, le père Fultrade n’en estplus à vendre du vin et des grillades dans l’église&|160;! – repritMarthe avec une impatience chagrine, voyant les deux jeunesnautonniers chercher à humilier le saint homme à propos du petitcommerce de vin et de victuailles auquel il s’était, selon l’usagedes prêtres d’un rang inférieur, livré dans son église&|160;; – lepère Fultrade est, à cette heure, chantre de l’abbaye deSaint-Denis.

–&|160;Marthe, laisse dire ces fous&|160;! –reprit dédaigneusement le moine en se dirigeant vers laporte&|160;; – le vrai chrétien pratique l’humilité&|160;; tout cequi se fait dans le temple du Seigneur est sanctifié.

–&|160;Quoi&|160;? père Fultrade, – repritRustique-le-Gai, – quoi&|160;! tout est sanctifié, jusqu’auxébattements de Jeannette-la-Plantureuse et de Martin-Mâche-vitedans la chaire à prêcher&|160;?

Mais le chantre sortit en haussant les épaulessans répondre au jeune marinier.

–&|160;Rustique, – reprit aigrement Marthe, –si tu viens céans pour chercher à humilier notre bon père Fultrade,tu peux te dispenser de remettre les pieds ici.

–&|160;Allons, allons, chère femme, – ditEidiol, – calme-toi&|160;; ce garçon n’a dit après tout que lavérité&|160;; est-ce que les bas-prêtres ne trafiquent point de vinet de victuailles dans les églises&|160;?

–&|160;Grâces en soient rendues auSeigneur&|160;! – répondit Marthe, – du moins, ce qu’on boit, cequ’on mange dans le saint lieu est sanctifié, comme dit levénérable père Fultrade&|160;; cela ne vaut-il pas mieux qued’aller dans ces tavernes où Satan vous tend ses pièges&|160;?

–&|160;Adieu, chère femme, je ne veux pointdisputer là-dessus, quoiqu’il me semble étrange, malgré la coutumequ’on en a, de voir changer la maison du Seigneur en taverne et enmauvais lieu&|160;; de voir des vauriens, des nonnes, des filles dejoie, y chanter, y danser, et faire pis encore, sans compter lesjoueurs de dés, les marchands et les usuriers qui viennentlarronner ou conclure dans l’église leurs mauvais trafics, enbuvant un coup de vin sur le coin de l’autel que l’on prendraitpour le comptoir d’un tavernier[11].

–&|160;Mon Dieu&|160;! mon Dieu&|160;! monpauvre homme, ce serait bien pis ailleurs&|160;; – reprit Marthe ensoupirant, affectée de l’endurcissement de son mari&|160;; –n’est-ce point partout l’usage&|160;? depuis que le monde estmonde, cela se passe ainsi.

–&|160;C’est l’usage, soit&|160;; aussi je tel’ai dit, chère femme, ne disputons point là-dessus&|160;; maisAnne ne revient pas&|160;? – Et s’approchant de l’escalier, levieillard appela deux fois sa fille.

–&|160;Me voici, mon père, – répondit la doucevoix de la blonde enfant&|160;; et elle descendit portant sur sonbras les casaques de son père et de son frère. Bientôt le vieuxnautonnier, son fils et Rustique-le-Gai eurent terminé lespréparatifs de leur départ, aidés par Anne qui acheva de remplir unpanier de diverses provisions, après quoi elle embrassa tendrementson père, qui lui dit, ainsi qu’à Marthe&|160;:

–&|160;Adieu, chère femme, adieu, chère fille,à demain, et surtout cette nuit fermez bien la porte de la maison,de crainte des pénitents rôdeurs&|160;; il n’est pire espèce delarrons&|160;; comme l’église leur défend le travail, ils volentpour vivre.

–&|160;Le Seigneur veillera sur nous, –répondit Marthe en baissant les yeux devant le regard de son mari,– nous prierons pour ton heureux voyage.

–&|160;Adieu, bonne mère, – reprit à son tourGuyrion, – je regrette de t’avoir alarmée&|160;; mon père a euraison, j’ai été trop prompt à jouer du croc contre les lancesfranques.

–&|160;Grâce à Dieu, mon fils, – reprit Martheavec onction, – le bon père Fultrade s’est rencontré là, comme unange du ciel descendu des cieux&|160;!

–&|160;Si les anges ont cette mine-là, quellediable de figure ont donc les démons&|160;? – murmuraRustique-le-Gai, en se chargeant du panier de provisions, tandisque Guyrion prit sur son épaule deux longues rames de rechange etson redoutable croc. Au moment où, suivant les pas d’Eidiol et deson fils, Rustique allait quitter la maison, Anne-la-Douce dit aujeune homme à demi-voix&|160;: – Rustique, veillez bien sur monpère, sur mon frère&|160;; ma mère et moi, nous prierons Dieu pourvous trois.

–&|160;Anne, – répondit le jeune marinier, nonplus joyeusement, mais d’une voix pénétrée, – j’aime votre pèrecomme mon père, Guyrion comme mon frère, j’ai du cœur et de bonsbras, je ne saurais rien vous dire de plus. – Et après avoiréchangé un dernier regard avec la jeune fille qui devint vermeillecomme une cerise, Rustique rejoignit Eidiol et son fils, au seuilde la porte, puis tous trois disparurent aux yeux de Marthe etd’Anne-la-Douce.

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Ce jour-là même où maître Eidiol se rendant aupetit port de Saint-Audoin descendait la Seine à bord deson bateau de charge, deux bâtiments remontant ce même fleuve dansla direction de Paris dont ils se trouvaient encore éloignés dequinze lieues, faisaient force de rames&|160;; tous deux de formeétrangère, longs de trente pieds, peu élevés au-dessus de l’eau,sont allongés comme des serpents de mer&|160;; leur proue, façonnéede même manière que la poupe, leur permet de naviguer sans virer debord, le gouvernail se plaçant, selon l’évolution maritime, soit àl’avant, soit à l’arrière&|160;; ces bâtiments portent un mât etune seule voile carrée, alors repliée sur sa vergue, car il ne faitpas un souffle de vent. Montée de douze rameurs, d’un pilote etd’un chef, ces deux Holkers, ainsi que les North-mansappellent ces bateaux, sont si légers, que les pirates peuvent lesporter sur leurs épaules pendant un assez long trajet, et ensuiteles remettre à flot. Quoique de vitesse égale et de naturepareille, ces deux Holkers ne se ressemblent pas plus qu’un hommerobuste ne ressemble à une svelte jeune fille&|160;: l’un, peint denoir, avait pour ornement de proue un aigle de mer couleurde vermillon&|160;; son bec et ses serres étaient de fer poli. Ausommet du mât, une girouette ou wire-wire représentantaussi un aigle de mer découpé dans une plaque de métal, tournait aumoindre vent dont la direction était indiquée par le déploiementd’un léger pavillon rouge placé au flanc droit du holker, pavillonsur lequel le même oiseau marin se voyait brodé en noir. Au-dessusdes bordages percés des ouvertures nécessaires au maniement desrames, une rangée de boucliers de fer étincelait aux rayons dusoleil couchant, ainsi que les armures des pirates, façonnées depetites écailles de fer qui, les couvrant de la tête aux pieds,leur donnaient l’apparence de poissons gigantesques.

Terribles hommes que ces pirates&|160;! Desrivages de la Suède, de la Norvège ou du Danemark, ils arrivaienten quelques jours de traversée sur les côtes de la Gaule&|160;; ilsse glorifiaient dans leurs Sagas ou chants populaires, de«&|160;– n’avoir jamais dormi sous un toit de planches ou vidé leurcoupe de corne auprès d’un foyer abrité&|160;; –&|160;» pillantéglises, châteaux, abbayes, changeant les chapelles en écuries, setaillant chemises et culottes dans les nappes de l’autel, ravageanttout sur leur passage&|160;; ils «&|160;– chantaientainsi, – disaient-ils, – la messe des lances, lacommençant à l’aube, la finissant le soir.&|160;» – Guider sonbateau comme un bon cavalier manie son cheval, courir pendant lamanœuvre sur les rames en mouvement, lancer en se jouant troisjavelots au sommet d’un mât, les recevoir dans sa main et lesrelancer encore sans manquer une seule fois le but, telles étaientles qualités d’un bon pirate. «&|160;Narguons la tempête, –disaient leurs chansons de mer, – l’ouragan est notre serviteur, ilaide nos rames, enfle nos voiles, et nous pousse où nous voulonsaller. En quelque lieu que nous abordions, nous mangeons le repaspréparé pour d’autres&|160;; après quoi mettant l’hôte à mort et lefeu à la maison, nous reprenons la route azurée descygnes&|160;!&|160;» – Ces North-mans avaient pour divinitéOdin, dieu du Nord, qui promettait aux vaillants tués à labataille, le séjour du Walhalla, riante demeure des héroscélestes&|160;; mais plus confiants dans leur bravoure que dansl’assistance de leur dieu, ils ne l’invoquaient guère. «&|160;– Monfrère d’armes et moi, – disait à ces pirates Gunkator, fameux roide la mer, qui souvent ravagea les châteaux et les églises de laGaule, – mon frère d’armes et moi, nous ne sacrifions jamais auxdieux, nous n’avons de foi que dans nos armes et dans nosforces&|160;; nous nous en trouvons très-bien[12].&|160;» Plusieurs chefs de ces piratesse prétendaient issus de l’union des Trolls, génies desmers, avec les Ases et les Dwalines, gentillespetites fées qui se plaisent à danser au clair de lune sur la glacedes lacs du Nord, ou à se jouer dans les branches des grands sapinscouverts de neige.

&|160;

Gaëlo, qui commandait le holker noir orné à saproue d’un aigle de mer, n’attribuait pas sa naissance à l’unionsurnaturelle d’un Troll et d’une Dwaline, mais ildisait comme le fameux pirate Gunkator&|160;: «&|160;– Je nesacrifie point aux dieux, moi&|160;! Je n’ai de foi que dans mesarmes et dans ma force, je m’en trouve très-bien.&|160;» – Gaëlopouvait se fier à sa force, elle égalait son courage, et soncourage égalait son adresse&|160;; mais ce qui surpassait sonadresse, sa force, son courage, c’était la mâle beauté de ce jeunechef de pirates&|160;; voyez-le plutôt une main appuyée sur sonharpon et debout à l’avant de son bateau, couvert de la tête auxpieds de sa souple armure d’écailles de fer. À son côté pendent salarge épée, son cor d’ivoire au son connu de ses pirates&|160;; soncasque pointu, presque sans visière, découvre ses traits hâlés parl’air marin, le soleil et le grand air, car Gaëlo, non plus que lehéros de la Saga «&|160;– n’a jamais dormi sous un toit,ni vidé sa coupe auprès d’un foyer abrité. –&|160;» L’on devine àl’intrépidité de son regard, au pli railleur de sa lèvre, qu’il asouvent, de l’aube au soir, dit la messe des lances,parfois taillé sa chemise dans la nappe des autels et parfoisencore brûlé l’abbaye après avoir mangé le souper de l’abbé, maisil n’a point tué l’abbé, si celui-ci est resté inoffensif&|160;;non, la vaillante physionomie de Gaëlo n’a rien de féroce&|160;;s’il est de ceux qui pratiquent cette loi donnée parTrodd-le-Danois au pays de Garderig&|160;: – «&|160;Un bonpirate jamais ne cherche d’abri pendant la tempête, jamais ne panseses blessures avant la fin du combat&|160;; il doit attaquer unennemi seul, se défendre contre deux, ne pas céder à trois et fuirsans honte devant quatre[13].&|160;»Gaëlo pratique aussi cette loi du bon chef Half àses champions&|160;: «&|160;– Il ne faut ni tuer les femmes, nijeter les petits enfants en l’air pour les recevoir par amusementsur la pointe de vos lances[14].&|160;»Non, Gaëlo n’a pas l’air féroce&|160;; loin de là, en ce momentsurtout, sa figure exprime les sentiments les plus tendres&|160;;ses yeux brillent d’un doux éclat lorsque de temps à autre iltourne la tête vers le holker qui lutte de vitesse avec le sien.Jamais, en effet, bateau pirate n’a offert à l’œil d’un marin pluscharmant aspect&|160;! construit dans les mêmes proportions quecelui de Gaëlo, mais plus fin, plus élancé, ce holker était peinten blanc, ses rames et les boucliers rangés à la file en dehors deses flancs étaient bleu d’azur&|160;; un cygne doré ornait saproue, au sommet du mât, un cygne aux ailes ouvertes découpé dansune plaque de cuivre étincelant tournait au souffle de la bise quifaisait aussi flotter un pavillon couleur d’azur où se voyait brodéun cygne blanc. À l’intérieur du léger bâtiment, les épées, lespiques, les haches, symétriquement rangées, se trouvaient à portéedes rameurs, revêtus de flexibles armures, non pas d’écailles, maisde mailles de fer, et la tête couverte d’un casque à courtevisière. Le chef du holker se tenait, ainsi que Gaëlo, debout à laproue&|160;; appuyé d’une main sur un long harpon, il s’en servaitau besoin avec dextérité pour faire dévier le bateau dans sa routelorsqu’il rasait les bords de quelques îlots plantés de saules quiobstruaient le cours de la Seine. Ce chef north-man, d’une tailleplus svelte, mais aussi élevée que celle de Gaëlo, était une femme,une belle vierge de vingt ans au plus, nommée la belleShigne. Elle portait, ainsi que les guerrières qu’ellecommandait, une armure de mailles d’acier si fines, si souples,qu’on eût dit une brillante étoffe de soie grise&|160;; cetteespèce de tunique, échancrée à la naissance du cou, accusait lesfermes contours de son sein et descendait jusqu’au-dessus desgenoux, serrée aux hanches par un ceinturon brodé auquel pendaientd’un côté un cor d’ivoire, de l’autre une épée. La jambe de labelle Shigne se dessinait aussi sous une maille de fer&|160;; ellechaussait des bottines de veau marin étroitement lacées jusqu’à lacheville. Cette guerrière avait déposé son casque à sespieds&|160;; ses cheveux d’un blond pâle, séparés sur son largefront et coupés à la hauteur du cou, encadraient de leurs bouclesson fier et blanc visage légèrement teinté de rose&|160;; le froidazur du ciel du Nord semblait se réfléchir dans ses grands yeuxbleus, clairs et limpides&|160;; son nez aquilin, sa bouchesérieuse, hautaine, donnaient une expression austère à sa mâlebeauté. Les Sagas avaient déjà chanté la bravoure de labelle Shigne, l’une des plus vaillantes parmi lesvierges-aux-boucliers ou SHOLDMOES, ainsi que disent lesNorth-mans&|160;; le nombre de ces guerrières était considérable ences pays du Nord&|160;; elles prenaient part aux expéditions despirates, et souvent les surpassaient en courage. Rien de plussauvage, de plus indomptable que ces fières créatures&|160;; qu’onen juge par un trait choisi entre mille&|160;: Thoborge,fille du pirate Erik, jeune vierge-au-bouclier, belle etchaste, toujours armée, toujours prête à combattre, avait refusétous les prétendants à sa main&|160;; elle les chassaithonteusement, les blessait ou les tuait lorsqu’ils lui parlaientd’amour. Sigurd, pirate renommé, attaqua Thoborge dans samaison de l’île Garderig, où elle s’était retranchée avec sescompagnes de guerre&|160;; elle résista héroïquement&|160;; grandnombre de pirates et de vierges-aux-boucliers trouvèrent la mortdans cette bataille. Sigurd ayant grièvement blessé Thoborge d’uncoup de hache, elle s’avoua vaincue et épousa le pirate[15].

Telle était la chasteté farouche de cesvaleureuses filles du Nord&|160;: la belle Shigne se montrait dignede cette race. Orpheline après la perte de son père et de sa mère,tués dans un combat sur mer, la jeune guerrière avait été adoptéepar ROLF, vieux chef de pirates north-mans, célèbre par sesnombreuses excursions en Gaule&|160;; en moins de quinze jours, ilétait venu cette année-ci des mers du Nord à l’embouchure de laSeine, et la remontait pour venir assiéger Paris à la tête de deuxmille bateaux de guerre, qui s’avançaient lentement à la rame,faute de vent, précédés des holkers de Gaëlo et de Shigne&|160;;ceux-ci devançaient la flotte d’une lieue environ, par suite d’undéfi.

–&|160;Les bras de mes vierges sont plusrobustes que les bras de tes Champions, – avait dit labelle Shigne à Gaëlo. – Je défie ton holker d’égaler la vitesse dumien&|160;: les bras de tes hommes seront lassés avant que mescompagnes aient ralenti le mouvement de leurs rames.

–&|160;Shigne, j’accepte le défi&|160;; maissi l’épreuve tourne contre toi, mon holker combattra bord à bord dutien pendant cette guerre&|160;?

–&|160;Tu espères donc mon secours si tu es enpéril&|160;? – avait répondu Shigne avec un sourire de railleriefière, en ordonnant d’un geste à ses guerrières de ramervigoureusement. Gaëlo ayant donné le même ordre à ses hommes, lesdeux holkers s’étaient rapidement éloignés de la flotte desNorth-mans, cherchant à se dépasser l’un l’autre. Pendant longtempsles vierges-aux-boucliers eurent l’avantage&|160;; mais grâce àleurs efforts redoublés, les champions de Gaëlo (ainsi que leschefs north-mans appellent leurs hommes) regagnèrent la distanceperdue. Le soleil disparaissait derrière la cime boisée de l’unedes îles de la Seine, au moment où les deux bateaux marchaientd’une vitesse égale.

–&|160;Shigne, le soleil est couché, – dit lejeune pirate&|160;; nos bateaux sont bord à bord et les bras de meschampions ne sont pas lassés&|160;!

–&|160;Leur vigueur est grande, puisqu’ils onttenu contre mes compagnes, – répondit l’héroïne avec son ironiqueet fier sourire.

–&|160;Veux-tu glorifier mes hommes&|160;? oules railler&|160;?

–&|160;Si nous n’avions à batailler contre lesFranks, je te dirais&|160;: Abordons dans une de ces îles etcombattons sept contre sept… tu verrais alors si mes vierges valenttes champions.

–&|160;Faut-il donc te vaincre pour teplaire&|160;?

–&|160;Je l’ignore… jamais je n’ai étévaincue. Orwarodd m’a demandée en mariage au vieux Rolf,notre chef&|160;; Rolf lui a répondu&|160;: – «&|160;Je te donneShigne si tu peux la prendre&|160;; elle sera demain dans l’île deGarin, seule et armée… viens-y.&|160;» – Orwarodd estvenu. Nous nous sommes battus&|160;; il m’a percé le bras d’un coupd’épée&|160;; moi, je l’ai tué… Plus tard, Olaff a aussivoulu m’épouser&|160;; mais il m’a dit lâchement au moment ducombat&|160;: «&|160;Femme, je n’ai pas le courage de lever monépée sur toi.&|160;»

–&|160;Shigne, sois juste… les sagas ontchanté les prouesses d’Olaff, brave entre les plus braves. S’il necombattait pas contre toi, c’était non par lâcheté, mais paramour.

La guerrière sourit dédaigneusement etreprit&|160;: – J’ai, de la pointe de mon épée, balafré Olaff auvisage… Il méritait mon mépris&|160;!

–&|160;Ah&|160;! ton cœur est plus froid quela glace des lacs de ton pays&|160;! Mais non, tu repousses monamour parce que je suis de race gauloise&|160;!

–&|160;Peu m’importe ta race&|160;! Olaff etOrwarodd étaient nés comme moi dans une île du Danemark&|160;; ilsn’ont pu me vaincre&|160;: j’ai tué l’un, j’ai balafré l’autre pardédain.

–&|160;Promets-moi du moins que tu ne seras lafemme de personne.

–&|160;Facile promesse… Où trouver un guerrierassez vaillant pour me vaincre&|160;?

–&|160;Si tu étais vaincue, toi, si fière, sifarouche, tu haïrais ton vainqueur.

–&|160;Non&|160;! j’admirerais soncourage&|160;!

–&|160;Shigne, tu l’as dit&|160;: nous nepouvons maintenant nous battre l’un contre l’autre, sinon tu metuerais ou tu deviendrais ma femme, dût mon épée se teindre de tonsang&|160;! Mais puisque le combat nous est interdit…réponds&|160;: m’aimeras-tu si je fais quelque grand acte devaillance&|160;? si les sagas de ton pays chantent mon nom à l’égaldes noms les plus célèbres&|160;?

–&|160;Ta bravoure n’étonnera jamais lamienne&|160;!

–&|160;Écoute&|160;: hier un serf fugitif estvenu dire au vieux Rolf que les Franks avaient depuis quelque tempstellement fortifié l’abbaye de Saint-Denis, qu’elle étaitmaintenant imprenable.

–&|160;Il n’est rien d’imprenable&|160;; maisil faudra peut-être nous arrêter plusieurs jours devant cetteabbaye, dont Rolf comptait se rendre maître par un coup de main.C’est un poste important&|160;; il est voisin de Paris.

–&|160;M’aimeras-tu, si, seul avec meschampions, je m’empare de l’abbaye de Saint-Denis&|160;?

Le visage de la vierge-au-bouclier devintpourpre&|160;; les battements de son sein de marbre soulevèrent lesmailles de son armure, et, se redressant de toute la hauteur de sagrande taille, elle répondit fièrement à Gaëlo&|160;: – Si l’abbayede Saint-Denis est imprenable, moi je la prendrai. – À peine labelle Shigne eut-elle prononcé ces mots, qu’elle donna l’ordre àses compagnes de rejoindre la flotte de Rolf, et le bateaus’éloigna rapidement.

Gaëlo, suivant d’un œil attristé le légerholker qui emportait la guerrière, resta silencieux, pensif, tandisque ses pirates se reposaient sur leurs rames. Le pilote, homme detrente ans environ, d’une figure réjouie, vêtu de la casaque et deslarges braies des mariniers de la Seine, se nommaitSimon-Grande-Oreille. Ce surnom très-légitime, il ledevait à une énorme paire d’oreilles très-écartées des tempes, etnon moins rouges que son gros nez&|160;; Simon, naguère serf de lapêcherie de l’abbaye de Saint-Paterne, ainsi que trois de sescompagnons assis aux bancs des rameurs, et portant casque pointu etcuirasse à écailles de fer, comme les North-mans, était allé, ainsique tant d’autres serfs de race gauloise, offrir aux pirates sesservices comme pilote, et ceux de ses compagnons comme rameurs, dèsque les innombrables bateaux de la flotte des North-mans avaientapparu à l’embouchure de la Seine. Simon et ses camaradesdemandèrent, selon l’usage, part au butin de l’expédition.

Gaëlo, debout, silencieux, pensif, voyaits’éloigner et disparaître le holker de la belle Shigne à travers labrume légère qui, au coucher du soleil, s’élève souvent de lasurface des fleuves. Simon-Grande-Oreille, assis, à la poupe, ettenant, comme pilote, la barre du gouvernail, dit à un de sescompagnons, surnommé Robin-Mâchoire, parce que sa mâchoireétait saillante comme celle d’un molosse&|160;: – As-tu entendul’entretien de la belle Shigne et de Gaëlo&|160;? Quelles farouchesdiablesses que ces filles des North-mans&|160;! Il faut lescourtiser à grands coups d’épée, les caresser avec le tranchant dela hache, et arriver à leur cœur en leur trouant la poitrine, sinonces enragées vous font épouser la mort. Que dis-tu desfiançailles&|160;?

–&|160;Je dis que je préférerais courtiser unedes lionnes africaines dont nous parlait l’autre jourIbrahim-le-Sarrazin. – Et, se tournant vers son compagnon de banc,géant north-man, à la barbe si blonde qu’elle en était presqueblanche, Robin ajouta&|160;: – Hé&|160;! Lodbrog&|160;! si toutesles femmes de ta race accueillent ainsi les amoureux, il doit yavoir dans ton pays plus de morts que de nouveau-nés&|160;?

–&|160;Oui… mais les enfants de cesguerrières, que l’on ne possède qu’après les avoir vaincues parl’épée, deviennent des hommes qui à eux seuls valent dix hommes, –répondit le géant d’une voix grave&|160;; et redressant sa têteénorme, il ajouta fièrement&|160;: – Ces enfants-là, comme moi,naissent Berserkes.

–&|160;Oui, oui, – reprirent les autresNorth-mans à voix basse avec un accent de déférence presquecraintive, – Lodbrog est né berserke&|160;!

–&|160;Je ne dis pas non, camarades, –répondit Simon&|160;; – mais, par le diable&|160;! Qu’est-ce qu’unberserke&|160;?

–&|160;Un guerrier toujours terrible à sesennemis, – reprit un des North-mans, – et parfois terrible à sesamis&|160;!

Le géant Lodbrog baissa sa grosse tête d’unair affirmatif, tandis que Simon et Robin le regardaient d’un airsurpris, n’ayant rien compris aux mystérieuses paroles des pirates.Gaëlo, sortant enfin de la rêverie profonde où l’avait plongé ladisparition de la vierge-au-bouclier, se retourna vers ses hommeset leur dit&|160;: – Mes champions, il faut devancer la belleShigne et nous emparer, à nous seuls, de l’abbaye deSaint-Denis&|160;! À vous le butin, à moi la gloire&|160;!

–&|160;Gaëlo, – répondit Simon, – quand jet’ai entendu parler de cette prouesse à ta guerrière, moi quiconnais l’abbaye de Saint-Denis, où je suis allé souvent dans cesderniers temps, alors que j’étais serf de la pêcherie deSaint-Paterne, que l’enfer confonde&|160;! j’ai pris tes parolespour un propos d’amoureux. Gardée comme elle l’est, fortifiéed’épaisses murailles, cette abbaye pourrait résister à cinq ou sixcents hommes déterminés&|160;; comment veux-tu avec quinze hommest’en emparer&|160;? c’est impossible&|160;!

–&|160;Mes vaillants, – reprit Gaëlo après unmoment de silence, – si je vous disais qu’un serf, gardeur depourceaux, est à cette heure Comte, seigneur et maître d’uneprovince que lui a octroyée Karl-le-Chauve, aïeul de Karl-le-Sot, àcette heure roi des Franks, me répondriez-vous&|160;: – «&|160;Unserf, gardeur de pourceaux, devenir maître et seigneur d’uneprovince&|160;? c’est impossible&|160;!&|160;»

–&|160;Foi de Grande-Oreille, telle serait maréponse&|160;!

–&|160;Vraiment&|160;? – reprit Gaëlo, – etqui donc est maintenant Comte de Chartres et possesseur du payschartrain&|160;? sinon un pirate autrefois serf et gardeur de porcsà Trancout, pauvre village situé près de Troyes[16]&|160;?

–&|160;Oh&|160;! oh&|160;! notre chef, –reprit Robin-Mâchoire, – tu veux parler d’Hastain&|160;? ce vieuxbandit qui, comme nous, a guerroyé avec les piratesNorth-mans&|160;: tu dis vrai, on connaît la chanson&|160;:

«&|160;– Quand il eut les Franks dépouillés, –et qu’il vit tous ses bateaux appareillés&|160;; – Hastain de Romeentend parler – et à Rome Hastain dit qu’il irait – et qu’il feraitroi de Rome son ami Boern-Côte-de-fer&|160;»[17].

–&|160;Simon, – dit Gaëlo, – écoute de toutestes larges oreilles la fin de la chanson&|160;; – et s’adressant àRobin&|160;: – Continue, mon champion&|160;!

–&|160;La chanson finit très bien, – repritRobin, et il acheva ainsi&|160;: – «&|160;Quand ses pirates eurentravagé l’Italie – et chargé leurs vaisseaux des dépouilles deséglises, – Hastain décide qu’il retournerait en France, – et enFrance Hastain est revenu&|160;; – le roi des Franks, effrayé duretour des pirates, – a dit à Hastain&|160;: Ne pille plus lessaintes abbayes, ni les châteaux des seigneurs&|160;; – je tedonnerai tout le pays chartrain, – et je te ferai Comte deChartres. – Hastain le pirate a dit&|160;: Je veux bien. – Et ilest devenu comte de Chartres et maître du payschartrain.&|160;»

–&|160;Par le diable et ses cornes&|160;! viveHastain&|160;! tout est possible, – s’écria Simon-Grande-Oreille,et il joignit sa voix retentissante à celles des pirates qui,frappant de leurs rames la file de boucliers rangés sur les flancsdu holker, chantaient à tue-tête&|160;: – «&|160;Hastain le piratea dit&|160;: Je veux bien – et il est devenu Comte au payschartrain&|160;!&|160;»

–&|160;Quoi&|160;! un serf gardeur depourceaux est devenu Comte et maître d’une province&|160;! –s’écria Gaëlo, – lorsque ses hommes eurent achevé leur chant deguerre&|160;; – et vous croyez impossible à quinze championsrésolus de s’emparer de l’abbaye de Saint-Denis&|160;? l’abbaye laplus riche de la Gaule&|160;! Quoi&|160;! vous reculez&|160;?

–&|160;Non, non, – crièrent les piratesenflammés par l’espoir du pillage, en frappant de nouveau à coupsde rames les boucliers de fer suspendus aux flancs du holker&|160;:– à Saint-Denis&|160;! à Saint-Denis&|160;!

La voix tonnante de Lodbrog-le-Géant dominaitla voix des North-mans&|160;; dressé sur son banc, faisant d’uneseule main tournoyer sa longue rame aussi facilement qu’il eûtmanié un roseau, il criait à tue-tête&|160;: – À Saint-Denis&|160;!à Saint-Denis&|160;! – S’enivrant ainsi de ses propres clameurs,ses traits farouches exprimèrent bientôt une exaltation qui devintune sorte de délire&|160;: ses yeux roulèrent rapidement dans leurorbite, ses lèvres se blanchirent d’écume&|160;; puis, poussantsoudain un cri terrible, il fit ployer entre ses mains sa rame etla brisa en deux comme une baguette. À cette preuve de forcesurhumaine, les North-mans, qui avaient jusqu’alors observé Lodbrogavec anxiété, s’écrièrent&|160;: – Gare à nous&|160;! le voilàberserke&|160;! – Et avant que Gaëlo ait pu s’opposer à leursmouvements, les pirates, se jetant sur le géant encore debout surson banc, réunirent leurs efforts et le précipitèrent dans la Seineen s’écriant&|160;: – Il va nous tuer tous&|160;!

Gaëlo avait fait ancrer son bateau à peu dedistance d’une des îles boisées baignées par la rivière&|160;;Lodbrog, renversé, tomba entre le holker et le rivage&|160;; maisd’un bond il sortit de l’eau peu profonde en cet endroit, etatteignit la terre en hurlant&|160;: – À Saint-Denis&|160;! àSaint-Denis&|160;! – La frénésie décuplant alors la forceprodigieuse de ce géant, il déracine un peuplier de vingt pieds dehauteur&|160;; et, armé de cet arbre comme d’une massue, ilfracasse les arbres qui se trouvent à sa portée&|160;; les plusgrosses branches volent en éclats, les troncs se brisent et lefurieux vertige du colosse s’augmente encore&|160;; les ruinesd’une maison à demi couverte de sa toiture s’élevaient non loin durivage, ces murailles arrêtent la course insensée duberserke&|160;; à cet obstacle, sa rage redouble, le tronc depeuplier lui sert de bélier, ses coups réitérés ébranlent un pan demuraille&|160;; elle s’écroule avec fracas&|160;; une partie de latoiture retenue par le scellement des charpentes dans le mur opposérestait encore debout&|160;; le géant gravit les décombres,s’accroche des deux mains aux poutres du toit, les secoue avecfureur en hurlant toujours&|160;: – À Saint-Denis&|160;! àSaint-Denis&|160;! – Les poutres cèdent, s’affaissent avec uncraquement formidable, la toiture vermoulue à demi couverte detuiles s’effondre sur Lodbrog, un moment il disparaît au milieud’un tourbillon de poussière&|160;; mais ce nuage dissipé, legéant, protégé par son casque et son armure de fer, reparaîtau-dessus de cet entassement de ruines, regarde autour de lui, etne voyant plus rien à détruire, se baisse, arrache des solives, despoutres, saisit des pierres énormes et les lance autour de lui avecla force irrésistible de ces machines de guerre appeléescatapultes&|160;; mais tout à coup le berserke pousse unrugissement semblable à celui d’un lion, lève ses grands bras versle ciel, son corps se raidit, reste un instant immobile, comme unegigantesque statue de fer&|160;; puis, ainsi qu’un colosse renverséde sa base, Lodbrog vacille, tombe, et tout d’une pièce il roule duhaut de ce monceau de décombres au bas duquel il reste gisant,inanimé comme un cadavre. Gaëlo et les pirates north-mans ne furentpas surpris de la frénésie de Lodbrog&|160;; ils savaient queplusieurs guerriers du Nord étaient sujets à ces emportements,terribles comme la furie d’un insensé, sorte d’épilepsieparticulière aux berserkes, et dont l’attente ou l’ardeur ducombat, la colère, l’ivresse provoquaient les accès[18]&|160;; mais Simon-Grande-Oreille etRobin-Mâchoire assistant pour la première fois à un pareilspectacle, le contemplaient avec surprise et terreur. Simon voyantde loin Lodbrog étendu raide, inanimé, s’écria&|160;: –Heureusement, le voici mort&|160;!

–&|160;Les North-mans avaient raison, – reprisRobin&|160;; – de pareils enragés sont aussi dangereux pour leurscompagnons que pour l’ennemi. Si ce berserke, ainsi qu’ilsappellent ces furieux, était demeuré au milieu de nous dans leholker, il nous eût assommés ou noyés tous&|160;!

–&|160;Après quoi, il aurait lancé par-dessussa tête le bateau comme un sabot, car il lançait ainsi que depetits palets, des poutres et des pierres qui certes devaient pesertrois ou quatre fois le poids d’un homme, – ajouta Grande-Oreille.– Que de forces perdues&|160;! quelle belle tuerie&|160;! quelravage aurait fait un pareil compagnon dans l’abbaye de Saint-Denisoù il croyait batailler&|160;! Après tout, c’est dommage qu’il soitmort&|160;?

–&|160;Il n’est pas mort, – repritGaëlo&|160;; – levez l’ancre, mes champions&|160;; en deux coups derames nous aborderons dans l’île, et avant peu d’instants, vousverrez Lodbrog revenir à lui comme s’il sortait d’un rêve.

–&|160;Par les cornes du diable&|160;! quelrêve&|160;! – s’écria Simon&|160;; – moi, de peur que se reprenantà rêver, ce géant ne me mette en bouillie, je désire garder lebateau avec Robin, mon compère. – Et tout en ramant, Grande-Oreillejetait un regard défiant sur le corps du berserke, toujoursimmobile, que l’on voyait à cent pas du rivage.

–&|160;Les North-mans iront, s’ils le veulent,au secours de cet enragé, – ajouta Simon, au moment où le holkerabordait&|160;; – il sera très-doux à Lodbrog de reconnaître desfigures de son pays natal en reprenant connaissance, n’est-ce pas,Robin&|160;?

–&|160;Oui, oui, car souvent tel feu quiparaît éteint, se réveille soudain.

Le bateau toucha terre, Gaëlo et lesNorth-mans s’approchèrent du colosse non sans précaution&|160;;l’un des pirates ôta son casque, le remplit d’eau à demi, y jetaune poignée du sable de la grève et manipula ce mélange, tandis queses compagnons essayaient, mais en vain, tant son corps étaitraidi, de mettre Lodbrog sur son séant&|160;; il leur futimpossible d’arracher de sa main crispée une pierre qu’il serraitencore avec la force d’un étau&|160;; ses traits, encadrés dans lesjugulaires de son casque, étaient livides, immobiles, ses mâchoirescontractées, ses lèvres écumantes, ses yeux fixes, dilatés,vitreux&|160;; l’un des North-mans puisant dans son casque détrempéd’eau froide, le jetait à poignée au visage du géant.

–&|160;Prends donc garde&|160;! – dit Gaëlo, –tu vas l’aveugler&|160;!

–&|160;Non, non, – reprit le pirate enredoublant ses aspersions sablonneuses&|160;; – c’est surtout quandle fin gravier entre dans les yeux qu’il produit bon effet. –L’expérience du pirate ne le trompait pas&|160;: de légerstressaillements convulsifs agitèrent bientôt les traits de Lodbrog,ses doigts crispés se détendirent, laissèrent échapper la pierrequ’ils enserraient, et au bout de quelques instants ses membresredevinrent souples. L’un des North-mans alla puiser dans soncasque de l’eau limpide et fraîche, la jeta aux yeux duberserke&|160;; celui-ci murmura bientôt d’une voix sourde enfrottant ses paupières&|160;:

–&|160;Les yeux me cuisent fort&|160;; suis-jedonc dans le céleste Walhalla qu’Odin promet à ses braves aprèsleur mort&|160;?

–&|160;Tu es au milieu de tes compagnons deguerre, vaillant champion, – répondit Gaëlo, – tu as brisé unevingtaine de gros arbres et démoli une maison, est-ce assez pouressayer tes forces&|160;?

–&|160;Oh&|160;! oh&|160;! – fit le géant ensecouant son énorme tête et continuant de se frotter les yeux avecses poings, – cela ne m’étonne pas d’avoir ainsi ravagé&|160;; j’aicommencé à me sentir berserke en criant&|160;: À Saint-Denis&|160;!et puis j’ai cru démolir l’abbaye et assommer ses moines et leurssoldats.

–&|160;Ne regrette rien, mon Hercule, –répondit Gaëlo&|160;; – la lune se lève tôt, nous ramerons toute lanuit&|160;; demain soir nous serons à Saint-Denis et après-demain àParis&|160;!

*

* *

L’abbaye de Saint-Denis ressemblait à un vastechâteau fort&|160;; son enceinte de hautes et épaisses muraillessans autre entrée qu’une porte voûtée, bardée de plaques de fer,percée, ainsi que les murs, de meurtrières d’où les archerspouvaient à l’abri tirer sur l’ennemi, mettaient le saint lieu àl’abri d’un coup de main&|160;; pour se rendre maître de cetteforteresse, il eût fallu de grandes machines de guerre et unenombreuse troupe d’attaque. Tenant sa promesse faite le matin aupère Fultrade, Marthe et sa fille Anne-la-Douce se trouvèrent, à latombée de la nuit, au rendez-vous fixé par le chantre&|160;; ilarriva monté sur son grand cheval, assez vigoureux pour porter encroupe la femme d’Eidiol, et sur le devant de la selle, la jeunefille que le prêtre tenait ainsi enlacée&|160;; le cheval chargé dece triple poids ne pouvait, malgré sa robuste encolure, que suivreau pas l’antique voie romaine qui, allant de Paris à Amiens,passait devant l’abbaye de Saint-Denis&|160;; le trajet nocturnefut long, silencieux&|160;; Marthe, toute fière de se voir encroupe d’un saint homme, ne songeait qu’aux reliques dont la divineinfluence devait la préserver ainsi que sa fille de tous mauxprésents et à venir. Anne avait obéi à sa mère avecrépugnance&|160;; le moine lui inspirait une vague frayeur, la nuitétait noire, la route peu sûre&|160;; lorsque parfois le chevalbronchait, la jeune vierge sentait Fultrade la serrer contre luiplus étroitement, et son souffle embrasé venait la frapper auvisage. Arrivé avec ses compagnes de voyage à la porte massive del’abbaye, le moine frappa d’une façon particulière, la clarté d’unelanterne apparut à un guichet&|160;; il s’ouvrit, le frère portieréchangea quelques mots à voix basse avec Fultrade, puis la lumières’éteignit, la porte massive roula sur ses gonds et se refermalorsque Marthe et sa fille furent entrées dans l’abbaye&|160;;elles se trouvèrent au milieu des ténèbres&|160;; un personnageinvisible emmena le cheval du prêtre&|160;; celui-ci, prenant alorsle bras de Marthe, lui dit tout bas&|160;: – Donne la main à tafille et suivez-moi toutes deux&|160;; je vous ai prévenues, votrearrivée ici doit être enveloppée du plus grand mystère, venez.

Après avoir descendu un escalier rapide etsuivi pendant assez longtemps dans l’ombre les détours d’un couloirvoûté, à l’atmosphère humide comme celui d’une cave, le chantres’arrêta, chercha à tâtons l’orifice de la serrure d’une portequ’il ouvrit en disant aux deux femmes, toujours à-demi-voix&|160;:– Entrez là, attendez-moi, chères filles.

Au bout de peu d’instants la porte se rouvrit,et le moine, revenant encore sans lumière, dit&|160;: – Marthe, lapremière, tu adoreras la relique, ce sera ensuite le tour de tafille.

–&|160;Oh&|160;! non&|160;! – s’écria vivementAnne-la-Douce&|160;; – je ne resterai pas seule ici dansl’obscurité&|160;!

–&|160;Mon enfant, ne crains rien, – repritMarthe&|160;; – nous sommes dans une sainte abbaye, sous laprotection du bon père Fultrade.

–&|160;Et d’ailleurs l’on n’est jamais seulelorsque l’on pense à Dieu, – ajouta le moine. – Ta mère serabientôt de retour. Suis-moi, Marthe.

–&|160;Ma mère, je ne te quitte pas… j’aipeur&|160;! – s’écria la jeune fille&|160;; mais avant qu’elle aitpu rejoindre sa mère, qu’une main vigoureuse attirait brusquementau dehors, la porte se referma sur Anne de plus en pluseffrayée&|160;; en vain elle poussa de grands cris, les pass’éloignèrent&|160;; tout bruit cessa, et de silencieuses ténèbresse répandirent autour d’elle. Cependant, au bout de quelquesminutes, elle tressaillit de surprise&|160;; il lui semblaitentendre, au milieu de l’obscurité, le souffle d’une respirationhaletante&|160;; soudain la jeune fille se sentit enlacée de deuxbras vigoureux&|160;; elle se débattait en appelant sa mère,lorsqu’on frappa violemment à la porte, et une voix prononça d’unton alarmé quelques paroles en latin. Aussitôt Anne, délivrée del’étreinte qui l’épouvantait, tomba défaillante sur le sol.Quelqu’un passa près d’elle, sortit en courant, et referma la porteà double tour.

*

* *

Tandis que Marthe et sa fille venaient d’êtreséparément enfermées par Fultrade et un autre prêtre, dans lescachots souterrains de l’abbaye de Saint-Denis, où l’on jetait lesserfs et les vilains justiciables de l’abbé, un grand mouvementrégnait dans le saint lieu. Des moines, subitement arrachés ausommeil, et portant des torches, allaient et venaient sous lesarceaux du cloître. Au milieu de l’une des cours intérieures, l’onvoyait une vingtaine de cavaliers&|160;; la sueur dont leurschevaux ruisselaient témoignait de la rapidité de leurcourse&|160;; ils avaient escorté jusqu’à l’abbaye le Comte deParis, qui, arrivant de sa cité en toute hâte, s’était aussitôtrendu à l’appartement de Fortunat, abbé de Saint-Denis. Ce prêtre,d’une obésité difforme, les yeux encore bouffis de sommeil,endossait une longue robe du matin, chaudement fourrée, que luiprésentait l’un de ses serviteurs&|160;; d’autres allumaient lescierges de deux candélabres d’argent massif, placés sur un meublerichement orné, car rien n’était plus somptueux que cetappartement. L’abbé ayant revêtu sa robe, se frottait les yeux,assis au bord de son lit douillet, au bas duquel on voyait un juponde femme, oublié sans doute. La présence de ce vêtement expliquaitle retard de l’abbé à ouvrir au Comte Roth-bert, qui, après avoirlongtemps frappé à la porte, et enfin introduit auprès de Fortunat,lui disait impatiemment&|160;: – Fultrade ne vient donc pas&|160;?Où est-il&|160;? où est-il&|160;?

–&|160;Seigneur Comte, on l’est allé quérir,on ne l’a pas trouvé dans sa cellule, – répondit leChambellan de l’abbé (charge tenue à fief), car cetofficier du palais abbatial, ainsi que plusieurs de ses confrères,le Maréchal, l’Écuyer, le Bouteiller, etautres dignitaires, attirés par le tumulte, avaient accompagné leComte de Paris chez l’abbé.

–&|160;Le père Fultrade était sans doute àl’église, – reprit une voix, – souvent il s’impose, commepénitence, des prières nocturnes.

–&|160;À moins qu’il ne soit resté à Paris, oùje l’ai rencontré ce matin, – reprit Roth-bert. – Jamais pourtantsa présence ici n’aurait été plus nécessaire&|160;!

–&|160;Comte, – dit l’abbé en étouffant unbâillement, – aucun de mes chers frères en Christ ne couche hors del’abbaye, à moins que je l’envoie au loin en mission. Fultrade a dûcertainement rentrer ici ce soir. Mais m’apprendras-tu enfin lacause de cette alerte nocturne&|160;?

–&|160;Pour te l’apprendre, j’attendais toncomplet réveil, car tu me répondais en homme à moitié endormi. Orvoici de quoi te faire ouvrir complètement les yeux et lesoreilles&|160;: Les North-mans ont reparu à l’embouchure de laSeine&|160;; ils s’avancent sur Paris&|160;!

L’abbé Fortunat, malgré son énorme corpulence,bondit sur son lit&|160;: ses trois mentons tremblotèrent, sa rougeet large face devint blême&|160;; il joignit les mains avecépouvante&|160;; ses lèvres s’agitèrent convulsivement&|160;; mais,dans son effroi, il ne put articuler une parole. Les autrespersonnages restèrent, non moins que lui, terrifiés de la funestenouvelle apportée par le Comte&|160;; les uns poussèrent de longsgémissements, d’autres se jetèrent à genoux, invoquantl’intercession du Seigneur&|160;; et tous, y compris l’abbé, quiavait enfin retrouvé la voix, s’écrièrent&|160;: – Dieutout-puissant, aie pitié de nous&|160;! délivre-nous de cespaïens&|160;! de ces démons&|160;! Hélas&|160;! hélas&|160;! que demaux vont fondre encore sur les serviteurs de ton Église&|160;! quede ravages&|160;! que de désastres&|160;! Nos biens, nos richessesvont encore être pillés par ces abominables sacrilèges&|160;! ÔSeigneur&|160;! Seigneur&|160;! délivre-nous desNorth-mans&|160;!

Fultrade entra au milieu de ces malédictionslamentables. Il semblait sombre, irrité&|160;; son visage étaitenflammé. Le Comte s’écria&|160;: – Arrive donc, Fultrade&|160;;depuis une heure je te fais chercher&|160;; tu es ici le seul hommede main et de conseil. – Puis, s’adressant à l’abbé&|160;: –Fortunat, mets un terme à tes lamentations et à celles de tonentourage&|160;; il faut agir et non gémir…

Les prêtres continrent à grand’peine leurdésolation, tandis que le Comte de Paris, s’adressantparticulièrement à Fultrade, sur l’énergie duquel il semblaitsurtout compter&|160;: – Que l’on ne m’interrompe pas, les momentssont précieux… Les North-mans ont reparu à l’embouchure de laSeine&|160;; on les dit commandés par un de leurs plus intrépidesrois de la mer, nommé ROLF. Leur flotte est si nombreuse, qu’ellecouvre toute la largeur de l’embouchure de la Seine&|160;; ils nedoivent pas être maintenant à plus de dix ou douze lieuesd’ici&|160;!

–&|160;Et comment n’a-t-on pas été plus tôtprévenu de l’arrivée de ces maudits&|160;? – s’écria le chantre. –Ils ont passé à Rouen, comment les gens de cette cité n’ont-ilspas, de proche en proche, fait répandre l’alarme&|160;?

–&|160;Eh&|160;! qu’importe aux gens deRouen&|160;! N’ayant pas été cette fois attaqués par lesNorth-mans, ils n’ont eu souci des autres contrées&|160;; ce soirseulement j’ai été averti de l’approche des pirates par quelquesmessagers des seigneurs et abbés riverains de la Seine&|160;; ilsm’ont de plus appris que cette vile plèbe rustique, qui n’a rien àperdre, se montre partout joyeuse des maux dont ces païens vontencore accabler l’Église et les seigneurs&|160;; c’est donc à nous,seigneurie et clergé, de nous unir, de nous défendre&|160;! Nousn’avons aucun secours à attendre de Karl-le-Sot&|160;; comme seslâches aïeux, Karl-le-Chauve et Karl-le-Gros, il ne songera qu’àdéfendre, s’il le peut, ses domaines royaux, et laissera lesNorth-mans ravager nos biens&|160;!

–&|160;Hélas&|160;! hélas&|160;! – reprit engémissant l’abbé de Saint-Denis, – à quelles nouvelles calamitéssommes-nous réservés&|160;? Si les désolations, les abominations dupassé doivent se reproduire, ce sera horrible&|160;!… N’a-t-on pasvu Karl-le-Chauve forcé d’octroyer la comté de Chartres à cetexécrable Hastain, chef des pirates north-mans&|160;! un vil serfrévolté&|160;! un bandit souillé de crimes, de sacrilègesabominables&|160;! Hélas&|160;! en quels terribles tempsvivons-nous&|160;! Que faire, mon Dieu, que faire&|160;?

–&|160;Je te l’ai dit, ne pas gémir etagir&|160;! – s’écria Roth-bert, – ne pas compter sur un roiimbécile, ne compter que sur nous&|160;; organisons notre défense,armons nos colons, nos vilains&|160;; s’ils refusent de marcher,terrifions-les par les supplices&|160;!… Toi, Fultrade, hommed’énergie et d’intelligence, tu vas partir sur l’heure avecquelques-uns de mes officiers et une bonne escorte pour allerconvier, de ma part, les évêques et les abbés de mon duché deFrance à mettre en armes leurs vilains et leurs serfs&|160;; unepartie de ces gens resteront dans les abbayes et les châteaux pourleur défense, les autres seront dirigés vers Paris pour la défensecommune. Hâte-toi, Fultrade, sous ton froc bat un cœur de soldat,de hardi soldat, tu rempliras vaillamment, je le sais, tamission.

–&|160;Comte, y penses-tu&|160;? – s’écrial’abbé en levant les mains au ciel. – Quoi&|160;! en un moment sipérilleux, tu veux m’enlever Fultrade&|160;!

–&|160;Ne crains rien, – reprit Roth-bert, –en quittant Paris, j’ai donné l’ordre à cent de mes vieux guerriersde se rendre en hâte ici. Ce poste est très-important, il domine laSeine&|160;; toutes les fois que les North-mans sont venus assiégerParis, ils se sont emparés de cette abbaye.

–&|160;Dieu tout-puissant&|160;! cela n’estque trop vrai&|160;! – murmura l’abbé en fondant en larmes. – Cinqfois déjà cette abbaye a été envahie, saccagée, pillée par cespaïens&|160;: aussi l’a-t-on fortifiée&|160;; mais elle ne sauraitrésister aux North-mans. Hélas&|160;! hélas&|160;! rien ne résisteà ces démons&|160;!

–&|160;Fortunat, tu t’abuses. À moins d’unsiège en règle, les cent vieux soldats qui vont arriver en ce lieud’un moment à l’autre, suffiront à défendre l’abbaye. Maintenant,Fultrade, à cheval&|160;! à cheval&|160;! Un riche évêchérécompensera ton zèle.

Le moine avait jusqu’alors écouté le Comte deParis d’un air soucieux et préoccupé&|160;; mais à la promesse d’unévêché, ses yeux étincelèrent de convoitise, et il répondit àRoth-bert&|160;: – Seigneur, si notre saint abbé m’y autorise,j’accomplirai ses ordres et les tiens. Que le ciel meprotège&|160;! j’espère conduire à bonne fin l’entreprise dont tume charges&|160;!

L’un des officiers du Comte entra et luidit&|160;: – Selon vos ordres, quelques archers amenés en croupepar nos cavaliers se sont postés sur la rive de la Seine. Ils ont,à la clarté de la lune, aperçu un grand bateau qui remontait laSeine vers Paris. Ils ont forcé les mariniers de descendre à terre,les menaçant, s’ils refusaient d’obéir, de leur envoyer une voléede flèches. On vous amène le patron de cette barque.

–&|160;Qu’il vienne, – répondit Roth-bert. Ets’adressant à l’abbé&|160;: – J’ai donné l’ordre de ne laisserpasser aucun bateau sans interroger ses mariniers, afin d’obtenird’eux quelques renseignements sur la flotte des pirates, dont ilspeuvent avoir des nouvelles&|160;!

Le Comte achevait ces mots, lorsqu’un de seshommes introduisit Eidiol. À la vue du doyen de la corporation desnautonniers, si brutalement traité par lui dans la journée,Roth-bert ne put cacher sa surprise&|160;; puis, ses traits prenantune expression remplie de cordialité, il dit à Eidiol&|160;: – Jene m’attendais pas à te revoir ce soir, mon brave nautonnier. – Etmontrant d’un geste le vieillard à l’abbé, le Comte ajouta&|160;: –Ce vénérable homme est le doyen de la corporation des mariniersparisiens, la plus honorable corporation de ma cité de Paris.

Eidiol, fort étonné de l’accueil du Comte,qui, le matin même, l’avait traité avec une si hautaine violence,le regardait d’un œil fin, tâchant de pénétrer la cause de cebrusque revirement de langage. Fultrade devint pourpre àl’apparition du père d’Anne-la-Douce, resta un moment frappé destupeur&|160;; puis il dit à Roth-bert&|160;: – Les moments sontprécieux&|160;; je tiens à bien remplir la mission dont tu m’aschargé.

–&|160;Je n’attendais pas moins de ton zèle, –répondit le Comte. – Hâte-toi, et fais comprendre aux seigneurs etaux abbés que, divisés, nous serons vaincus, mais unis,invincibles&|160;!

Le chantre disparut, et Roth-bert, redoublantd’amabilité, dit à Eidiol&|160;: – Sois le bien-venu… tu ne pouvaisarriver plus à propos.

–&|160;Telle a été sans doute aussi la penséede tes archers, puisqu’ils nous ont menacés d’une volée de flèches,si notre bateau n’abordait point.

–&|160;Ces mesures sont indispensables en cemoment, mon digne nautonnier. Tu sais sans doute lanouvelle&|160;?

–&|160;Quelle nouvelle&|160;?

–&|160;Ignores-tu que les North-mans ontreparu à l’embouchure de la Seine&|160;?

–&|160;Ah&|160;! il s’agit desNorth-mans&|160;! – reprit Eidiol avec une parfaite indifférence. –En ce cas, oui, je sais la nouvelle. Le patron d’un chaland quiremontait en Seine m’a même dit que le gros de la flotte despirates s’était ancrée cette nuit près de l’île d’Oissel, un deleurs anciens repaires.

–&|160;Par l’épée de mon aïeul,Roth-bert-le-Fort&|160;! voilà qui me confond&|160;! – s’écria leComte de Paris stupéfait de l’insouciance du vieux marinier ausujet de l’invasion des North-mans. – Quoi&|160;! une pareilleapathie, lorsque des maux terribles vont de nouveaux fondre sur lepays&|160;!

–&|160;Oh&|160;! je ne suis point du toutinsoucieux de la venue des pirates, puisqu’au lieu de descendre laSeine jusqu’à Saint-Audoin, où je portais un chargement, je laremonte pour retourner à Paris.

–&|160;Allons, mon vaillant marinier, je metrompais, tu n’es pas indifférent, mais calme, comme un brave àl’approche du danger.

–&|160;Quel danger&|160;?

–&|160;Ne fuis-tu pas devant l’approche de cespaïens&|160;?

–&|160;Je ne fuis point, je retourne à Parisembrasser ma femme et ma fille&|160;; cela me semblera d’autantmeilleur, que je n’espérais les revoir que demain soir&|160;; puisje me consulterai avec mes compères.

–&|160;Quels compères&|160;?

–&|160;Eh, mais&|160;! les doyens descorporations de la cité de Paris&|160;: les forgerons, lescharpentiers, les armuriers, les tisseurs, les corroyeurs, lestailleurs de pierre et autres.

–&|160;Et le but de ce conseil est d’organiserla défense de Paris contre les pirates… Gloire à vous,citadins&|160;! je suis fier de compter dans ma cité des valeureuxtels que vous&|160;! – Et se retournant tout joyeux versl’abbé&|160;: – Fortunat, tu entends ce brave homme&|160;?

–&|160;La bénédiction du ciel sera sur lui etsur les siens, – répondit machinalement l’abbé, anéanti parl’épouvante. – Bénis sont ceux qui défendent l’Église et lesseigneurs&|160;; tous leurs péchés leur seront remis.

–&|160;Ah&|160;! – s’écria Roth-bert enmontrant Eidiol du geste, – à la tête de pareils hommes l’on sesent invincible&|160;!

–&|160;Cependant, – reprit le vieillard, – cematin, tu ordonnais à tes cavaliers de nous casser leurs lances surle dos.

Roth-bert se mordit les lèvres, fronça lessourcils, et répondit avec embarras&|160;: – Bon… un mouvement devivacité&|160;; tu songes encore à cela&|160;?

–&|160;Je l’avais oublié, mais tesglorifications de ce soir me rappellent tes violences de ce matin.Tantôt j’étais un vieux coquin, bon à jeter en prison&|160;; mevoici maintenant une manière de héros.

–&|160;Fortunat, – reprit le Comte encontraignant son dépit et s’adressant à l’abbé, – le bonhomme aimeà plaisanter&|160;; seulement il pourrait mieux choisir sontemps&|160;; il faut courir aux armes et non railler, lorsque cesmaudits North-mans nous menacent&|160;!

–&|160;Eh&|160;! eh&|160;! pas si maudits, –reprit en souriant Eidiol. – Grâce aux North-mans tu me courtisesce soir.

–&|160;Trêve de raillerie, vieillard&|160;! –s’écria Roth-bert, revenant malgré lui à son caractère hautain etviolent&|160;; – ne me fais pas regretter ma bonté&|160;!

–&|160;Deux mots seulement, Comte, etfinissons&|160;; j’ai hâte d’aller embrasser ma femme et ma fille.Écoute ceci&|160;: Il y a vingt-sept ans environ, l’année 885, lesNorth-mans, sous la conduite d’Hastain, aujourd’hui maître etseigneur du pays Chartrain, venaient pour la cinquième ou sixièmefois assiéger Paris.

–&|160;Cette fois, du moins, et ce fut laseule, la plèbe de Paris, sous les ordres d’Eudes, mon frère,résista courageusement, et les pirates ne ravagèrent pas lacité&|160;; il en sera de même aujourd’hui&|160;; car, j’en jureDieu&|160;! de gré ou de force, vilains&|160;! vous irez auxremparts&|160;!

–&|160;Écoute encore&|160;: Jusqu’à cetteannée dont tu parles, jamais Paris n’avait résisté auxpirates&|160;; pourquoi cela, Comte&|160;? Parce que le populaire,les corporations d’artisans, n’avaient eu souci de la chose.

–&|160;Oui, oui, – reprit Roth-bert avec unecolère concentrée, – cette lâche plèbe laissait piller, ravager,incendier églises, abbayes et châteaux&|160;!

–&|160;Que veux-tu&|160;? les North-mans nepillent que les riches, et bien ils font. Iront-ils charger leursbarques de nos guenilles, de nos meubles grossiers, de notrevaisselle de grès, lorsque châteaux, églises ou abbayes regorgentde vases d’or et d’argent, de richesses de toute espèce… Donc ilspillent les riches&|160;; c’est aux riches à se garder, à sedéfendre.

–&|160;Par la mort du Christ&|160;! cevieillard est insensé&|160;! – s’écria le Comte de Paris enregardant l’abbé, qui leva les mains et les yeux au ciel enpoussant un gémissement lamentable. Puis, Roth-bert ajouta ens’adressant à Eidiol&|160;: – Pouvons-nous donc nous défendre sansl’aide du populaire&|160;? Est-ce avec deux mille guerriers quej’entretiens dans mon duché de France que je pourrai repoussertrente mille North-mans&|160;?

–&|160;Oh&|160;! je le sais, je le sais&|160;;vous ne pouvez rien sans le populaire&|160;; aussi, je te l’ai dit,il y a vingt sept ans, ton frère, le Comte Eudes, épouvanté del’approche des pirates, voulut, ainsi que toi, au jour du danger,amadouer ce populaire, pour lequel il n’avait eu jusqu’alors, commetoi, que mépris et dureté. Il convoque dans son châtelet de Parisles doyens des corporations d’artisans, et, comme toi encore, illes appelle ses chers vaillants, ses héros citadins… Mon père,doyen des nautonniers, répondit ceci à ton père, en langagefiguré&|160;: «&|160;Nous autres, gens de rivière, nous nousconnaissons en hameçons, nous ne mordons point au tien àl’aveuglette. Nous sommes écrasés de taxes&|160;: le comte prendnos culottes, l’évêque notre chemise, et le roi notre bonnet&|160;;de sorte qu’il nous reste notre peau&|160;; en d’autres termes,nous ne possédons rien. Qui n’a rien, n’a rien à perdre, et qui n’arien à perdre n’a rien à défendre. Quant à vous autres, rois,seigneurs et gens d’église, vous avez besoin de nous, poursauvegarder vos biens des pilleries des North-mans&|160;; soit,faisons un marché&|160;: allégez nos taxes, rendez-nous la viemoins dure, et nous défendrons vos richesses. – Tope&|160;», dit leComte Eudes. On convient de certaines allégeances et de certainesfranchises pour la plèbe de la cité. Le lendemain, cette bonneplèbe, aussi crédule que brave, court aux remparts, se batintrépidement&|160;; grand nombre de gens sont tués, d’autresblessés, mon père et moi sommes de ceux-là&|160;; les North-manssont repoussés… Bon&|160;! mais qu’arrive-t-il&|160;? le dangerpassé, le roi, les seigneurs et les gens d’église renient leurspromesses, et rebâtent le populaire, aussi lourdement que par lepassé. D’où il suit, qu’instruit par l’expérience de ce qu’il gagneà se battre pour défendre le bien de ses maîtres, le populaires’est dit, et je te dis, Comte&|160;: – «&|160;Vous avez, vousautres seigneurs et prélats, tout à craindre des North-mans&|160;;défendez-vous contre eux, ce sont vos affaires et point du tout lesnôtres. Nous serions fort sots, vraiment, oui, vraiment, fort sotsnous serions, de nous faire briser les os pour vous, nos maîtres etseigneurs&|160;; une fois déjà vous nous avez pipés, vous ne nouspiperez plus désormais.&|160;»

Le Comte de Paris, durant la réponse d’Eidiol,avait difficilement surmonté son indignation&|160;; enfin ils’écria pâle de fureur&|160;: – Ainsi votre plèbe refusera dedéfendre la Cité&|160;?

–&|160;Je le crois, et selon mon petitjugement, m’est avis qu’elle fera bien. Nous autres mariniers, nousprendrons à bord de nos bateaux nos familles et celles de noscompères qui voudront nous suivre&|160;; nous sortirons des eaux deParis par un côté, pendant que les North-mans y entreront par unautre, et nous remonterons fort tranquillement la Seine vers laMarne, vous laissant, seigneurs, vous accommoder avec lesNorth-mans comme vous l’entendrez.

–&|160;Cette audace ou plutôt cette exécrablecouardise est à peine croyable&|160;! – s’écria le Comte deParis&|160;; – ces misérables ne sont pas des hommes, mais deslièvres&|160;! Quoi&|160;! infâme poltron&|160;! ton vil cœurd’esclave, si vil qu’il soit, ne ressent ni colère ni honte à cetteoutrageante pensée que l’étranger, que les North-mans sont àParis&|160;?

–&|160;L’étranger&|160;? – reprit Eidiol enhaussant les épaules, – et qui donc êtes-vous pour nous de racegauloise, vous autres rois et seigneurs de race franque&|160;?n’êtes-vous pas l’étranger&|160;? Vous avez conquis la Gaule, mesvaillants seigneurs&|160;; à cette heure, défendez votreconquête.

–&|160;Oh&|160;! vile race gauloise&|160;! –s’écria le Comte de Paris avec autant de fureur que de dédain, –a-t-on jamais vu peuple plus lâche&|160;!

À ce nouvel outrage, une légère rougeur montaau front d’Eidiol, un éclair brilla dans ses yeux, mais secontenant, il reprit&|160;: – Comte, un dernier mot&|160;: mongrand-père a lu dans de vieux parchemins de famille qu’une petitecolonie d’hommes de notre race, il y a de cela trois siècles etplus, vivait libre, heureuse dans un coin de la Bourgogne&|160;;vint le temps où les Arabes, comme en ce temps les North-mans,envahirent et ravagèrent la Gaule…

–&|160;Et cette colonie de couards&|160;; –reprit le Comte avec un mépris courroucé, – cette colonie delâches, tremblant devant les Arabes comme vous devant lesNorth-mans, a laissé comme vous les païens ravager, piller,incendier le pays&|160;?

–&|160;Comte, – reprit fièrement le vieillard,– les gens de cette colonie se firent tuer jusqu’au dernier encombattant l’étranger, parce qu’ils défendaient leurs droits, leurfamille, leur sol, leur liberté&|160;; mais comme cette poignée devaillants étaient, sauf les indomptables Bretons, les seuls hommeslibres de la Gaule, les Arabes ont pu ravager les autres provinceset s’établir dans le Languedoc. En ce siècle-ci, vois-tu, Comte, ilen sera de même des North-mans&|160;: la population esclave dansles champs, opprimée, dégradée, misérable dans les cités, estindifférente, et souvent satisfaite à la vue des maux qui lavengent en vous frappant, vous, riches seigneurs ou prélats&|160;;en deux mots, Roth-bert, retiens ceci&|160;: l’esclave, n’a pas depatrie&|160;; seul, l’homme libre en a une et il sait mourir en ladéfendant&|160;! Maintenant, adieu&|160;; j’ai hâte de retourner àParis pour embrasser ma femme et ma fille.

Le Comte, pendant qu’Eidiol parlait ainsi,avait dit quelques mots tout bas à l’un de ses officiers, quisortit précipitamment. Le vieux marinier se dirigeait vers laporte, lorsque Roth-bert faisant signe à quelques-uns de sesguerriers de barrer le passage au vieillard, s’écria d’une voixmenaçante&|160;: – Tu n’iras pas porter le trouble et la révoltedans ma cité de Paris en engageant le populaire à résister à mesordres. – Et s’adressant à l’abbé&|160;: – Tu as ici uneprison&|160;?

–&|160;Oui, oui, – s’écria l’abbé, – et sescachots ne seront jamais assez noirs, assez profonds pour ce vieuxscélérat&|160;! abominable sacrilège, qui se refuse à défendre lasainte Église du Seigneur&|160;!

–&|160;Que l’un de tes clercs guide mes hommesvers ce cachot, – reprit le Comte de Paris, – cet audacieuxmarinier pourrira dans ce souterrain&|160;!

Eidiol ne put réprimer un premier mouvement desurprise et de chagrin, puis il répondit au Comte&|160;: – Mon filsest resté à bord de mon bateau&|160;; permets-moi de le voir, ilpourra du moins instruire de mon sort ma femme et ma fille.

–&|160;Tu seras satisfait, – reprit Roth-bertavec un sourire cruel, – je viens d’envoyer quérir les nautonniersde ton bateau.

–&|160;Trahison&|160;! – s’écria le vieillard,– ils vont venir confiants, et la prison les attend&|160;!

–&|160;Tu l’as dit, – reprit le Comte deParis, et il ajouta en montrant du geste Eidiol à l’un de sesofficiers&|160;: – Qu’on l’emmène&|160;!

–&|160;Ma chère femme, ma douce fille&|160;!quelle va être votre inquiétude, lorsque demain vous ne nous verrezde retour ni mon fils, ni moi&|160;! – murmura tristement levieillard, et il suivit sans résistance l’officier qui leconduisait aux cachots souterrains de l’abbaye.

*

* *

Après le départ du Comte de Paris, les centguerriers qu’il avait promis d’envoyer au secours de l’abbaye yarrivèrent&|160;; leur commandant s’occupa durant toute la nuit deses préparatifs de défense&|160;; les serfs, les vilains, sous lamenace des coups, du cachot, de la torture, et surtout sous lamenace du feu éternel, transportèrent sur la plate-forme desmurailles de grosses pierres, des bûches, des poutres, destinées àservir de projectiles contre les assaillants, sans compter lesbarils d’huile et de pois qui, mises en ébullition dans deschaudrons, devaient être versées bouillantes sur la tête desennemis, ainsi que le contenu d’un grand nombre de sacs de chaux etde plâtre, à cette fin de les aveugler. Pendant la nuit et unepartie de la matinée, les troupeaux des terres de l’abbaye furentamenés dans son enceinte&|160;; là se rendirent aussi par ordre del’abbé, pour sa défense, grand nombre de serfs et de vilains.D’autres, au contraire, prirent la fuite, résolus de se joindre auxNorth-mans, lors de leur débarquement, et de glaner après leurspilleries. Plusieurs hommes francs, ainsi que l’on nommeles libres possesseurs de petits domaines, habitant les environs deSaint-Denis, emportèrent avec eux leurs objets les plus précieux,et vinrent chercher un refuge derrière les murailles de l’abbaye.Les cours, les galeries du cloître, s’encombraient ainsi d’heure enheure d’une foule effarée, tandis que des bestiaux de toute sortese pressaient dans les jardins et dans un vaste préau enclavés dansl’enceinte fortifiée&|160;; l’abbé, aidé de ses chanoines armés debêches et de pioches, enfouissait en toute hâte, sous le sol d’unepetite cour écartée, les innombrables richesses du trésor del’église, tels que vases, reliquaires, calices, ostensoirs,statues, croix, flambeaux, patères et autres saints ustensiles enargent, en vermeil ou en or massif enrichis de pierreries. Ilsenfouissaient aussi de gros sacs remplis de pièces d’or etd’argent, fruit du labeur incessant ou des redevances écrasantesdes serfs et des vilains. D’autres prêtres, agenouillés dans labasilique, imploraient en gémissant le secours du ciel et vouaientles North-mans à toutes ses vengeances.

Plus de la moitié du jour se passa dans cestranses continuelles&|160;; les hommes de guet qui veillaient surle rempart au-dessus de la porte, l’avaient vue fréquemments’ouvrir pour donner passage à des serfs et à des troupeauxretardataires ou à des chariots remplis du fourrage nécessaire à lanourriture de la grande quantité de bétail et de chevaux alorsréunie dans l’enceinte fortifiée. Deux de ces voitures remplies defoin, traînées chacune par quatre bœufs et conduites par un homme àfigure sinistre, à peine vêtu de haillons, s’approchèrent desremparts&|160;; à la vue de cet homme bien connu dans l’abbaye, ungros moine pansu, placé au guichet de la porte, s’écria&|160;: –Béni sois-tu, Savinien, toi et tes fourrages&|160;! nous avons icitant de bétail, que l’on craignait de manquer d’approvisionnements.A-t-on des nouvelles de ces païens North-mans&|160;? A-t-on vuleurs bateaux en Seine&|160;?

–&|160;On dit qu’ils approchent&|160;; mais,Dieu merci, l’abbaye est imprenable. Ah&|160;! maudits soient lesNorth-mans&|160;! – répondit Savinien avec un sourire étrange, enjetant un regard oblique et sournois sur les monceaux de foin quis’élevaient beaucoup au-dessus des ridelles de ses deux chariots. –J’ai tellement poussé mes bœufs, pour me rendre aux ordres de notresaint abbé, que les pauvres bêtes seront, je le crains, fourbues…Vois comme ils soufflent.

–&|160;Ils ne souffleront pas longtemps, caron va sans doute les abattre pour nourrir tout ces nobles hommesfrancs qui sont venus de réfugier ici, – reprit le moine.Et déjà, déplaçant, à l’aide d’autres frères, d’énormes barres etchaînes de fer dont était renforcée intérieurement la portemassive, il se préparait à l’ouvrir, lorsqu’il entendit au loin delugubres gémissements poussés par des voix de femmes. Telle étaitla panique inspirée aux gens d’église par l’approche desNorth-mans, que le moine-portier, effrayé par ces lamentationsféminines de plus en plus rapprochées, n’osant pas même ouvrir ence moment la porte de l’abbaye, en refusa l’entrée aux chariots deSavinien, malgré ses instances. Soudain, au détour d’un massifd’arbres plantés non loin des murailles, l’on vit apparaître uneprocession de nonnes, reconnaissables à leurs vêtements noirs etblancs, ainsi qu’aux longs voiles dont leur figure était couverte,afin de le soustraire aux regards profanes. Quatre d’entre elles,portant sur une espèce de brancard, formé de branches d’arbres, lecorps de l’une de leurs compagnes, poussaient, ainsi que huit oudix autres nonnes composant ce funèbre cortège, des gémissementslamentables. Une jeune religieuse, son voile à demi relevé,précédait le corps de quelques pas, se tordait les mains dedésespoir, et s’écriait de temps à autre d’une voix désolée&|160;:– Seigneur&|160;! Seigneur&|160;! ayez pitié de nous&|160;! notresainte abbesse a trépassé&|160;!

Savinien, quoiqu’il ne cessât de jeter desregards de plus en plus inquiets sur le chargement de ses chariots,depuis qu’on lui avait refusé l’entrée de l’abbaye, se mitpieusement à genoux lorsque la procession mortuaire passa devantlui, précédée de la nonne éplorée&|160;; celle-ci, devançant sescompagnes d’un pas rapide, s’approcha de la porte de l’abbaye, et àtravers le guichet s’écria d’une voix entrecoupée desanglots&|160;: – Mes chers frères, ouvrez ce saint lieu de refugeà de pauvres brebis qui fuient les loups ravisseurs. Notrevénérable mère en Dieu a déjà succombé&|160;; nous apportons sesrestes chéris&|160;!

–&|160;Quoi&|160;! c’est vous, sœurAgnès&|160;? – dit le gros moine-portier à travers son guichet. –Ces démons north-mans sont-ils déjà si près d’ici, qu’ils aientenvahi le couvent de Sainte-Placide&|160;?

–&|160;Hélas&|160;! mon cher frère, cettenuit, une vingtaine de ces maudits ont débarqué non loin dumonastère, – répondit la nonne en sanglotant. – Réveillées par lalueur des flammes de l’incendie, par les cris d’effroi des serfsqui occupaient les bâtiments extérieurs de notre couvent,quelques-unes de nous ont pu se vêtir et fuir à la hâte avec notresainte abbesse, par une issue donnant sur les champs&|160;; mais,hélas&|160;! hélas&|160;! notre vénérable mère, tant affaiblie déjàpar la maladie, a ressenti une si grande épouvante, qu’au bout d’unquart d’heure de marche, elle s’est évanouie entre nos bras, etbientôt… – ajouta sœur Agnès, dont les sanglots éclatèrent denouveau, – et bientôt notre vénérable mère est passée de la terreau ciel&|160;!… Nous apportons ses restes bien-aimés pour qu’onpuisse leur rendre au moins les derniers devoirs.

Sœur Agnès achevait à peine ces paroles,qu’elle fut rejointe par le funèbre cortège. Le frère portier,après avoir écouté ce récit en gémissant et se frappant lapoitrine, ouvrit la porte et envoya l’un des moines prévenir l’abbéde ce nouveau malheur. Le corps de la supérieure et les nonnes quil’accompagnaient entrèrent dans l’intérieur de l’abbaye, suivis desdeux chariots remplis de fourrages, conduits par Savinien. Lasombre figure du serf parut tressaillir d’une joie sinistre,difficilement contenue, lorsque la porte se fut refermée, aprèsl’entrée de ses voitures. Les fugitifs, dont les cours de l’abbayeétaient encombrées, s’agenouillèrent au passage des nonnes&|160;;celles-ci, guidées par l’un des moines, se dirigèrent vers leparvis de la basilique, suivies de la foule, qui chantait en chœurcette prière, répétée depuis un siècle dans toutes les abbayes,dans tous les châteaux de la Gaule&|160;: – Seigneur&|160;! ayezpitié de nous&|160;! – Seigneur&|160;! délivrez-nous desNorth-mans&|160;! – Seigneur&|160;! exterminez cesmaudits&|160;!

Le lugubre cortège, arrivant sous le portailde la basilique, y fut reçu par un des diacres&|160;; il venait derevêtir à la hâte ses vêtements sacerdotaux. Des prêtres, portantla croix et les cierges, se tenaient derrière l’officiant, sombres,pâles, tremblants. Ils dirent les psaumes mortuaires avec uneprécipitation distraite, en proie à l’effroi que leur inspiraitl’approche des pirates. Après ces premières prières, le corps,toujours porté par les nonnes sur le brancard de feuillage, futintroduit dans le chœur et déposé sur les dalles, non loin dulutrin. Un désordre inexprimable régnait dans l’intérieur del’immense église&|160;: des moines, aidés de serfs, achevaient dedéménager en hâte les ornements précieux de cette splendidebasilique&|160;; l’on voyait, rangées dans les transepts,ou bas côtés qui s’étendent de chaque côté de la nef, plusieurscryptes, caveaux souterrains, au-dessus desquels s’élevaient lesmagnifiques mausolées d’un grand nombre de rois et de reines de larace de Clovis et de Karl-Martel&|160;; Karl-le-Grand étaitenterré, lui, dans sa basilique d’Aix-la-Chapelle, dont lesNorth-mans avaient fait une écurie. Les figures effarées des moinesde Saint-Denis, leurs lamentations en emportant les ornementssacrés des autels, les chants de mort, répétés d’une voix sourde,pour le repos de l’âme de la supérieure, dont le corps venaitd’être apporté dans l’église par les nonnes, les gémissements desnobles Franks et de leurs familles, réfugiés dans le saint lieu,augmentaient la terreur générale. La plupart des guerriers envoyéspar le Comte de Paris pour la défense de l’abbaye avaient, plutôtpar curiosité que par pitié, suivi dans l’église la processionmortuaire. Ces gens de guerre, farouches, grossiers, aussimécréants que les North-mans et les Arabes, s’étaient brutalementfrayé passage jusqu’aux abords du chœur, où gisait le corps del’abbesse, entouré de ses nonnes. Peu touchés du caractèrereligieux de la cérémonie et de la majesté du saint lieu, cessoldats attachaient leurs regards licencieux sur les filles duSeigneur, dont ils tâchaient de distinguer les traits à travers latransparence de leurs voiles baissés&|160;; agenouillé auprès del’une d’elles qui, aussi à genoux et le front penché, semblaitdévotement prier, Sigefred, chef de ces gens de guerre, osa serrerle coude de la sainte fille&|160;; elle tressaillit, mais restamuette. Enhardi par ce silence, et soulevant doucement le voile quidu sommet de la tête de la nonne tombait jusqu’à sa ceinture,Sigefred eut l’audace de glisser une main profane sous l’échancruredu col de la robe, afin de palper à nu les épaules de lareligieuse&|160;; mais à peine eut-il commis cette indignité, qu’ilretira vivement sa main comme s’il eût touché un charbon ardent, ets’écria stupéfait&|160;: – Par le diable&|160;! cette nonne a unepeau de fer&|160;! – Sigefred n’ajouta pas une parole&|160;; iltomba la gorge traversée d’un coup de poignard que lui porta lanonne à la peau de fer&|160;; les autres guerriers restèrent unmoment pétrifiés en voyant que sous les longues et larges manchesde sa robe noire, cette religieuse avait en effet des bras et desmains dont l’épiderme semblait de fer, recouvertes qu’elles étaientd’un souple et fin tissu de mailles d’acier.

–&|160;Miracle&|160;! – crièrent quelques-unsdes témoins de l’impudique tentative de Sigefred. – Miracle&|160;!le Seigneur défend la pudeur de ses vierges en les couvrant d’unepeau de fer&|160;!

–&|160;Trahison&|160;! – s’écrièrent lesguerriers moins crédules en tirant leurs épées. – Ces nonnes sontdes soldats habillés en femmes&|160;! Trahison&|160;! Auxarmes&|160;! aux armes&|160;! vengeons Sigefred&|160;!

–&|160;Skoldmoë&|160;! – s’écria tout à coupd’une voix retentissante l’abbesse dont on chantait lesfunérailles… en se dressant de toute la hauteur de sa grandetaille&|160;; se débarrassant de son voile, laissant tomber à sespieds sa robe noire, SHIGNE, la vierge-au-bouclier,apparut dans son armure guerrière, son fier visage encadré d’unerésille de mailles de fer qui remplaçait son casque. –Skoldmoë&|160;! – s’écria-t-elle en répétant son cri de guerre, –debout mes vierges&|160;! pitié pour les femmes&|160;! exterminezles hommes&|160;! – Et brandissant une hache à deux tranchants,elle bondit comme une panthère, et abattit à ses pieds l’un desguerriers franks qui s’élançait sur elle.

–&|160;Skoldmoë&|160;! – répétèrent les autresvierges-aux-boucliers en se débarrassant de leurs voiles, de leursrobes, et comme la belle Shigne, elles chargèrent les guerriers àcoups de hache et d’épée. Les fidèles, naguère en prières, éperdus,fuyaient vers les portes de la basilique, les moines se cachaientderrière les mausolées des tombes royales ou embrassaient lesautels, leur dernier refuge&|160;; les voûtes de l’égliseretentissaient de cris de terreur, de gémissements, d’invocationssuprêmes. Sœur Agnès, qui avait introduit les femmes pirates dansl’abbaye, s’écriait, les yeux étincelants, la joue enflammée&|160;:–&|160;Vengeance&|160;! exterminez l’abbé&|160;! Il y a un moisj’ai surpris son commerce criminel avec la nièce de notreabbesse&|160;; elle et lui m’ont fait torturer et jeter dans uncachot&|160;! Cette nuit, les femmes des North-mans ont envahinotre couvent, guidées par un de nos serfs révoltés&|160;; j’aiconsenti avec joie à servir la ruse de ces diablesses pour mevenger de l’abbé… Cherchez-le&|160;! exterminez-le&|160;!

Les paroles de sœur Agnès se perdirent aumilieu du tumulte des armes&|160;; les guerriers, plus nombreux queles femmes pirates, tâchaient de les rejoindre à travers la fouleépouvantée&|160;; mais la nouveauté de ce combat avec desguerrières dont quelques-unes étaient belles, étonnait les plusjeunes de ces soldats&|160;; involontairement ils hésitaientparfois à frapper ces vierges&|160;; celles-ci, animées parl’exemple de Shigne, qui faisait rage à coups de hache, sebattaient héroïquement. Les vieux soldats, insensibles à l’émotionque causait à quelques-uns de leurs compagnons cette lutte à mortcontre des guerrières, les attaquaient avec acharnement, furieux detrouver tant de force, tant de courage dans des adversairesféminins. Plusieurs compagnes de Shigne furent tuées, d’autresblessées&|160;; elles ne semblaient pas sentir leurs blessures, etcombattaient avec une ardeur croissante. Les fuyards seprécipitaient hors de la basilique par toutes les issues&|160;;plusieurs d’entre eux faillirent renverser Fultrade, qui, de retourde la mission dont l’avait chargé le Comte de Paris, accourait àl’église, attiré par le bruit de la bataille. Shigne n’avait pasencore été blessée&|160;; la joue empourprée, le regard flamboyant,adossée au mausolée du tombeau de Clovis, elle luttaitintrépidement contre deux vieux guerriers franks, dont l’âgen’avait pas affaibli la vigueur&|160;; l’héroïne faisait tournoyerson arme d’une main si forte, si agile, que sa hache, en écartantles épées de ses deux adversaires, faisait parfois jaillir desétincelles de ces chocs du fer contre le fer. Dans cette attaque,l’épée de l’un des guerriers fut brisée&|160;; Shigne allait letuer, lorsque Fultrade, qui durant ce combat acharné s’étaitglissé, tapi et caché derrière le mausolée de Clovis, auquels’adossait la vierge-au-bouclier, s’avança en rampant, et la saisitbrusquement aux jambes&|160;; surprise par cette attaqueinattendue, elle chancelle et tombe renversée en poussant un cri derage. Dans sa chute, Shigne laisse échapper sa hache de ses mains,les deux soldats franks se jettent sur la guerrière, et la tiennentimmobile malgré ses efforts désespérés.

–&|160;Skoldmoë&|160;! – s’écria-t-elle, – àmoi, mes sœurs&|160;! – Mais sa voix fut couverte par leretentissement des armes et des armures, par les cris furieux quepoussaient les autres guerriers et les vierges-aux-boucliers, encontinuant de se battre ou se poursuivant sous les sombres arceauxde la basilique. En vain l’héroïne appelait ses compagnes&|160;;Fultrade, agenouillé près d’elle pour aider les deux guerriers àvaincre sa résistance, lui mit la main sur la bouche et étouffa sescris. Ainsi rapproché d’elle, et frappé de sa rare beauté, lechantre, l’œil étincelant d’une luxure féroce, dit auxsoldats&|160;: – Compagnons, cette sorcière est jeune et belle,entraînons-la dans la crypte de ce mausolée. – Puis il ajouta,tressaillant de douleur en sentant sa main déchirée par lesblanches dents de Shigne&|160;: – Oh&|160;! malgré tes morsures, tues à nous&|160;!

Les Franks poussèrent un éclat de rire sauvageà l’infâme proposition de Fultrade&|160;; protégés par l’ombre dela nuit qui s’approchait, ils entraînèrent la guerrière dans uncaveau creusé selon l’usage sous le mausolée, réduit souterrainincessamment éclairé par une lampe sépulcrale&|160;; le chantre etles deux soldats, malgré les efforts surhumains de lavierge-au-bouclier, venaient de l’étendre sur les dalles de lacrypte, lorsqu’un bruit croissant, formidable que dominait ce cride guerre des pirates&|160;: – Koempe&|160;! Koempe&|160;! –retentissant sous les voûtes de la basilique, arriva jusqu’au fonddu caveau. Fultrade et ses deux complices allaient se livrer auxderniers outrages sur la belle Shigne&|160;; mais entendant denouveaux cliquetis d’armes, ils cessèrent durant un instantd’étouffer la voix de leur victime, alors elle s’écria de toutesses forces&|160;: – À moi, mes vierges&|160;! à moi, messœurs&|160;! Skoldmoë&|160;! Skoldmoë&|160;!

–&|160;Malédiction sur nous&|160;! – dit lechantre en prêtant l’oreille, – c’est le cri de guerre desNorth-mans&|160;!

–&|160;Par où sont-ils entrés dansl’abbaye&|160;? – reprit un des soldats, – ces démons sortent-ilsde l’enfer&|160;?

–&|160;À moi, mes vierges&|160;! – s’écria denouveau la guerrière, que le chantre et ses complices tenaienttoujours sous leurs genoux, – à moi, mes sœurs&|160;!Skoldmoë&|160;! Skoldmoë&|160;!

À ces derniers mots répondit la voix sonore deGaëlo criant&|160;: – Shigne, me voilà&|160;! me voilà&|160;! – Etpresque aussitôt, le jeune pirate, son épée sanglante à la main,parut à l’entrée du caveau, suivi de Simon-Grande-Oreille, deRobin-Mâchoire et du serf qui avait amené à l’abbaye les deuxchariots remplis de fourrage&|160;; tous hurlaient&|160;: –Koempe&|160;! À mort&|160;! à sac&|160;! pillage&|160;!pillage&|160;! – À la vue de ce renfort inattendu, Fultrade et sescomplices entre les bras de qui l’héroïne se débattait,l’abandonnèrent&|160;; elle se releva, saisit l’épée que l’un dessoldat avait jetée en entrant dans le caveau, la plongea dans lapoitrine du chantre&|160;; et encore toute frémissante de rage etde honte, plus furieuse encore de voir Gaëlo presque témoin de laviolence qu’elle avait failli subir, elle se précipita l’épée hautesur le jeune pirate, en lui criant, courroucé&|160;: – Je te tueraiou tu me tueras, Gaëlo&|160;! un homme, moi vivante, ne dira pasqu’il m’a vue exposée aux derniers outrages. – Ce disant, laguerrière chargea le pirate avec furie. Stupéfait de cette brusqueattaque de la part d’une femme au secours de laquelle il accourait,Gaëlo se contenta d’abord de parer les coups, en disant&|160;: –Shigne, pourquoi cette colère&|160;? Je venais à tonaide&|160;!

–&|160;Oui… C’est là ma honte, et tu lepayeras de ta vie&|160;! – reprit la vierge-au-bouclier enredoublant l’impétuosité de ses attaques&|160;; – défends-toi,sinon je te balafre au visage&|160;!

Gaëlo, quoique exaspéré par la fierté farouchede la guerrière, se bornait à parer ses attaques, hésitant à lacombattre résolument, mais elle l’atteignit au visage&|160;; alorsil se précipita sur elle en s’écriant&|160;: – Tu l’as voulu, femmeindomptable&|160;! tu me tueras ou je te tuerai&|160;; ta présencene causera plus mon supplice&|160;!

Et Gaëlo combattit la belle Shigne avecacharnement. Simon-Grande-Oreille et Robin-Mâchoire, après avoirtué sur le corps de Fultrade les deux guerriers réfugiés dans lacrypte du tombeau de Clovis, se disaient&|160;: – Ainsi, cesnonnains qui venaient gémir à la porte de l’abbaye pendant que nousnous tenions cachés dans les chariots de fourrage, usaient commenous de stratagème pour s’introduire ici&|160;?

–&|160;Ah&|160;! Simon, – répondit Robin enmontrant l’héroïne et Gaëlo qui se battaient avec un redoublementde fureur, – quel dommage&|160;! un si beau garçon et une si bellefille chercher à s’entre-tuer&|160;!

–&|160;Et s’ils survivent ils se chérirontclopin-clopant, car dans leur rage, ils perdront quelquemembre&|160;; vois quels coups ils se portent&|160;!

Les deux pirates retenus par l’aspect de cettelutte étrange engagée derrière le mausolée de Clovis, ne sejoignirent pas pendant quelques moments à la mêlée qui plus loincontinuait sous les voûtes de la basilique. Une réserve deguerriers franks postés sur les remparts et n’ayant pas pris partau premier combat contre les vierges-aux-boucliers, venaientd’accourir dans l’église sur les pas des North-mans, qui, au lieud’attendre la nuit cachés dans les chariots de fourrage, en étaientsortis au bruit du tumulte causé par l’attaque des femmespirates.

Gaëlo n’avait jamais rencontré d’adversaireplus redoutable que la belle Shigne&|160;; à une force peu communeelle joignait l’adresse, le sang-froid, l’intrépidité. Emporté parl’ardeur du combat, le pirate oubliait son amour passionné, ou s’ilse rappelait qu’il combattait une femme, il s’irritait d’autantplus de trouver en elle cette indomptable résistance&|160;; enfinil parvint à lui porter un si violent coup d’épée sur la tête, quela résille de mailles de fer, et les épais cheveux blonds de Shignecoupés par le tranchant du glaive, ne purent la préserver d’uneblessure profonde&|160;; le sang inonda son visage, son armes’échappa de ses mains et elle tomba d’abord sur les deux genoux,puis sur le côté.

–&|160;Malheur à moi&|160;! – s’écria Gaëlodésespéré, – je l’ai tuée&|160;! je l’ai tuée&|160;! –S’agenouillant alors auprès de la jeune fille pour la secourir, ilsouleva sa belle tête pâle, sanglante, au regard déjàdemi-clos.

–&|160;Gaëlo, – murmura la vierge-au-bouclierd’une voix défaillante, – tu as pu me vaincre, ta valeur estgrande… je t’aime&|160;! – et ses yeux se fermèrent. Robin et Simonapitoyés s’étaient rapprochés de Gaëlo, lorsque dominant le tumultede la bataille qui continuait plus loin sous les arceaux del’église, ces cris retentirent poussés par les pirates&|160;: –Berserke&|160;! Berserke&|160;!

–&|160;Lodbrog-le-géant, est en furie&|160;! –s’écria Simon-Grande-Oreille, – le berserke est aussi terrible àses amis qu’à ses ennemis. Gaëlo, la mêlée peut refluer par ici,ton amoureuse n’est peut-être pas tout à fait morte, vite,transportons-la dans le caveau, elle y sera en sûreté&|160;!

Gaëlo s’empressa de suivre le conseil deSimon&|160;: enlevant dans ses bras robustes la guerrière inanimée,il la déposa au fond de la crypte funèbre, pendant qu’il se passaitvers le parvis de la basilique un spectacle incroyable pour qui nel’a pas vu&|160;: les guerriers franks postés sur les rempartsvenaient d’accourir en aide à leurs compagnons tour à tour attaquéspar les vierges de Shigne et par les pirates&|160;;Lodbrog-le-Géant avait jusqu’alors vaillamment combattu sans queson intelligence s’obscurcît&|160;; mais l’enivrement de labataille, l’odeur du carnage, la vue du renfort de guerriers qui,pressés sous la porte de la basilique, s’y précipitaient encriant&|160;: – À mort&|160;! à mort&|160;! les North-mans&|160;! –jetèrent le géant dans un nouvel accès de frénésie&|160;;brandissant une massue de fer hérissée de pointes, il rugit ets’élance sur le groupe compact des Franks, la taille gigantesque duberserke le dépasse de la tête et de la moitié de lapoitrine&|160;; dix marteaux de forge martelant dix enclumesseraient un bruit sourd auprès du formidable retentissement de lamassue de Lodbrog tombant, retombant, se relevant pour tomber etretomber encore sur les casques, sur les armures desguerriers&|160;; les uns s’affaissent sous ces chocs foudroyantssans jeter un cri, un gémissement&|160;; leur crâne est broyé dansleur casque comme la noix dans sa coque&|160;; d’autres, lesmembres fracassés, roulent avec des imprécations de douleur et derage&|160;; les cadavres s’amoncellent aux pieds de Lodbrog, surces cadavres, il monte… il monte comme sur un piédestal, et sataille paraît plus gigantesque encore. Les cimiers des casques dessoldats qui le combattent atteignent à peine à la hauteur de sonceinturon&|160;; Gaëlo qui accourait prendre part à la mêlée, vitpendant un moment les guerriers survivants entourer le berserkealors au paroxysme de sa frénésie&|160;; on eût dit des assaillantsmontant à l’assaut d’une tour&|160;; vingt bras, vingt épées selevaient à la fois pour frapper le géant&|160;; mais au dessus deces bras, de ces épées, de ces casques, apparaissait le bustecuirassé du colosse, et sa massue de fer se levant et s’abaissant,brisant épées, têtes, membres, armures&|160;! Gaëlo, les pirates etles vierges-aux-boucliers se précipitent sur les Franks quiassiègent Lodbrog et les combattent&|160;; soudain le berserkepousse un nouveau rugissement, jette en l’air sa massue, se baisseet se redresse tenant par les cheveux et par son ceinturon unguerrier qui se débat en vain, et de toute sa hauteur il le lanceavec rage sur les derniers soldats qui l’assaillent&|160;;plusieurs roulent à terre, Lodbrog les écrase sous ses piedsmonstrueux avec la fureur de l’éléphant qui piétine et broie sesvictimes, puis ne voyant plus d’ennemis à combattre, car tous lessoldats avaient été tués ou blessés par les pirates et par lui, enproie à son vertige de destruction, criblé de blessures qu’il nesent pas encore, mais dont le sang rougit son armure brisée envingt endroits, Lodbrog avise un grand mausolée de marbrenoir&|160;: c’est le tombeau de Frédégonde… Le géant saisit de sesmains puissantes l’une des colonnes qui supportent l’entablement,il la secoue, l’ébranle avec une force surhumaine&|160;; la colonnecède, entraîne dans sa chute une partie du couronnement du mausoléequi s’écroule. Le fracas retentissant de ces ruines redouble larage du berserke&|160;; apercevant alors la lueur sépulcrale quis’échappe de la crypte où la belle Shigne est gisante, il seprécipite dans le caveau avec des cris féroces…

*

* *

Une nuit et près d’un jour s’étaient passésdepuis qu’Anne-la-Douce, conduite dans l’une des cellulessouterraines de l’abbaye de Saint-Denis, par le chantre Fultrade,avait par miracle échappé aux violences de ce prêtre, qui, obligéd’abandonner sa victime pour se rendre auprès de Roth-bert, comtede Paris, était, sa mission accomplie, revenu à l’abbaye pour yrecevoir son châtiment de la main virile de la belle Shigne.

L’obscurité la plus profonde régnait dans leréduit où Anne-la-Douce était renfermée&|160;; à ses premièresterreurs, à son désespoir d’être séparée de sa mère, avait succédéune sorte d’anéantissement&|160;; ses larmes à force de couleravaient tari&|160;; assise sur les dalles de sa cellule et adosséeà la muraille, la jeune fille, ses bras croisés sur ses genoux, sonfront appuyé sur ses bras, sommeillait d’un sommeil fiévreux, agitéde rêves sinistres&|160;; tantôt le chantre Fultrade luiapparaissait, alors elle se réveillait frissonnant d’horreur, etles silencieuses ténèbres dont elle était entourée lui causaient denouvelles épouvantes&|160;; tantôt rêvant qu’on l’avait oubliéedans cette demeure souterraine, elle se voyait en proie auxtortures de la faim, et entendait les cris déchirants de sa mèrevouée au même supplice. Soudain Anne fut arrachée à ces songescruels par un bruit croissant de voix et de pas précipités. Elleredressa la tête, prêta l’oreille et d’un bond fut à la porte oùelle frappa de toutes ses forces, en criant&|160;: – Monpère&|160;! mon frère&|160;! délivrez-moi&|160;! – Anne-la-Doucevenait de reconnaître les voix d’Eidiol et de Guyrion-le-Plongeur,qui criaient&|160;: – Ma fille&|160;! ma sœur&|160;!… où estu&|160;?

–&|160;Ici, mon père&|160;! – reprit la jeunefille en frappant à la porte de toutes ses forces, – je suislà&|160;!

–&|160;Éloigne-toi du seuil, mon enfant, – luicria le nautonnier&|160;; – nous allons enfoncer la porte, ellepourrait en tombant te blesser. – La jeune fille, ivre de joie, serecula de quelques pas&|160;; bientôt la porte, violemment ébranléesous les coups des leviers, s’ouvrit brusquement, et à la clartéd’une torche portée par Rustique-le-Gai, Anne aperçut son frère etson père, elle se jeta dans leurs bras en versant des larmes debonheur, puis s’écria en regardant autour d’elle&|160;: – Et mamère&|160;?

–&|160;Tu vas la revoir, mon enfant&|160;;c’est elle qui tout à l’heure m’a appris la trahison de ce moineinfâme&|160;! – répondit le doyen des nautonniers, qui ne pouvaitse lasser d’embrasser sa fille avec frénésie. – À ma vue, –ajouta-t-il, – la pauvre Marthe a éprouvé un tel saisissement,qu’elle a perdu connaissance&|160;; heureusement elle a repris sessens&|160;; mais sa faiblesse est si grande qu’elle n’a pu sortirde l’une des cellules voisines où elle nous attend.

–&|160;Vous ici, dans cette abbaye, monpère&|160;? – reprit la jeune fille avec stupeur, lorsque sapremière émotion fut calmée, – toi aussi mon frère&|160;? vousaussi, Rustique&|160;? Est-ce donc un rêve&|160;?

–&|160;Le comte de Paris avait posté desarchers au bord de la Seine, afin d’arrêter tous les bateaux qui laremontaient, – répondit le vieillard&|160;; – deux de ces guerriersm’ont amené auprès de Roth-bert, et après une discussion avec lui,il m’a fait conduire en ces lieux souterrains.

–&|160;De plus, ce traître nous a dépêché unde ses hommes pour nous dire que mon père nous mandait à l’instantauprès de lui, – ajouta Guyrion, – nous sommes venus sansdéfiance…

–&|160;Et à peine avions-nous mis le pied dansl’abbaye, – ajouta Rustique-le-Gai, – que les soldats du comte sesont jetés sur nous à l’improviste, et nous avons, ainsi que nosmariniers, partagé le sort de maître Eidiol.

–&|160;Mais, mon père, – reprit Anne-la-Douce,– qui vous a délivrés&|160;?

–&|160;Les pirates north-mans, ma chèreenfant.

–&|160;Grand Dieu&|160;! – s’écria la jeunefille épouvantée en joignant les mains, – quoi, mon père, cespaïens…

–&|160;Anne, des païens qui nous délivrentvalent mieux que des chrétiens qui nous emprisonnent, – repritRustique&|160;; – de plus ces païens sont de hardis et ruséscompères, ils se sont introduits ici par stratagème, et ontexterminé une centaine de guerriers franks sans compter les moinesqu’ils ont assommés.

–&|160;Après quoi, ma sœur, – ajouta Guyrion,– ils se sont mis à piller la basilique et l’abbaye&|160;: il y adans la cour un tas de butin qui dépasse la hauteur des arceaux ducloître&|160;!

–&|160;Ensuite, conduits par les serfs, pourqui c’est aujourd’hui jour de fête, – dit Rustique, – lesNorth-mans sont descendus dans les caves pour défoncer les tonnesdu cellier de l’abbaye, voisin de ces cellules&|160;; croyant aussitrouver des richesses cachées dans ces réduits souterrains, ils ontbrisé la porte du cachot où nous étions entassés&|160;; leur chef,qu’ils nomment Gaëlo, leur a ordonné de nous bien traiter et denous aider à délivrer les autres prisonniers s’il en restait dansces demeures profondes.

–&|160;C’est ainsi, mon enfant, que noussommes arrivés dans le cachot où était renfermée ta mère, – ajoutaEidiol en embrassant de nouveau Anne-la-Douce.

–&|160;Le jeune chef qu’ils nomment Gaëlo nousa quittés pour aller rejoindre le vieux Rolf, le chef de cesNorth-mans, – reprit Guyrion, – il venait de débarquer et d’entrerdans l’abbaye à la tête d’une troupe nombreuse&|160;; ses piratescreusent à la hâte des retranchements aux abords de l’abbaye ducôté de Paris, car avant de naviguer vers cette cité, ils veulentse fortifier ici, pour s’y ménager un lieu de refuge en cas deretraite.

–&|160;Hola&|160;! hé&|160;! les mariniers deParis&|160;! – cria dans le lointain la voix de Gaëlo, – venez, mesbraves&|160;; le vieux Rolf veut vous entretenir.

–&|160;Jeune homme, – dit Eidiol au pirate quis’approcha, – tu nous as délivrés, nous avons pu à notre tourrendre la liberté à ma femme et à mon enfant&|160;; merci àtoi&|160;! Nous allons te suivre, mais mon fils restera près de sasœur et de sa mère, encore trop faibles pour quitter ces lieux.

–&|160;Qu’il en soit ainsi, – réponditGaëlo&|160;; – et pendant que Anne-la-Douce et son frère allaientrejoindre Marthe, le doyen des nautonniers de Paris, Rustique etses autres hommes suivirent Gaëlo, afin de se rendre auprès de Rolfqui festoyait dans l’appartement de l’abbé de Saint-Denis. Le jeunepirate quitta un instant ses compagnons et courut à l’une dessalles basses de l’abbaye, où avait été transportée la belleShigne, dont la blessure, quoique grave, n’était pasmortelle&|160;; lorsque Lodbrog le berserke, en proie à son vertigefurieux, se fut précipité dans la crypte du mausolée de Clovis, oùla guerrière se trouvait gisante, elle eût été mise en pièces parle géant si, trébuchant à la première marche de l’escalier ducaveau, il n’y eût roulé expirant, perdant son sang par lesinnombrables blessures auxquelles il était demeuré insensibledurant sa frénésie, mais qui causèrent enfin sa mort.

Rolf, Roi de la mer et chef suprême despirates North-mans, était déjà vieux&|160;; sa barbe et sescheveux, d’un blond jaune, grisonnaient, de nombreuses cicatricessillonnaient son visage, d’un rouge de brique, tanné, cuivré par lesoleil et l’air marin&|160;; blessé quelques années auparavant d’uncoup de sabre qui lui avait crevé l’œil gauche et coupé le nezjusqu’à l’os, le vieux pirate avait une figure hideuse&|160;: sonœil unique brillait comme un charbon ardent sous son épais sourcil,ses grosses lèvres à demi cachées par sa rude moustache et sa barbehérissée, donnaient à sa large bouche une expression railleuse etsensuelle&|160;; de taille moyenne et d’une carrure athlétique,Rolf avait de si longs bras que debout, ses doigts atteignaient àses genoux&|160;; il portait, ainsi que ses champions, une armureécaillée de fer&|160;; mais pour festoyer et s’ébattre plus àl’aise, il s’était débarrassé de sa cuirasse, n’ayant gardé qu’unjustaucorps de peau de renne, çà et là noirci par les frottementsde l’armure, et qui s’entr’ouvrant parfois laissait voir sa chemisetaillée dans quelque nappe d’autel&|160;; sous ce lin apparaissaitune poitrine velue comme celle des ours de la mer du Nord. Lepirate terminait son repas&|160;; des chanoines et des officiersdignitaires de l’abbé, blêmes d’épouvante, servaient Rolfagenouillés&|160;; il ne leur permettait pas de marcher autrementqu’à genoux pour apporter ou emporter les plats et les vases àboire&|160;; si l’allure de ces servants était trop lente, despirates ou des serfs de l’abbaye, riant aux éclats et rendant en cejour ce qu’ils avaient reçu tant de fois, hâtaient à coups de bâtonla marche des saints hommes de Dieu.

Donc, Rolf achevait son festin, il semblait enbelle humeur&|160;; ivre demi de vieux vin des Gaules, et seprélassant dans le siège à dossier de l’abbé&|160;; il venait defaire asseoir une femme sur chacun de ses genoux&|160;: l’une étaitsœur Agnès, la nonne, complice de l’entrée desvierges-aux-boucliers dans l’abbaye&|160;; l’autre était une jeuneserve d’une jolie figure, mais à peine vêtue de haillons comme sespauvres compagnes. Remarquant cette fille et la nonne en traversantl’une des cours de l’abbaye, encombrée d’une foule éperdue deterreur, Rolf les avait prises gaillardement toutes deux sous lebras, et les avaient emmenées avec lui. Assis sur le plancher, surdes meubles ou sur le lit de l’abbé qui, frappé d’un coup de sang,était mort de frayeur, d’autres pirates riaient, mangeaient,chantaient, buvaient&|160;; sœur Agnès, en fille résolue, trempaitsouvent ses lèvres dans la coupe de Rolf, ou lui tirait gaiement lamoustache, tandis que, plus craintive, la pauvre serve baissant latête, jetait à la dérobée des regards inquiets sur cet hommeredoutable. Gaëlo, de retour de sa visite à la belle Shigne, etrassuré sur sa vie, revint accompagné d’Eidiol, de Rustique, deleurs nautonniers, et entra dans la salle où se trouvait Rolf,tenant toujours sur ses genoux la serve et la nonne, qu’il venaitde bruyamment baiser sur le cou.

&|160;

–&|160;Maître Eidiol, – dit tout basRustique-le-Gai, – m’est avis que ce vieux endiablé remplit fortconvenablement le rôle de l’abbé&|160;; le saint homme n’aurait pasplus plantureusement embrassé ces filles&|160;!

–&|160;Les prêtres d’ici vous retenaient doncprisonniers&|160;? – dit Rolf aux mariniers en essuyant du reversde sa main son épaisse moustache encore trempée de vin&|160;; –vous devez être avec nous, contre les rats d’église et les fauconsdes châteaux&|160;!

–&|160;Rolf, nous autres brochets de rivière,nous pouvons échapper aux rets et aux faucons, – réponditEidiol&|160;; – cependant nous aimons fort à voir les fauconspercés d’une flèche et les rats écrasés dans le piège.

–&|160;Tu es de la cité de Paris&|160;?

–&|160;Oui.

–&|160;Sait-on l’approche de notreflotte&|160;?

–&|160;Hier, à mon départ, on ignorait encoreta venue&|160;; on doit aujourd’hui en être instruit.

–&|160;Se défendront-ils, lesParisiens&|160;?

–&|160;Oui, si par méchanceté stérile, tu metsà mal les pauvres gens&|160;; mais, si tu te contentes de rançonnerles riches abbayes et les palais des seigneurs franks, nous telaisserons faire&|160;; peu nous importe à nous autres&|160;!

–&|160;Et puis, vois-tu, Rolf, – ajoutaRustique-le-Gai, – le pauvre monde de Paris ressemble assez à untroupeau de moutons appartenant à un loup (ce loup c’est notrecomte). Aussi voyant d’autres loups (toi et tes pirates) rôderautour de la bergerie, ledit loup, maître du troupeau, crie auxmoutons&|160;: «&|160;– Sus&|160;! sus&|160;! lâches bêtes&|160;!courez aux loups&|160;! – À quoi le bon peuple moutonnier répond enmoutonnant&|160;: – Seigneur aux longues dents, pour nous où est ladifférence d’être mangés par les loups Franks ou par les loupsnorth-mans&|160;? Donc, que ceux qui veulent nous manger sebattent&|160;; il nous suffit d’être la proie qu’on sedispute.&|160;»

La sœur Agnès, que Rolf tenait toujours surses genoux, se mit à rire de la réponse de Rustique&|160;; le vieuxpirate baisa bruyamment la nonne sur la joue, et dit aunautonnier&|160;: – Grâce à ta réponse, mon joyeux garçon, cettejolie fille m’a montré une fois de plus ses dents, aussi blanchesque celles d’une jeune loutre. Ainsi les bonnes gens de Paris ne sedéfendront point&|160;? en ceci sages ils seront&|160;; car avec laréserve de soldats que je vais laisser ici dans cette abbayefortifiée et mes deux mille bateaux, qui vont remonter la Seinejusqu’à Paris, ce n’est ni le comte Roth-bert, ni le roiKarl-le-Sot, le bien nommé, qui pourraient me résister&|160;; ceroi, ainsi que tous ceux de sa race l’ont fait depuis un siècle,nous payera rançon, après quoi, bien chargés de butin, nousreprendrons vers le Nord la route des cygnes, à moins cependantqu’il me plaise de m’établir en ce pays des Gaules, comme s’estétabli dans la comté de Chartres mon vieux compère Hastain&|160;!Hé&|160;! hé&|160;! mes champions, je me fais vieux, je devraispeut-être me fixer en ce pays-ci, dans quelque grasse province,riche en jolies filles et en bon vin. Ah&|160;! mes champions, jesuis comme dit la Saga&|160;: «&|160;– Je suis un vieux corbeau demer, depuis tantôt quarante ans je rase de mes ailes les eauxdouces des fleuves et les vagues amères de l’Océan&|160;; –&|160;»or il faut faire une fin, mes braves champions&|160;!

–&|160;Suis mon conseil, vieux Rolf, – repritRustique-le-Gai d’un air narquois. – Karl-le-Sot a une fille nomméeGhisèle, une enfant de seize ans, belle à éblouir&|160;; je l’aivue l’an passé au monastère d’Argenteuil où elle venait endévotion. Épouse la fille de Karl-le-Sot, et demande-lui uneprovince pour dot.

–&|160;Par les Trolls et lesDwalines dont je descends, l’idée est bonne&|160;! –s’écria, en riant aux éclats, le vieux pirate qui n’avait cessé devider coupe sur coupe, et dont la demi-ivresse se changeait enivresse complète&|160;; – c’est dit, Karl-le-Sot me donnera safille&|160;!… et en dot une province à mon choix… sinon je nelaisse pierre sur pierre d’un monastère ou d’un château&|160;! Oui,c’est dit, – reprit Rolf avec un hoquet, – j’épouserai cetteGhisèle… le nom d’ailleurs me plaît. – Puis, redoublant d’hilarité,il embrassa bruyamment sœur Agnès et la serve, en leurdisant&|160;: – Vous ne serez pas jalouses, vous autres&|160;? jevous ferai filles de chambre de ma princesse&|160;!

À ces mots de leur chef, les pirates, nonmoins avinés que lui, poussèrent de grands éclats de rire, enhurlant à pleine voix&|160;: – Nous boirons à ta noce, vieuxRolf&|160;! Gloire à l’époux de Ghisèle, fille deKarl-le-Sot&|160;!

–&|160;Ce vieux brigand est ivre comme unegrive en automne, maître Eidiol, – dit à demi-voix Rustique, –l’entendez-vous prendre mes paroles au sérieux et jurer qu’ilépousera la fille du roi des Franks&|160;!

Un grand tumulte se faisant entendre audehors, tumulte mêlé d’imprécations et de menaces, interrompitRustique&|160;; presque aussitôt il vit entrer plusieurs pirates,traînant, malgré sa résistance, Guyrion-le-Plongeur, le visageinondé de sang.

–&|160;Mon fils&|160;! – s’écria Eidiol encourant vers le jeune homme, – mon fils blessé&|160;!

–&|160;Guyrion, qu’y a-t-il&|160;? – ajoutaRustique en courant sur les pas du vieillard, – et ta mère, et tasœur, où sont-elles&|160;?

–&|160;Ces bandits ivres ont tué ma mère, envoulant arracher Anne de ses bras, – répondit Guyrion d’une voixdésespérée&|160;; – j’ai voulu les défendre toutes deux et ilsm’ont frappé d’un coup d’épée à la tête&|160;!

–&|160;Ma femme morte&|160;! – s’écria levieillard avec stupeur&|160;; puis il s’écria d’un tondéchirant&|160;: – Rolf, justice&|160;! justice etvengeance&|160;!

–&|160;Oui, Rolf, justice et vengeance&|160;!– dirent plusieurs des pirates qui venaient d’accompagner Guyrion,– ce chien que nous t’amenons a tué un de nos compagnons&|160;! Tuaimes à faire justice toi-même, fais-la.

Rolf, de plus en plus ivre, car il continuaitde vider coupes sur coupes, répondit d’une voix rauque&|160;: –Oui, mes champions, je vais faire justice, laissez-moi seulementachever cette amphore de vin, ma soif ne tarit pas.

D’autres pirates entrèrent à ce moment, ilsportaient Anne-la-Douce évanouie entre leurs bras&|160;; ils ladéposèrent aux pieds du chef des North-mans, en lui disant&|160;: –Vieux Rolf, voici une belle fille, nous te l’apportons&|160;; on tela réservait, elle a été respectée.

En vain Eidiol, Rustique, Guyrion et plusieursmariniers dont ils étaient accompagnés, voulurent courir au secoursd’Anne, ils furent violemment repoussés et contenus par lespirates. La nonne et la serve effrayées avaient quitté les genouxde Rolf qui, aviné, chancelant et jetant un regard distrait surAnne-la-Douce étendue à ses pieds sans connaissance, dit à seshommes&|160;: – Mes champions, je vais faire justice. – S’adressantalors à Guyrion-le-Plongeur, qui, oublieux de la blessure quiensanglantait son front, contemplait tour à tour, d’un airdésespéré, son père et sa sœur évanouie&|160;: – Qui es-tu&|160;?d’où viens-tu&|160;?

–&|160;C’est mon fils, – répondit Eidiol d’unevoix sourde&|160;; – il est, comme moi, nautonnier de Paris.

–&|160;Et aussi vrai que je manie une ramedepuis mon enfance, – s’écria Rustique, – puisque toi et teshommes, Rolf, vous nous traitez ainsi, nous pauvres gens, notrecorporation de mariniers soulèvera les autres corporations de Pariscontre vous, et vous verrez, comme en 885, ce que peut le peuple deParis quand il veut se défendre&|160;!

Rolf accueillit cette menace avec un grandéclat de rire, et se balançant sur ses jambes alourdies, ilrépondit d’une voix entrecoupée de hoquets&|160;: – Toi, tu m’asoffert en mariage la fille de Karl-le-Sot… cela te mérite monindulgence… je te pardonne&|160;; oui&|160;; et de plus, pour fêtermes royales fiançailles, je pardonne aussi à tes compagnonsparisiens, mais je garde la fille qui me paraît jolie, – ajoutaRolf en abaissant son regard sur Anne-la-Douce, déposée à ses piedset pâle, inanimée, – elle partagera mon amour avec la nonne et laserve, en attendant que j’épouse Ghisèle, la fille deKarl-le-Sot&|160;; maintenant, Parisiens, retournez à Paris, vousêtes libres&|160;; je défends à mes champions de vous faire lemoindre mal. Oh, oh… la tête me tourne, je vais me coucher dans lelit de l’abbé.

–&|160;Rolf, écoute-moi, – s’écria Eidiold’une voix suppliante, – rends-moi ma fille, laisse-nous emporterdans notre barque le corps de ma femme&|160;!

–&|160;Mes champions&|160;! – reprit Rolf ense dirigeant tout trébuchant vers le lit, – jetez ces chiens à laporte de l’abbaye, et qu’ils se hâtent d’aller dire à Karl-le-Sotque… je veux… épouser sa fille Ghisèle.

Et Rolf se laissa tomber sur la couchemoelleuse de l’abbé.

–&|160;Oui&|160;! oui&|160;! tu épouseras laprincesse, – s’écrièrent les pirates très-joyeux de la plaisanteriede leur chef, puis entraînant les nautonniers parisiens, malgréleur résistance désespérée, ils les mirent hors de l’abbaye deSaint-Denis, en criant&|160;: – Dites au roi-sot, que, s’il refusesa fille à notre chef, nous irons la chercher&|160;; nous dironspour son mariage la messe des lances et nous conduirons nous-mêmesGhisèle dans la couche du vieux Rolf&|160;!

*

* *

L’immense flotte des pirates, quittant lesparages de l’abbaye de Saint-Denis, et poussée par une brisefavorable, avait mis à la voile peu de temps après le lever dusoleil, se dirigeant vers Paris&|160;; elle comptait plus de deuxmille bateaux, montés par environ vingt-cinq mille combattants.L’ordre de marche des navires était indiqué par la plus ou moinsgrande profondeur des eaux de la Seine&|160;; les bateaux légers,d’un tirant d’eau peu considérable, tels que les holkers,naviguaient à proximité des deux rives, puis venaient, serapprochant du milieu du fleuve, les snekars, bateaux àvingt bancs de rameurs&|160;; et enfin dans la partie la plusprofonde de la rivière les drekars, bâtiments dehaut-bord, assez semblables aux grandes galères des Romains&|160;;d’épaisses plaques de fer défendaient leurs flancs&|160;; à leurpoupe s’élevaient un kastali, retranchementdemi-circulaire construit de charpentes de huit à dix pieds dehauteur. Postés sur cette plate-forme, les North-mans lançaient àleurs adversaires des pierres, des traits, des épieux, des brandonsenflammés, des poutres et aussi des vases très-fragiles remplisd’une poussière corrosive, qui aveuglait les assaillants, tandisque d’autres pirates armés de longues faux tâchaient de couper lescordages des navires ennemis.

Les bâtiments north-mans qui remontaient alorsla Seine faisant voile pour Paris, couvraient le fleuve d’une riveà l’autre, dans la longueur de près d’une lieue, et ses eauxdisparaissaient sous cette masse de navires de toute grandeur,encombrés de pirates&|160;; c’était un incroyable fourmillementd’hommes, de casques, d’armes, de cuirasses, de boucliers, debizarres figures peintes ou dorées, placées soit à la proue desnavires, soit au sommet des mâts&|160;; des pavillons de toutescouleurs flottaient au vent dont le souffle gonflait les grandesvoiles coloriées où se voyaient représentés des animaux fabuleux,dragons ailés, aigles à deux têtes, poissons à têtes de lions etautres monstres[19]. Souvent retentissaient lesfarouches chants de guerre des North-mans, et comme un écholointain leur répondaient les cris sauvages et vengeurs de la foulede serfs révoltés&|160;; hâves, déguenillés, redoutables, armés debâtons, de fourches, de faux, ils côtoyaient la Seine, suivant lalisière de l’épaisse forêt dont les arbres bordaient ses rives, etcette multitude non moins avide que les North-mans de piller lesrichesses de Paris, réglait sa marche sur celle de la flotte, quiavait déjà laissé derrière elle les eaux que dominent les hautescollines boisées de l’abbaye de Saint-Cloud. Le vent fraîchissait,les North-mans atteignirent enfin une partie du fleuve d’où l’onapercevait au loin dans la brume les tours et les murailles de lacité de Paris enfermée dans son île fortifiée, à la pointe delaquelle s’élevait la cathédrale. Sur le versant des rives dechaque bras de la rivière où commençaient les champs et lesfaubourgs, l’on voyait aussi les clochers des églises ainsi que lesnombreux bâtiments des abbayes de Saint-Germain-d’Auxerre, deSaint-Germain-des-Prés, de Saint-Étienne-des-Grès, et à l’horizon,la haute colline où est bâtie la basilique de Sainte-Geneviève. Àl’aspect de cette ville si souvent attaquée, ravagée, pillée,rançonnée depuis un siècle par les hommes de leur race, lesNorth-mans poussèrent des hurlements de triomphe, en criant&|160;:– Paris&|160;! Paris&|160;! – clameurs menaçantes que le ventd’ouest, propice aux pirates, dut porter jusqu’à la Cité&|160;!

À la tête de la flotte marchait ledrekar de Rolf, le roi de la mer&|160;; ce bâtiment senommait GRIMSNOTH&|160;; Rolf l’avait enlevé à un autre pirateaprès un combat meurtrier, selon la saga (le chant) deGothrek, le GRIMSNOTH surpassait autant par sa grandeur etpar sa beauté les autres drekars des mers du Nord, que Rolfsurpassait les autres pirates par sa vaillance&|160;; jamais enfinl’on n’avait vu de navire comparable au GRIMSNOTH[20]. Ce drekar ressemblait à un dragongigantesque&|160;; sa tête de cuivre et son col écaillés’élançaient de la proue, qui figurait son large poitrail orné dedeux ailes repliées vers l’arrière, façonné de manière à imiter lesreplis de la queue du monstre marin&|160;; au milieu de l’immensevoile carrée de ce drekar teinte en rouge, on voyait encore undragon doré[21]&|160;; à la poupe s’élevait le kastali,petite forteresse demi-circulaire construite de fortes poutreséquarries cerclées de larges bandes de fer, et percée demeurtrières à travers lesquelles les archers placés à l’intérieur,pouvaient tirer à couvert lors des abordages&|160;; une largeplate-forme pouvant contenir vingt guerriers couronnait leretranchement et avait pour parapet une ceinture de boucliers defer.

Le vieux Rolf se tenait debout sur sonkastali, l’air farouche, inspiré&|160;; ses armes, ses mainsruisselaient de sang&|160;; à ses pieds, étendu dans une maresanglante, pantelait encore le cadavre d’un cheval blanc[22], enlevé des écuries de l’abbaye deSaint-Denis, puis garrotté et hissé sur la plate-forme du drekar, àl’aide de poulies et de cordages, pour être solennellement égorgéen l’honneur d’Odin et des dieux du Nord&|160;; Rolf espérait ainsirendre ces divinités favorables à ses armes. Le sanglant sacrificeachevé, le vieux pirate, qui du haut de son kastali dominait tousles bâtiments de sa flotte, prit son cor d’ivoire, en sonna troisfois, donnant à chacun des sons un ton particulier&|160;; chaquechef de navire embouchant à son tour sa trompe répéta le signal deRolf&|160;; ce signal parvint ainsi de proche en proche d’un bout àl’autre de la flotte&|160;; les chants de guerre des piratescessèrent, et bientôt accomplissant l’ordre donné par leretentissement du cor de leurs chefs, les North-mans orientèrentleurs voiles de façon à ce que leurs bateaux se maintinrentimmobiles et debout au courant du fleuve qu’ils remontaient&|160;;les holkers de Gaëlo et de la belle Shigne, servant d’éclaireurs audrekar de Rolf, naviguaient à peu de distance de lui&|160;; levieux pirate les héla, leur ordonnant de se rendre à sonbord&|160;; ils obéirent en passant sur une planche étroite garniede crampons de fer, jetée de chaque holker et accrochée aux flancsdu GRIMSNOTH. La vierge-au-bouclier, pâlie par la perte de sonsang, mais trop courageuse pour ne pas prendre part, malgré sablessure, à la prochaine bataille, s’avançait, le front ceint d’unbandeau de lin sous la résille de fer qu’elle portait en guise decasque. Au moment où elle s’apprêtait à monter sur le kastali deRolf, Gaëlo dit à l’héroïne&|160;: – Shigne, la guerre a seshasards, je peux être tué demain&|160;; sois ma femme cesoir&|160;?

La vierge-au-bouclier rougit, son regard, quijamais ne s’était abaissé devant celui d’un homme, se baissa devantl’ardent regard de Gaëlo&|160;; elle répondit d’une voix basse etémue&|160;: – Gaëlo, tu m’as vaincue… je t’appartiens, j’en suisfière, je ne pouvais appartenir à un homme plus vaillant. Rolf aété pour moi un père, je dois le consulter sur ta demande&|160;:s’il dit oui, je dirai oui.

Et sans ajouter une parole, la guerrièreprécéda Gaëlo sur la plate-forme du kastali où se trouvait le vieuxpirate.

–&|160;Gaëlo, – dit Rolf, – toi et Shigne vousallez précéder la flotte, faire force de rames et vous rendre àParis avec vos deux holkers.

–&|160;Jamais je ne t’aurai obéi avec tant dejoie.

–&|160;Vous vous ferez conduire chez le Comtede Paris, et Shigne lui dira ceci&|160;: Le roi des Franks a unejolie fille&|160;; Rolf la veut en mariage.

Gaëlo et la guerrière regardèrent le pirateavec étonnement&|160;; il se frotta la barbe, se mit à rire de songros rire et ajouta&|160;: – Je veux tâter d’une fille de raceroyale, moi&|160;!

–&|160;Rolf, – reprit Gaëlo, – parles-tusérieusement&|160;?

–&|160;Très-sérieusement. Hier l’un de cesmariniers parisiens, joyeux et hardi garçon, m’a dit enraillant&|160;: «&|160;Pourquoi n’épouses-tu pas Ghisèle la filledu roi des Franks, en lui demandant pour dot une de sesprovinces&|160;?&|160;» J’étais ivre, l’idée m’a paru plaisante etj’ai chargé ce marinier de demander pour moi la fille deKarl-le-Sot&|160;; mais la raison m’est revenue, j’ai ruminé leconseil du marinier, il m’a paru bon, si bon… que je t’envoie toiet Shigne, à Paris, comme ambassadeurs&|160;; – puis se reprenant àrire&|160;: – On me traite de vieux brigand souillé decrimes&|160;! vois pourtant ma gentillesse&|160;: j’envoie demanderune vierge en mariage par une vierge&|160;? Quant à la province, tudiras au Comte de Paris que je veux la Neustrie&|160;: c’est unegrasse et fertile contrée, la mer la borde au nord, et un vieuxmarin comme moi aime toujours à voir écumer au loin les lames del’Océan. Donc, de même que le vieil Hastain a obtenu deKarl-le-Chauve le pays Chartrain, moi Rolf, chef des North-mans, jeveux la Neustrie, elle deviendra la North-mandie et jevous y établirai, mes champions&|160;!

–&|160;Nous porterons tes ordres au Comte deParis, il y répondra, je le crois, par le supplice de Shigne et lemien.

–&|160;S’il osait&|160;! – s’écria lepirate&|160;; puis se calmant, il reprit&|160;: – Il n’oserapas&|160;! Pour engager Roth-bert à se hâter de porter mes ordres àson roi, qui est, dit-on, en ce moment au château de Compiègne, tudiras au Comte que ma flotte va jeter l’ancre sous les murs deParis&|160;; et que si demain avant le coucher du soleil, Shigne ettoi vous n’êtes pas de retour près de moi, je mets la ville à feu,à sac et à sang&|160;! Oui, si demain avant la fin du jour,Karl-le-Sot ne m’a pas accordé la main de sa fille, la Neustrie etdix mille livres d’argent pesant pour la rançon de Paris, il nerestera pas pierre sur pierre de cette cité.

–&|160;Rolf, nous allons partir&|160;; undernier mot&|160;: Demain nous devons être de retour ici avant lecoucher du soleil, Shigne me prend pour mari&|160;; je l’aisuppliée d’être ce soir ma femme, elle m’a répondu&|160;: je diraioui si Rolf dit oui&|160;?

–&|160;Rolf dit non, – répondit le pirate d’unair narquois. – Gaëlo épousera la belle Shigne… le jour où Rolf lepirate épousera Ghisèle, fille du roi des Franks&|160;!

*

* *

Shigne et Gaëlo après avoir quitté le Drekarde Rolf, avaient regagné leurs holkers, faisant force de rames,pendant que le flot les suivait lentement et de loin&|160;; ilss’avançaient rapidement vers la pointe de l’île fortifiée oùs’élevait la cité de Paris.

–&|160;Gaëlo, – dit Simon-Grande-Oreille enramant vigoureusement ainsi que ses compagnons, – vois donc cesbandes de serfs qui nous ont suivis le long de la rivière&|160;?les voilà qui courent comme des diables vers les abbayes que l’onvoit çà et là dans la campagne.

–&|160;Ils vont commencer le pillage sans nousattendre&|160;! – reprit Robin-Mâchoire d’une voix lamentable, àlaquelle se joignirent bientôt les imprécations des autres pirates,qui cessèrent un moment de ramer pour contempler avec colère etenvie ces bandes de gens déguenillés, à l’air farouche, qui,agitant leurs bâtons, leurs fourches, leurs faux, poussaient descris furieux.

–&|160;Si Lodbrog n’était pas mort en vraiberserke, un pareil spectacle lui eût donné un accès defrénésie&|160;! voir tous ces gueux arriver au pillage avant nous,c’est horrible&|160;! – s’écria Simon en abandonnant sa rame et sedressant de toute sa hauteur sur son banc, afin de suivre au loind’un œil jaloux et irrité la course des pillards&|160;; – ils vontnous larronner, les maudits&|160;!

–&|160;À vos rames&|160;! mes champions, à vosrames&|160;! – s’écria Gaëlo, – vous n’aurez pas à regretter votrepart du pillage&|160;; à vos rames&|160;! – Et du geste, leurmontrant le bateau de Shigne qui les devançait, il ajouta&|160;: –Vous laisserez-vous dépasser par les vierges-aux-boucliers&|160;?Hardi, mes champions&|160;!

À la voix toujours obéie de Gaëlo, les piratesmaugréant, reprirent leurs avirons afin de rejoindre l’autreHolker. Sur la rive droite de la Seine, en remontant vers Paris,l’on voyait de grands massifs d’arbres plantés au milieu de vastesprairies, dépendant de l’abbaye de Saint-Germain-des-Prés, dont lesvastes bâtiments s’élevaient au loin&|160;; sur la rive gauche dela rivière, la berge beaucoup plus élevée encaissait le fleuve etmasquait l’horizon. Au pied de ce talus, s’avançait de cinquantepieds environ dans la Seine une estacade de gros pieux serrés lesuns contre les autres&|160;; c’étaient les Palées du portde la Grève alors désert, et destinées à mettre les bateaux àl’abri des grandes eaux. Les deux Holkers, forçant de rames,naviguaient de façon à passer au large de l’estacade, lorsquesortant soudain de derrière ces palées où il s’était jusqu’alorstenu embusqué, un bateau parisien, monté par Eidiol, Guyrion,Rustique et plusieurs autres mariniers, se mit en travers desholkers north-mans, leur envoya une volée de flèches, jeta sesgrappins sur l’un d’eux placé à sa portée (c’était celui de Gaëlo),puis, les nautonniers armés de coutelas, de piques, de haches,sautèrent résolument à l’abordage, tandis que le vieil Eidiols’écriait&|160;: – Exterminez ces North-mans&|160;! ils ont tué mafemme&|160;! enlevé ma fille&|160;! mais prenez vivants les deuxchefs, ils nous serviront d’otages&|160;!

Lors de cette attaque imprévue, la belleShigne et Gaëlo qui reçut une flèche barbelée au défaut de sonbrassard, se tenaient, selon la coutume, auprès dugouvernail&|160;; ils se précipitèrent à l’avant du holker pourcombattre, au moment où le vieil Eidiol s’écriait d’exterminer cespirates&|160;; mais à sa voix, une exclamation de surprise et dejoie s’éleva du Holker des vierges-aux-boucliers, puis ces motsarrivèrent à l’oreille du doyen des mariniers&|160;: – Monpère&|160;! mon père&|160;! n’attaque pas ces guerrières&|160;;celle qui les commande m’a protégée, elle me ramenait à Parisauprès de vous&|160;! – Et Anne-la-Douce, debout au milieu dubateau, tendait ses bras à Eidiol.

–&|160;Guyrion&|160;! Rustique&|160;! bas lesarmes&|160;! – s’écria le vieillard en tâchant d’apercevoir safille à travers la mêlée déjà engagée bord à bord&|160;; – cessezle combat, Anne est dans le bateau de ces guerrières&|160;! Bas lesarmes&|160;! enfants, bas les armes&|160;!

Gaëlo, de son côté, irrité de sa blessure etayant cédé à un premier mouvement d’ardeur belliqueuse pendantlequel il avait rendu coup pour coup aux Parisiens qui assaillaientson Holker, leur cria bientôt&|160;: – Ce combat est inutile, nousvenons à Paris comme envoyés de Rolf&|160;!

Ces mots et surtout la voix d’Eidiol criantque sa fille se trouvait à bord du bateau des femmes pirates,firent cesser le combat&|160;; après quelques blessures reçues depart et d’autre, la belle Shigne, toute frémissante encore de cettelutte interrompue, donna ordre à ses compagnes de déposer lesarmes, et Anne-la-Douce, tendant les bras vers Eidiol, luicria&|160;: – Bénissez cette guerrière, ô mon père&|160;! elle m’aprotégée auprès de Rolf&|160;; grâce à elle, j’ai échappé auxoutrages des pirates&|160;!

–&|160;Voici une flèche que je regrette, carc’est moi qui te l’ai lancée, – disait en même temps Guyrion àGaëlo, le voyant essayer en vain d’arracher le trait qu’il avaitreçu dans la jointure de son brassard&|160;; – maintenant je tereconnais, – poursuivit Guyrion, – tu es venu nous ouvrir lesportes des cachots de l’abbaye de Saint-Denis.

Rustique-le-Gai, tenant encore son coutelas àla main et contemplant Simon qui, ôtant son casque, faisait laidegrimace, en portant sa main à l’un des côtés de sa têteensanglantée, Rustique-le-Gai ajouta&|160;: – Et moi, jeregretterais aussi d’avoir abattu la moitié de l’oreille de ceNorth-man, si cette oreille, démesurément longue, n’eût pas dépasséson casque de trois doigts au moins&|160;; mais le morceau quireste me paraît encore très-suffisant.

–&|160;Vienne une autre rencontre&|160;! –s’écria Simon-Grande-Oreille, en montrant le poing à Rustique, –c’est ta langue insolente que je couperai, moi, foi deSimon&|160;!

–&|160;Tu n’es donc pas plus North-man quemoi, mon honnête pirate&|160;? – reprit Rustique en reconnaissant àce nom de Simon un compatriote, – alors, mon regret est plus vifencore, de te laisser avec une si ridicule inégalité d’oreilles,j’aurais dû les raccourcir toutes deux&|160;!

Simon ne répondit pas à cette nouvelleraillerie, occupé qu’il était à étancher le sang de sa blessurequ’il lavait avec de l’eau fraîche puisée dans son casque, tandisque son compère Robin-Mâchoire lui disait, en manière deconsolation&|160;: – Si seulement nous avions ici un peu de feu, jeferais rougir la pointe de mon épée et je cicatriserais la plaie enun instant.

Quelques moments après ce court abordage, lesgrappins du bateau parisien étaient levés, Anne-la-Douce passant duHolker de la belle Shigne dans la barque d’Eidiol, lui racontaitainsi qu’à Guyrion et à Rustique, comment reprenant ses esprits, aumilieu des pirates qui l’avaient conduite près de Rolf, et voyantentrer la guerrière, elle s’était jetée à ses pieds, la suppliantde la protéger&|160;; comment Shigne, touchée de compassion, obtintde Rolf la liberté de la jeune fille, et la conduisit à son Holker,où elle était restée jusqu’au moment de sa rencontre inespérée avecson père. À son tour, celui-ci apprit à Anne que, désespéré de lavoir prisonnière des North-mans, et sachant qu’ils envoyaientsouvent quelques bâtiments légers en avant de leur flotte, ils’était embusqué derrière les palées du port de la Grève, dansl’espoir d’exterminer les pirates pour venger la mort de Marthe etprendre leur chef vivant, afin d’obtenir par échange la libertéd’Anne-la-Douce. Les deux Holkers et le bateau parisiendébarquèrent leurs passagers sur le rivage, à quelque distance desremparts&|160;; les North-mans devaient attendre le retour deShigne et de Gaëlo, chargés de porter au Comte de Paris lesvolontés de Rolf. Au moment de quitter le bord de la rivière pourse diriger vers la cité, dans laquelle l’on ne pouvait entrer quepar l’un des deux ponts défendus par des tours, Eidiol dit aupirate&|160;: – Crois-moi, toi et ta compagne, afin d’arriver plussûrement jusqu’au palais du Comte de Paris, endossez par-dessus vosarmures, la casaque à capuchon de deux de nos mariniers&|160;;votre qualité de messagers de Rolf ne serait pas respectée par lesguerriers du Comte&|160;! Vous êtes braves, mais à quoi bon labravoure lorsqu’on est deux contre cent&|160;? Je vous guideraijusqu’au palais&|160;; là, vous demanderez l’un des officiers deRoth-bert, et vous pourrez accomplir votre mission.

–&|160;J’accepte ton offre, – répondit Gaëlo,après avoir échangé à voix basse quelques mots avec Shigne. – J’aigrandement à cœur de réussir dans la mission dont je suischargé&|160;; nous désirons arriver le plus promptement possibleauprès du Comte de Paris.

–&|160;De plus, – ajouta Guyrion ens’adressant au pirate, – je t’ai blessé… je vois à la manière donttu portes ton bras que tu souffres beaucoup&|160;; le fer de maflèche est resté dans la plaie. Entre dans notre maison avant de terendre au palais, nous y panserons ta blessure. Encore une fois jeregrette de te l’avoir faite&|160;; car si la mort de ma pauvremère est due aux North-mans, hier tu nous as délivrés de prisonainsi que mon père, et ta compagne a sauvé ma sœur des outrages deRolf&|160;!

–&|160;J’accepte ton offre, – répondit lejeune homme. – Je l’avoue, souvent j’ai été blessé, mais jamaisplaie ne m’a été autant douloureuse que celle-ci.

La belle Shigne et Gaëlo endossant deuxcasaques de mariniers, quittèrent le rivage, remontèrent la berge,et se dirigèrent vers le pont&|160;; ils virent une grande lueuréclairer l’horizon vers le nord, et lutter avec éclat contre lesderniers feux du soleil couchant. À mesure qu’ils se rapprochaientde la ville, ils entendaient un tumulte croissant&|160;; bientôtils se trouvèrent au milieu d’un grand nombre de serfs qui, sedirigeant en hâte vers la porte de la tour dont le pont étaitsurmonté, apportaient dans la cité, sous la conduite des gensd’église, les richesses des lieux saints, incendiés par d’autresserfs révoltés&|160;: c’étaient des caisses remplies de numéraire,des ornements d’autels d’or et d’argent, des statues de pareilmétal, des châsses massives, éblouissantes de pierreries, etsouvent si pesantes, que cinq ou six serfs suffisaient à peine autransport de ces magnifiques reliquaires&|160;; ils contenaientrarement un corps de saint en entier&|160;; mais seulement unejambe, un pied, un pouce, une dent, dont l’exploitation miraculeuserapportait de grosses sommes aux églises. Les prêtresaccompagnaient ces très-fructueuses reliques, en poussant desgémissements désespérés ou de furieuses malédictions contre lesNorth-mans. Parmi la foule, les uns s’agenouillant dévotement selamentaient non moins que les gens d’église&|160;; mais peusoucieux d’aller aux remparts, ils répondaient aux instances desprêtres&|160;: – Que la volonté de Dieu s’accomplisse&|160;! ilveut éprouver ses serviteurs indignes par les ravages desNorth-mans&|160;; acceptons l’épreuve avec résignation&|160;! – Envain, de leur côté, les hommes du Comte de Paris parcouraient lesrues à cheval en criant&|160;: – Aux armes, vilains&|160;! auxarmes, citadins&|160;! aux remparts&|160;! – Mais vilains etcitadins rentraient prestement dans leurs maisons de bois, dont ilsbarricadaient les portes, laissant les hommes du Comte et del’évêque s’occuper de la défense de la ville, et à coups de manchesde lances, forcer les serfs à traîner sur les murailles lesmatériaux destinés à écraser les assiégeants. Après avoir traverséquelques rues tortueuses, Eidiol et ses compagnons arrivèrent à laporte de la demeure du nautonnier&|160;; Guyrion l’ouvrit, etGaëlo, la belle Shigne, Rustique, Anne et son père, se trouvèrentréunis dans la salle basse du logis, dont on ferma prudemment lesvolets. – Ma sœur, allume une lampe, – dit Guyrion, donne-moi del’eau dans un vase, puis du linge et de l’huile. – S’adressantalors à Gaëlo, tandis qu’Anne s’occupait des préparatifs dupansement&|160;: – Et toi, déboucle ton brassard&|160;; lorsque taplaie, lavée avec de l’eau fraîche, sera recouverte d’un lingeimbibé d’huile, tu souffriras moins.

Gaëlo quitta son armure, releva la manche deson justaucorps de renne, et mit à nu son bras ensanglanté. Lepirate, en voulant retirer de sa blessure, à travers la jointure dubrassard, la flèche acérée, en avait brisé la hampe à fleur depeau, le fer seul restait enfoncé dans la chair&|160;; cependant,comme il saillissait quelque peu en dehors, il fut possible àEidiol de le saisir et de l’enlever avec autant de précaution quede dextérité. Cette extraction causa un grand soulagement àGaëlo&|160;; le vieillard, avant de placer l’appareil sur la plaie,prit un linge imbibé d’eau, afin de laver les abords de la blessurecouverte de sang caillé jusqu’à la moitié du bras. Soudain ilpoussa un cri de surprise, recula d’un pas, regarda Gaëlo avecanxiété&|160;; puis lui dit vivement&|160;: – Ces deux motsgaulois&|160;: Brenn-Karnak, que j’aperçois maintenant surton bras, qui les a tracés&|160;?

–&|160;Mon père… peu de temps après manaissance.

–&|160;Ton père… où est-il&|160;?

–&|160;Ainsi que ma mère, il estmort&|160;!

–&|160;Il n’était pas de la race desNorth-mans&|160;?

–&|160;Non, quoiqu’il combattît avec eux etqu’il fût né dans leur pays, il était de race gauloise… Maispourquoi ces questions&|160;?

–&|160;De grâce, réponds&|160;! Et le père deton père, à quelle époque est-il allé habiter la terre desNorth-mans&|160;?

–&|160;Vers le milieu du siècle passé.

–&|160;Ce fut peu de temps après une nouvelleet grande insurrection de Bretagne&|160;? lorsque, pour combattreles Franks, les Bretons s’allièrent aux North-mans établis àl’embouchure de la Loire&|160;?

–&|160;Oui, – répondit Gaëlo de plus en plussurpris&|160;; – mais comment sais-tu cela&|160;?

–&|160;Réponds-moi&|160;! – s’écria Eidiol,tandis que son fils, sa fille, Rustique-le-Gai et la belle Shigne,écoutaient le vieillard avec intérêt&|160;; – quels événements ontamené ton père à se joindre aux North-mans&|160;?

–&|160;Après la nouvelle insurrection del’Armorique, d’abord triomphante, la division se mit entre leschefs bretons&|160;; la famille même de mon grand-père se divisa,et ensuite d’une violente dispute avec l’un de ses frères, ilstirèrent l’épée l’un contre l’autre&|160;; blessé dans ce combatfratricide, mon aïeul quitta pour toujours la Bretagne ets’embarqua avec une troupe de North-mans qui abandonnaientl’embouchure de la Loire pour retourner en Danemark, où mon père etmoi nous sommes nés&|160;!

–&|160;Ton aïeul se nommait Ewrag, –reprit Eidiol avec une émotion croissante, – il était fils deVortigern, l’un des plus vaillants compagnons de guerre deMorvan, qui résista héroïquement à l’armée de Louis-le-Pieux, dansles landes, les marais et les rochers de l’Armorique&|160;?Vortigern avait pour aïeul Amaël, qui vécut cent ans etplus, refusa d’être le geôlier du dernier rejeton de Clovis, et futl’un des chefs de bandes de Karl-Martel, l’ancêtre deKarl-le-Grand, dont le descendant règne aujourd’hui sous le nom deKarl-le-Sot&|160;?

–&|160;Vieillard&|160;! – s’écria Gaëlo, – quia pu ainsi t’instruire des aventures de ma famille&|160;?

–&|160;Ta famille est la mienne, – réponditEidiol, dont les yeux devinrent humides&|160;; – je suis, commetoi, descendant de Joel, le Brenn de la tribu de Karnak&|160;; mongrand-père était le frère de ton aïeul.

–&|160;Que dis-tu&|160;? – s’écria Gaëlo, – tuserais comme moi de la race de Joel&|160;?

–&|160;Ces mots que tu portes tracés sur lebras en signe de reconnaissance, je les porte aussi, de même quemon fils et ma fille, selon la sage recommandation deRonan-le-Vagre, l’un de nos aïeux, qui vivait au temps del’infâme Brunehaut&|160;!

–&|160;Nous sommes parents&|160;! –s’écrièrent à la fois Anne et Guyrion en se rapprochant de Gaëlo,tandis que la belle Shigne et Rustique-le-Gai écoutaient cetentretien avec un redoublement d’intérêt.

–&|160;Nous sommes parents&|160;! – repritGaëlo en regardant tour à tour le vieillard, Anne et Guyrion&|160;;puis s’adressant à la guerrière&|160;: – Shigne, je te rendsdoublement grâce&|160;; la jeune fille si généreusement sauvée partoi était de ma famille&|160;!

–&|160;Quelle soit pour moi une sœur, – dit laguerrière de sa voix grave et sonore&|160;; – mon épée la défendratoujours.

–&|160;Et à défaut de votre épée, bellehéroïne, – reprit Rustique, – mes deux bras joints à ceux de maîtreEidiol et de mon ami Guyrion protégeront Anne-la-Douce, quoique lemalheur ait voulu que depuis hier, nos trois paires de bras nel’aient guère protégée, la pauvre chère fille&|160;!

–&|160;Bon père, – dit Gaëlo à Eidiol, – quandavez-vous donc quitté la Bretagne pour venir à Paris&|160;?

–&|160;Ton grand-père Ewrag avait deux frères,comme lui fils de Vortigern. Lorsque, après la funeste divisiondont tu parles, Ewrag abandonna la Bretagne pour aller vivre aupays des North-mans, ses deux frères Rosneven etGomer (ce dernier fut mon aïeul), continuèrent d’habiterle berceau de notre famille près des pierres sacrées deKarnak&|160;; NOMINOÉ, JUDICAËL, ALLAN-BARBE-FORTE, furent tour àtour élus chefs des chefs de l’Armorique. Plus d’une fois encoreles armées des Franks envahirent et ravagèrent notre pays, mais ilsne purent y établir leur conquête d’une manière durable comme dansles autres contrées de la Gaule&|160;; l’influence druidique,quoique abâtardie par la religion de Rome, entretint longtempsencore chez nos rudes populations la haine de l’étranger.Malheureusement les perfides conseils des prêtres catholiques etl’exemple des seigneurs Franks devenus peu à peu possesseurshéréditaires des terres et des hommes de la Gaule par droit deconquête, eurent une funeste influence sur les chefs Bretons&|160;;élus d’abord librement par les peuples libres, selon l’antiquecoutume gauloise, en raison de leur vaillance, de leur sagesse etde leur patriotisme, ces chefs nés de l’élection voulurent rendrele pouvoir héréditaire dans leurs familles, ainsi que les seigneursdes autres provinces de la Gaule. Les prêtres catholiques, indignescomplices de toutes les usurpations dont ils profitent, s’unissantaux chefs bretons pour accomplir cette grande iniquité, prêchèrent,ordonnèrent aux peuples la soumission à ces nouveaux seigneurs,comme ils avaient ordonné la soumission envers Clovis et sesLeudes. Peu à peu la Bretagne perdit ses vieilles franchises&|160;;les chefs, jadis électifs et temporaires, devenus héréditaires ettout-puissants à l’aide du clergé, enlevèrent aux peuples bretonspresque toutes leurs libertés&|160;; mais du moins jamais ils neles ont jamais jusqu’ici dégradés à ce point de les traiter enesclaves ou en serfs&|160;; l’on peut encore se croire libre enBretagne&|160;! si l’on songe à l’horrible servitude qui écrase lesautres pays de la Gaule, et du moins les seigneurs de l’Armoriquesont de race bretonne. Des deux frères de ton aïeul, l’un, Gomer,mon grand-père, vit avec douleur et indignation cet abaissement dela Bretagne. Gomer était marin&|160;; établi au port de Vannescomme Albinik, l’un de nos ancêtres qui, par point d’honneur,épargna la flotte de César, Gomer naviguant sur toute la côte,faisait souvent les voyages d’Angleterre et portait aussi deschargements jusqu’aux embouchures de la Somme et de la Seine. Unefois il remonta ce fleuve jusqu’à Paris&|160;; son métier de marinle mit en rapport avec le doyen de la corporation des nautonniersparisiens qui avait une fille belle et sage&|160;; mon aïeull’épousa&|160;; mon père naquit de cette union. Il fut marinier,j’ai fait le même métier&|160;; ma vie a été jusqu’ici aussiheureuse qu’elle peut l’être en ces tristes temps. Deux malheursseulement m’ont frappé&|160;: la mort de ma pauvre Marthe que j’aiperdue hier, et il y a trente ans, la disparition d’une fille, lapremière née de mes enfants&|160;; elle s’appelait Jeanike.

–&|160;Et comment a-t-elle disparu&|160;?

–&|160;Ma femme, alors malade, avait confiécette enfant à l’une de nos voisines pour la conduire à lapromenade hors de la Cité. Jamais nous n’avons revu ni la voisineni ma fille.

–&|160;Heureusement les enfants qui vousrestent ont dû rendre votre chagrin moins cruel, – repritGaëlo&|160;; – et n’avez-vous pas eu de nouvelles de la branche denotre famille restée en Bretagne&|160;?

–&|160;Hélas&|160;! aucune&|160;; seulementj’ai su par un voyageur que la tyrannie des seigneurs bretonshéréditaires sur ces hommes qu’ils appellent leurs sujetset qui autrefois étaient leurs égaux, s’augmente de plus enplus&|160;; les prêtres catholiques dominent en maîtres dansl’Armorique. Cette double oppression me semble à moi encore plusinique que celle des Franks&|160;; n’est-il pas odieux de subirl’oppression des hommes de notre race, de notre sang&|160;? Aussi,ai-je comme mon père perdu tout espoir et tout désir de retourneren Bretagne&|160;!

–&|160;Eidiol, – reprit Gaëlo en ramassant lefer de la flèche que le vieillard avait laissé tomber à terre,après l’avoir extrait de la blessure du jeune pirate, – gardez cefer de flèche, il augmentera le nombre des reliques denotre famille, si vous retrouvez jamais ceux de nos parents qui,habitant peut-être encore la Bretagne, ont conservé sans doute leslégendes de nos aïeux.

Un tumulte, d’abord lointain, puis de plus enplus rapproché, interrompit Gaëlo. Bientôt l’on entendit le pas deschevaux et le cliquetis des armures. Rustique courut entr’ouvrir leventail mobile et supérieur de la porte d’entrée, regarda en dehorset se retournant, dit à demi-voix&|160;: – C’est le ComteRoth-bert, il passe avec ses hommes et l’archevêque de Rouen&|160;;il revient sans doute des remparts et retourne à son châtelet.

–&|160;Bon père, – dit vivement Gaëlo enrebouclant son brassard, car pendant son entretien avec levieillard, Guyrion et Rustique-le-Gai avaient achevé le pansementde la blessure du pirate&|160;; – bon père, vous m’avez promis deme conduire, moi et ma compagne, au palais du Comte de Paris&|160;;venez, le temps presse, j’ai hâte d’accomplir ma mission… elle estétrange.

–&|160;Cette mission, – dit Eidiol, – quelleest-elle&|160;?

–&|160;La belle Shigne va signifier au Comteque Rolf, le pirate north-man, veut épouser Ghisèle, fille deKarl-le-Sot, roi des Français, et moi je vais signifier au comteque Rolf veut en dot la Neustrie.

Eidiol resta un moment muet de stupeur, tandisque Rustique-le-Gai s’écriait en riant aux éclats&|160;: –Quoi&|160;! ce vieux brigand de Rolf a suivi mes conseils&|160;!Par l’œil qui manque à ce vilain borgne&|160;! je ne me croyais passi bon conseiller&|160;!

–&|160;Ô vengeance divine et sainte&|160;! –s’écria Eidiol, – comme elles finissent ces races royales issues dela conquête&|160;! L’un des descendants de Joël a refusé d’être legeôlier du dernier rejeton de Clovis, et c’est encore un de tesdescendants, ô Joël, qui va dire au rejeton dégénéré deKarl-le-Grand, cette seconde lignée de nos conquérants&|160;:«&|160;Donne ta fille à un vieux pirate souillé de tous les crimeset abandonne-lui l’une des plus belles provinces qui te restent,sinon, tremble pour ta couronne&|160;!&|160;»

Quelques instants après, la belle Shigne etGaëlo, ayant endossé par-dessus leurs armures les casaques àcapuchon des mariniers parisiens, se rendaient au château du ComteRoth-bert, guidés par Eidiol.

*

* *

L’un des pavillons de la résidence royale deCompiègne servait d’habitation à Ghisèle, fille deKarl-le-Sot, roi des Franks&|160;; elle se tenaitd’habitude avec ses femmes dans la grande salle du premierétage&|160;; une haute et étroite fenêtre garnie de petits vitraux,percée dans une muraille de dix pieds d’épaisseur, s’ouvrait sur lasombre et immense forêt au milieu de laquelle s’élevait le châteaude Compiègne. Ghisèle, ce matin-là, travaillait à un morceau detapisserie&|160;: elle venait d’atteindre sa quatorzièmeannée, Karl-le-Sot, marié à seize ans, ayant été père àdix-sept&|160;: la figure de Ghisèle était enfantine etdouce&|160;; sa nourrice, femme d’environ trente-six ans, se tenaitauprès d’elle, lui donnant les laines de couleurs variées dont seservait la jeune princesse pour son travail. À ses pieds, sur unescabeau, se tenait Yvonne, sa sœur de lait&|160;; plus loinquelques filles assises sur leurs talons, filaient leur quenouilleou s’occupaient de divers ouvrages de lingerie.

–&|160;Jeanike, – disait Ghisèle à sanourrice, – mon père vient toujours m’embrasser chaque matin, et iln’est pas encore venu&|160;? voici pourtant le soleil déjàhaut.

–&|160;Je vous l’ai dit, le Comte Roth-bert etle seigneur Francon, archevêque de Rouen[23], accompagnés d’une nombreuse escorte,sont arrivés cette nuit de Paris&|160;; le chambellan est allééveiller le roi votre père, et depuis quatre heures du matin ils’entretient avec le seigneur Comte et le seigneur archevêque.

–&|160;Ce voyage de nuit m’inquiète&|160;:pourvu qu’il ne s’agisse pas d’une mauvaise nouvelle&|160;?

–&|160;Quelle mauvaise nouvelle y a-t-il àcraindre&|160;? croirait-on pas que les North-mans sont àParis, comme dit le proverbe&|160;? – reprit la nourrice ensouriant et haussant les épaules&|160;; – ne vous alarmez donc pasainsi, chère fille.

–&|160;Je sais, Jeanike, que les North-mans nesont pas à Paris. Dieu nous sauve de ces pirates maudits&|160;!

–&|160;Le chapelain assurait l’autre jour, –reprit Yvonne, – qu’ils ont des pieds de bouc et sur la tête descornes de bœuf.

–&|160;Tais-toi&|160;! tais-toi&|160;! –reprit Ghisèle en frissonnant, – ne parle pas de ces païens, leurnom seul me fait horreur&|160;! Hélas&|160;! n’ont-ils pas faitmourir ma mère&|160;!

–&|160;Il est vrai, – reprit tristement lanourrice. – Ah&|160;! ce fut une nuit fatale que celle où cesdémons, conduits par Rolf le damné, attaquèrent le château deKersy-sur-l’Oise, après avoir remonté cette rivière. Lareine votre mère vous nourrissait&|160;; elle ressentit une telleépouvante que son sein tarit, et elle mourut. De ce moment vousavez partagé mon lait avec ma petite Yvonne. J’avais étéjusqu’alors très-malheureuse&|160;; enfant trouvée, vendue toutepetite à l’intendant du domaine royal de Kersy, mon sort s’estamélioré lors que je suis devenue votre nourrice, et mon fils aînéGermain est devenu l’un des serfs forestiers des bois deCompiègne.

–&|160;Ah&|160;! nourrice, – reprit ensoupirant Ghisèle, dont les yeux se remplirent de larmes, – chacuna ses peines&|160;! Je suis fille de roi, mais je n’ai plus demère&|160;; aussi par pitié ne prononce jamais devant moi le nomdes North-mans&|160;! ces monstres qui m’ont privée des tendressesmaternelles&|160;!

–&|160;Allons, chère fille, ne pleurez pasainsi, – dit affectueusement Jeanike, en essuyant les yeux deGhisèle, tandis que sa sœur de lait, agenouillée sur son escabeau,ne pouvant non plus retenir ses pleurs, regardait la jeuneprincesse d’un air navré.

À ce moment, le rideau qui remplaçait la portede la chambre se souleva, et le roi des Français Karl-le-Sot,entra. Ce descendant de Karl, le grand empereur, avait alorstrente-deux ans&|160;; ses yeux à fleur de tête, sa lèvreinférieure presque toujours pendante, son menton rentré, donnaientà sa physionomie une apparence si stupide, si épaisse, qu’à la mineon l’eût surnommé le Sot&|160;; ses longs cheveux, symbolede race royale, encadraient sa figure bouffie terminée par unebarbe clair-semée&|160;; il semblait profondément abattu, et ditbrusquement à Jeanike&|160;: – Dehors nourrice, dehors tout lemonde&|160;! – Le roi resta seul avec Ghisèle, qui l’embrassatendrement, cherchant dans sa présence une consolation aux péniblespensées que venait d’éveiller le souvenir de sa mère. Karl-le-Sotse prêta aux caresses de sa fille et lui dit&|160;: – Bonjour,enfant, bonjour&|160;; mais pourquoi pleurer&|160;? tes yeux sontrouges de larmes&|160;?

–&|160;Ce n’est rien, mon bon père&|160;;j’étais triste, votre vue me fait oublier mon chagrin. Vous veneztard ce matin&|160;? ma nourrice m’a dit que cette nuit le Comte deParis est arrivé avec le seigneur archevêque de Rouen&|160;? – Leroi fit, en soupirant, un signe de tête affirmatif. – Ils ne vousont pas, je l’espère, apporté de fâcheuses nouvelles&|160;?

–&|160;Hélas&|160;! – répondit Karl-le-Sot ensoupirant de nouveau et hochant la tête, – elles seraient fortdésastreuses, ces nouvelles, si je n’acceptais point certainesconditions&|160;!

–&|160;Et ces conditions, sera-t-il en votrepouvoir de les remplir&|160;? – Ghisèle, en disant ces mots,regarda son père d’un air si naïf, si doux, que Karl, sot, mais nonpoint méchant, parut troublé, attendri, baissa les yeux devant safille, et répondit en balbutiant&|160;:

–&|160;Ces conditions&|160;! ah&|160;! cesconditions, elles sont dures&|160;!… oh&|160;! très-dures&|160;!…Mais enfin… que faire&|160;? j’aurais beau vouloir regimber&|160;;on me force… Que veux-tu que je fasse, moi, si l’on meforce&|160;?

–&|160;On force votre volonté, à vous, monpère, à vous, le roi des Français&|160;?

–&|160;Le roi des Français, moi&|160;! –s’écria Karl avec amertume et colère. – Est-ce qu’il y aaujourd’hui un roi des Français&|160;? Ce sont les comtes, lesduks, les marquis, les évêques, les abbés, qui sont rois&|160;!Est-ce que depuis un siècle, grâce à notre faiblesse, les seigneursne se sont pas tous rendus maîtres et souverains héréditaires descomtés, des duchés, qu’ils devaient seulement gouverner en notrenom&|160;? C’est vrai cela, Ghisèle&|160;; enfin, voyons, dis-moiqui règne dans le Vermandois… est-ce moi&|160;? Non, c’est lecomte Héribert… Qui règne sur le pays de Melun, est-cemoi&|160;? Non, c’est le comte Errenger&|160;; et sur lepays de Reims&|160;? c’est l’archevêque Foulques&|160;; eten Provence&|160;! c’est le duk Louis-l’Aveugle&|160;; eten Lorraine&|160;? c’est le duk Louis&|160;IV&|160;; et enBourgogne&|160;? c’est le duk Rodulf&|160;; et enBretagne&|160;? c’est le duk Allan… Oui, oui, c’est ainsique ces brigands-là, et tant d’autres larrons, grands ou petits,nous ont dépouillé, province à province, pièce à pièce, du royalhéritage de nos pères… Je te dis cela, mon enfant, pour te fairecomprendre que si dures que soient les conditions qu’on m’impose,il me faut, hélas&|160;! les subir. Les seigneurs commandent,j’obéis&|160;; est-ce que je peux leur résister&|160;? Ne sont-ilspas retranchés dans leurs châteaux forts, dont ils ont hérissé laGaule, malgré les ordres de mes ancêtres&|160;; c’est à peine sij’ai assez de soldats pour défendre le peu de territoire qui mereste&|160;; car enfin, sur quoi est-ce que je règne aujourd’hui,moi, descendant de Karl-le-Grand, ce redoutable empereur quirégnait sur le monde&|160;? Je n’ai plus la centième partie de laGaule&|160;! Mais dame, non&|160;; fais mon compte, Ghisèle, faismon compte, tu verras qu’il ne me reste rien que l’Orléanais, laNeustrie, le pays de Laon, et mes domaines de Compiègne, deFontainebleau, de Braine et de Kersy. Comment veux-tu qu’avec sipeu de puissance je résiste aux seigneurs, et que je dise non,quand ils ordonnent&|160;? – Puis, frappant du pied avec colère,Karl-le-Sot fermant les poings s’écria&|160;: – Oh&|160;! ma pauvreGhisèle&|160;! si nous avions pour nous défendre notre ancêtre,Karl-le-Grand, on ne nous ferait pas ainsi la loi, va&|160;!oh&|160;! ce vaillant empereur, comme il les écraserait dans leursrepaires fortifiés, ces insolents seigneurs&|160;! eux quiaujourd’hui me forcent de te… – Puis, n’osant achever, de crainted’épouvanter sa fille, le malheureux s’écria en gémissant&|160;: –Hélas&|160;! hélas&|160;! je n’ai ni courage, ni volonté, nipouvoir&|160;! Ils m’appellent le Sot&|160;! ils ont raison, –ajouta le roi avec accablement et en pleurant. – Oui, oui, je suisun sot&|160;! mais un pauvre sot bien à plaindre&|160;! en cemoment surtout… mon enfant&|160;!

–&|160;Mon bon père&|160;! – reprit Ghisèle ense jetant au cou du roi tout en larmes, – ne vous affligez pasainsi&|160;; ne vous restera-t-il pas toujours assez de domainespour y vivre en paix avec votre fille, qui vous chérit, et vosserviteurs, qui vous aiment&|160;?

Le roi regarda fixement Ghisèle, et essuyantses yeux du revers de sa main, il lui dit d’une voix entrecoupée desanglots&|160;: – Sais-tu ce que cette nuit le Comte Roth-bert… –Puis, s’interrompant, il ajouta avec une explosion de vainecolère&|160;: – Oh&|160;! cette race des Comtes de Paris, jel’abhorre&|160;! ils nous ont encore, ceux-là, volé la duché deFrance… Tiens, crois-moi, chère petite, ces gens-là sont nosennemis les plus dangereux&|160;! tu verras qu’un beau jour ceRoth-bert me détrônera tout à fait, comme son frère Eudes a détrônéKarl-le-Gros&|160;! Ô race félonne, audacieuse et pillarde&|160;!avec quel bonheur je t’exterminerais, si j’avais la force deKarl-le-Grand&|160;! Mais je suis sans courage… je n’ose passeulement les faire tuer&|160;; ils le savent bien. Aussi memettent-ils sous leurs pieds&|160;! – ajouta le roi ensanglotant.

–&|160;Je vous en conjure, mon tendre père,chassez ces sinistres pensées… Mais que vous a-t-il dit ce méchantComte de Paris&|160;?

–&|160;Il m’a dit d’abord que les North-mansétaient devant Paris&|160;!

–&|160;Les North-mans&|160;! – s’écria Ghisèleavec épouvante, en devenant pâle et frissonnant de tout son corps.– Les North-mans devant Paris&|160;! oh&|160;! malheur&|160;!malheur à nous&|160;! – Et elle cacha dans ses mains son visagelivide baigné de larmes, tandis que le roi, n’osant lever les yeuxsur elle, reprenait avec un embarras mortel, hésitant, balbutiant àchaque mot&|160;:

–&|160;Le Comte de Paris m’a donc appris queles North-mans étaient devant la cité. Moi, je lui ai dit&|160;:«&|160;Que veux-tu que je fasse à cela&|160;? je n’ai point desoldats, point d’argent&|160;; vous autres seigneurs, vous êtesmaîtres de presque toute la Gaule, conquête de mes ancêtres,défendez vos possessions, ça vous regarde.&|160;» Sais-tu laréponse de cet audacieux Comte de Paris&|160;?

–&|160;Non, mon père, – reprit Ghisèle d’unevoix étouffée par les sanglots et la terreur insurmontable que luicausait l’approche des pirates.

–&|160;Roth-bert m’a répondu&|160;: «&|160;LesNorth-mans menacent de mettre Paris à feu et à sang, de ravager denouveau la Gaule&|160;; on ne peut leur résister. La plupart desvilains et des serfs, lorsqu’ils ne se joignent pas à ces démonspour piller, refusent de les combattre&|160;; nos guerriers, à nousautres seigneurs, sont en trop petit nombre pour résister auxpirates&|160;; il faut traiter avec eux.&|160;» Alors, tu conçois,ma petite Ghisèle, j’ai dit au Comte&|160;: «&|160;Eh bien, traite,c’est ton affaire, puisque ces païens assiègent ta cité de Paris etsont au cœur de ta duché de France. – Ainsi, ai-je fait, – m’arépondu Roth-bert. – j’ai traité en ton nom avec les envoyés deRolf, le chef des North-mans.&|160;»

–&|160;Quoi&|160;! mon père, il vitencore&|160;! – murmura Ghisèle en joignant les mains avec horreur,– ce pirate souillé de tant de crimes, de tant de sacrilèges, cemonstre qui a causé la mort de ma mère&|160;! il vitencore&|160;!

–&|160;Hélas&|160;! oui, il vit encore pournotre désolation à tous deux, chère fille&|160;; car ce damnéRoth-bert, afin de sauver sa cité de Paris et sa duché de Francedes griffes de ce vieux brigand, a promis en mon nom que je luiabandonnerais la Neustrie… la Neustrie, la meilleure province quime reste, et de plus…

Mais comme le roi hésitait à achever saphrase, Ghisèle, essuyant ses larmes, lui dit presquemachinalement&|160;: – Et de plus, qu’exige-t-on encore, monpère&|160;?

Karl garda le silence, tressaillit&|160;;puis, surmontant l’imbécile faiblesse de son caractère, il s’écriaen fondant en larmes&|160;: – Non, non, je ne veux pas&|160;! sisot que je sois, cela ne sera pas… non, au moins une fois dans mavie, j’agirai en roi&|160;! – Et serrant sa fille entre ses bras,il la couvrit de larmes et de baisers en lui disant&|160;: – Non,non, il ne l’aura pas ma Ghisèle, ce vieux brigand&|160;! lui,t’épouser… toi, petite-fille de Karl-le-Grand… toi, une enfant dequatorze ans à peine… Tiens, plutôt que de te voir la femme deRolf, je te tuerais… et moi ensuite…

Ghisèle écoutait son père presque sans lecomprendre, croyant à l’égarement de l’esprit de ce malheureux.Elle le contemplait avec un mélange de doute et de stupeur,lorsqu’un nouveau personnage entra dans la salle&|160;; cet hommeétait Francon, archevêque de Rouen. Sa figure impassible,froide et dure, ressemblait à un masque de marbre&|160;; ils’avança lentement jusqu’auprès de Ghisèle et du roi qui setenaient encore étroitement embrassés, puis il dit de sa voix âpreet brève, en indiquant du geste le rideau derrière lequel ils’était tenu jusqu’alors caché. – Karl, j’étais là, j’ai toutentendu.

–&|160;Tu m’épiais, – s’écria le roi, – tu asosé m’épier&|160;?

–&|160;Je me défiais de ta faiblesse&|160;;après notre entretien avec Roth-bert, je t’ai suivi, j’ai toutentendu. – Puis s’adressant à la jeune fille qui éperdue étaitretombée sur son siège et frissonnait de tous ses membres,l’archevêque de Rouen ajouta d’une voix solennelle,menaçante&|160;: – Ghisèle, écoute-moi&|160;; ton père t’a ditvrai, il n’est plus roi que de nom&|160;; le peu de territoire dontil demeure encore maître est comme sa couronne à la merci desseigneurs franks&|160;; ils le détrôneront quand il leur plaira, demême qu’ils ont détrôné Karl-le-Gros, et couronné il y a vingt-cinqans Eudes, Comte de Paris.

–&|160;Oui, oui… et il se trouvera encore unévêque pour sacrer le nouvel usurpateur, comme il s’en est trouvéun pour sacrer le Comte Eudes, n’est-ce pas, Francon&|160;? –s’écria Karl-le-Sot avec amertume. – Telle est la gratitude desprêtres envers la descendance de ces rois franks qui ont rendul’Église si puissante et si riche&|160;!

–&|160;L’Église ne doit rien aux rois et ilslui doivent la rémission de leurs péchés&|160;! – réponditdédaigneusement l’archevêque&|160;; – si les rois ont beaucoupdonné à l’Église ici-bas, ils ont reçu au centuple dans le ciel etpour l’éternité&|160;; écoute donc mes paroles, Ghisèle… –L’infortunée ne répondit pas, elle ne voyait plus, n’entendaitplus&|160;; à demi morte de terreur, elle poussait de temps à autreun douloureux gémissement. Le prélat jetant un regard dominateur etcourroucé sur le roi qui tâchait en vain de ranimer sa fille,reprit&|160;: – Ghisèle, prends garde&|160;! si par suite de tonrefus ou celui de ton père les païens north-mans recommençaient enGaule la guerre terrible, sacrilège, à laquelle ils ont promis demettre fin dans le cas où ton père accorderait à leur chef Rolf, tamain et la Neustrie&|160;! ton père et toi vous seriez seulsresponsables des maux affreux qui de nouveau désoleraient notrepays&|160;!

–&|160;Francon, écoute-moi à ton tour, –reprit Karl-le-Sot d’une voix suppliante, tandis que sa fille, sonvisage caché dans ses mains, ne pouvait contenir ses plaintesdéchirantes, – saint archevêque, un mot seulement&|160;: lesseigneurs, tu l’as dit, sont plus rois que moi&|160;; ils ont commemoi des provinces et des filles&|160;; que ne donnent-ils à Rolfune de leurs provinces et une de leurs filles&|160;?

–&|160;Rolf veut la Neustrie… et la Neustriet’appartient&|160;; Rolf veut Ghisèle… et Ghisèle est ta fille.

–&|160;Moi épouser ce monstre qui a faitmourir ma mère&|160;! – s’écria Ghisèle, – non, jamais&|160;!oh&|160;! jamais&|160;!… j’aime mieux mourir&|160;!

–&|160;Alors malédiction sur toi en ce mondeet dans l’autre&|160;! – s’écria l’archevêque d’une voixtonnante&|160;; – le sang qui va couler dans ces guerres impiesretombera sur ton père et sur toi, car ce sang vous pouviezl’empêcher de couler&|160;! ces dévastations sacrilèges des saintslieux, ton père et toi vous en répondrez devant Dieu, car cessacrilèges vous pouviez les empêcher&|160;! ces crimes abominablesvous les expierez ici-bas par l’excommunication, et après cette viepar les flammes éternelles. Oui, Karl, entends-tu&|160;?l’excommunication&|160;! damné en ce monde&|160;! tous te fuirontcomme un objet d’horreur&|160;; tous seront envers toi déliés del’obéissance. L’Église qui t’avait sacré roi te déclarera maudit etdéchu du trône&|160;!

La terreur de Karl-le-Sot était à soncomble&|160;; tombant à genoux devant le prêtre catholique, iljoignit les mains et s’écria&|160;: – Grâce&|160;! grâce, saintévêque&|160;! je donnerai à Rolf la Neustrie, apaise-toi&|160;;mais ma fille&|160;? vois&|160;! elle est quasi folle et mourante àla seule pensée d’épouser Rolf, ce vieux brigand souillé demeurtres, de sacrilèges&|160;! Et toi, un saint homme de Dieu, tume menaces d’excommunication, si je ne donne pas à ce scélérat mafille en mariage&|160;! mais elle a quatorze ans à peine&|160;!Quatorze ans&|160;! c’est déjà presque un crime de marier uneenfant de cet âge&|160;; et puis si timide, si craintive,hélas&|160;! la mettre dans le lit de ce monstre, c’est latuer&|160;! – Et le malheureux sanglotait, les mains jointes&|160;:– Grâce&|160;! grâce&|160;! comment peux-tu me menacer des peineséternelles parce que je refuse de livrer mon enfant à un bandit quel’Église a cent fois maudit, excommunié pour ses crimesabominables&|160;?

–&|160;Rolf recevra le baptême&|160;! –répondit l’archevêque de Rouen d’une voix solennelle&|160;; – l’eaulustrale effacera ses souillures, c’est vêtu de la robe blanche ducatéchumène, symbole de l’innocence, qu’il entrera dans le litnuptial.

–&|160;Au secours&|160;! nourrice, ausecours&|160;! ma fille se meurt&|160;! – s’écria Karl-le-Sot, enserrant convulsivement entre ses bras Ghisèle, qui venait des’évanouir, pâle et glacée comme une morte.

*

* *

La ville de Rouen était ce jour-làtrès-animée&|160;; la foule, encombrant les rues, se dirigeait entumulte vers la basilique dont les cloches sonnaient à toute volée.Parmi ceux qui se rendaient aux abords de l’église, se trouvaientEidiol, sa fille Anne-la-Douce, Guyrion-le-Plongeur etRustique-le-Gai&|160;; partis de Paris l’avant-veille, ils avaientdescendu la Seine jusqu’à Rouen, dans le bateau du doyen desmariniers parisiens&|160;; navigation de plaisir etd’utilité&|160;: Eidiol, en amenant à Rouen un chargement demarchandises, venait assister au mariage de la fille deKarl-le-Sot, roi des Français, avec Rolf, chef des North-mans,désormais duk souverain de Neustrie qui prenait le nom deNorth-mandie. Telle était la juste indifférence de notrepauvre peuple de vilains et de serfs pour la forme de son joug, quele populaire de Rouen, capitale de la Neustrie, devenueNorth-mandie, se réjouissait presque de voir cette grande provinceau pouvoir des pirates&|160;; le populaire jouissait encore de lacruelle humiliation de ce roi descendant des conquérants de notremère-patrie, avili, méprisé par les seigneurs de sa race, forcé pareux et par le clergé catholique de donner sa fille au vieux Rolf.Eidiol et sa famille partageaient le sentiment de tous et sehâtaient d’arriver sur la place de la basilique afin d’assister audéfilé du cortège nuptial&|160;; Anne donnait le bras à son père età son frère&|160;; Rustique les précédait, tâchant de leur frayerun passage à travers la multitude de plus en plus compacte auxabords de la cathédrale&|160;; la famille d’Eidiol parvint àl’angle d’une rue qui débouchait sur la place. – Maître Eidiol, –dit Rustique, – voici près de cette maison une borne, faites-ymonter Anne, elle verra de coin le cortège.

–&|160;Non, Rustique, – répondit timidement lajeune fille, – je n’oserais.

–&|160;Montes-y toi, Rustique, – dit levieillard&|160;; – si nous ne pouvons voir par nos yeux, nousverrons par les tiens&|160;; moi et mon fils nous allons resterauprès d’Anne.

À ce moment le bruit lointain des clairons sejoignit au tintement redoublé des cloches, et une grande clameurcourut dans la foule. – Voici le cortège, s’écria Rustique, – ildébouche dans la place, des sonneurs de clairons à cheval ouvrentla marche, puis viennent des cavaliers franks, armés de lances auxbanderoles flottantes&|160;; ils portent suspendus à leur cou desboucliers peints et dorés. Ah&|160;! voici les pirates north-manscouverts de leurs armures, et l’étendard du vieux Rolf&|160;; onvoit sur ce drapeau un corbeau de mer les serres et le bec ouverts.Pousse ton cri de triomphe, vieux corbeau de mer&|160;! ta proieest belle&|160;: une province de la Gaule et la fille d’unroi&|160;!

–&|160;Ah&|160;! Rustique, pouvez-vousplaisanter ainsi&|160;! – dit Anne-la-Douce d’un ton de triste etaffectueux reproche, – pauvre petite Ghisèle&|160;! épouser cevieux monstre&|160;! La voyez-vous d’ici, Rustique, cetteinfortunée&|160;?

–&|160;Non, pas encore&|160;; voici maintenantles femmes pirates&|160;; oh&|160;! qu’elles sont fières sous leursarmures de mailles d’acier ayant au bras leurs boucliers couleurd’azur&|160;! Ce sont maintenant les seigneurs de la suite du Comtede Paris, avec leurs longues robes brodées d’or et garnies defourrures. Tiens, ils s’arrêtent soudain&|160;; ils se retournentavec inquiétude&|160;; que se passe-t-il donc&|160;? – EtRustique-le-Gai s’appuyant à la muraille se dressa sur la pointedes pieds afin de voir de plus loin&|160;; au bout d’un instant ils’écria&|160;: – Oh&|160;! la pauvrette&|160;! Anne, vous aviezraison, quoique fille de roi elle est à plaindre.

–&|160;Est-ce de Ghisèle que vous parlez,Rustique&|160;? – dit la jeune fille, – que lui est-ilarrivé&|160;?

–&|160;Elle s’avançait soutenue sur le bras deKarl-le-Sot, plus pâle qu’une morte sous sa robe blanche defiancée, lorsque soudain les forces lui ont manqué tout à fait, etsans plusieurs seigneurs qui l’ont soutenue elle tombait évanouiesur le sol.

–&|160;Ah&|160;! mon père, – dit Anne-la-Douceà Eidiol, les yeux humides de larmes, – le sort de cette infortunéen’est-il pas affreux&|160;?

–&|160;Affreux, oui, et moins affreux pourtantque le sort de ces milliers de femmes de notre race qui ont étéviolentées par les seigneurs franks ou les gens d’église leurscomplices&|160;! Sortant de la couche de leurs maîtres, ellesretournaient aux écrasants labeurs de la servitude, avilies,battues, achetées, vendues comme bétail, mourant à la peine ou sousles coups, ignorant les saintes joies de la famille, dépravées,abruties par l’esclavage. Telle est, depuis des siècles, telle estencore la condition de ces infortunées. Va, mon enfant, pour unefille de roi qui souffre, combien de milliers de femmes de notrerace jadis libre, sont mortes dans les tortures de la chair et del’âme&|160;!

–&|160;Hélas&|160;! mon père, cette pauvrefille de roi est innocente de ces maux&|160;!

–&|160;Ma sœur, – reprit Guyrion, – et cesmilliers de femmes dont te parle mon père, avaient-elles méritéleurs tortures&|160;?

–&|160;Maître Eidiol, – reprit Rustique, qui,toujours debout sur la borne, était resté étranger à l’entretienprécédent, – la fille de Karl-le-Sot a repris ses sens, elles’avance soutenue par son père et par le Comte de Paris. VoiciRolf&|160;; il porte, sur son armure de guerre, une longue chemiseblanche…

–&|160;Symbole de l’innocence qu’il doit aubaptême, – reprit Guyrion en haussant les épaules. – C’est d’un bonexemple pour les scélérats&|160;: souillez-vous de tous les crimes,endossez par là-dessus une chemise blanche, tout est dit, vous êtesabsous.

–&|160;Mais l’Église vend ces chemises-là pluscher que les marchands de toile, – répondit Rustique-le-Gai&|160;;puis, continuant de regarder au loin, il reprit&|160;: – DerrièreRolf viennent notre parent Gaëlo et la belle Shigne&|160;; lecortège se remet en marche vers la basilique. Le clergé catholiqueayant à sa tête l’archevêque Francon, sort et s’arrête sous leportail. Ah&|160;! maître Eidiol, je suis ébloui, les pierreriesétincellent sur les chappes d’or&|160;! sur les mitres d’or&|160;!sur les crosses d’or&|160;! ce n’est qu’or, rubis, perles,émeraudes&|160;! la grande croix que l’on porte devant le clergéest aussi d’or, elle ruisselle de pierres précieuses&|160;!

–&|160;Ton sang seul ruisselait sur ta croixde bois, instrument de ton supplice, ô jeune homme deNazareth&|160;! – dit Eidiol, – ô Jésus&|160;! ouvriercharpentier&|160;! l’ami des pauvres en haillons, toi que notreaïeule Geneviève a vu mettre à mort à Jérusalem par les princes desprêtres, non moins splendidement vêtus que ces évêques&|160;!

–&|160;Ah&|160;! que de pain pour ceux qui ontfaim&|160;! que de vêtements pour ceux qui ont froid, l’onachèterait avec la mitre et la chappe d’or de l’un de ces nouveauxprinces des prêtres&|160;! – dit Rustique-le-Gai&|160;; – mais cespieux fainéants ne connaissent d’autres privations que cellesqu’ils font subir aux pauvres gens&|160;! – Puis, prêtantl’oreille, Rustique ajouta&|160;: – Entendez-vous, maître Eidiol,entendez-vous le chant du clergé&|160;? le son des orguesportatives&|160;? les clairons sonnent et résonnent&|160;! lescloches redoublent de fracas. Le roi, sa fille et le vieux Rolfentrent sous le portail de la basilique&|160;; les encensoirs d’orfument&|160;! se lèvent et s’abaissent, leur vapeur embaumée montevers le ciel&|160;!

–&|160;Les voilà toujours ces prêtres de Rome– s’écria le vieillard, – ils ont encensé Clovis, ils ont encenséle père de Karl-le-Grand qui détrôna la race de Clovis&|160;! etaujourd’hui voilà qu’ils encensent Rolf le pirate, Rolf lemeurtrier, Rolf le sacrilège&|160;!

–&|160;Que voulez-vous, maître Eidiol&|160;! –dit Rustique-le-Gai, – les prêtres encenseraient Satan, si Satanpayait l’encens&|160;!

*

* *

Le mariage de Rolf et de Ghisèle a été béni,consacré dans la somptueuse basilique de Rouen par l’archevêqueFrancon&|160;; l’union de Shigne et de Gaëlo, quoiqu’ils n’eussentaucun souci de cette bénédiction, a aussi été bénie par ceprélat&|160;; la cérémonie à peine achevée, Ghisèle, succombant àune nouvelle défaillance, a été emportée dans les bras de sesfemmes&|160;; Rolf, Karl-le-Sot, le Comte de Paris et les seigneursde leur suite se sont rendus dans l’immense salle du chapitre del’archevêché de Rouen. Karl-le-Sot portant sur sa tête la couronned’or des rois franks, à sa main le sceptre et traînant le longmanteau royal, monte et se tient debout sur une estrade élevée dequelques marches&|160;; à la droite de Karl et debout aussi, setiennent l’archevêque de Rouen et les évêques des diocèsesvoisins&|160;; à la gauche de Karl est Roth-bert, Comte de Paris,duc de France, ainsi que les comtes et vicomtes des pays deMontlhéry, d’Argenteuil, de Pontoise etautres seigneurs franks parmi lesquels on distingue Burchart,seigneur du pays de Montmorency, remarquable par sa grandetaille&|160;; au bas de l’estrade, en face du roi et de cetteassemblée de seigneurs et de prélats, se trouve Rolf accompagné deGaëlo, de la belle Shigne et des principaux chefs north-mans. Levieux pirate porte toujours la chemise blanche de néophytepar-dessus son amure&|160;; sa physionomie est triomphante,insolente et narquoise&|160;; Karl-le-Sot, triste, abattu, essuieses larmes à la dérobée&|160;; cet homme, malgré son imbécilefaiblesse, cet homme aime sa fille, et le sort de Ghisèlel’épouvante.

Radieux d’échapper aux nouveaux désastres queRolf menaçait de déchaîner sur la Gaule, le Comte de Paris,l’archevêque de Rouen, les autres seigneurs et prélats, savourentl’abjection de ce roi dont la lâcheté les sauve&|160;; mais siavili, si vain que soit son titre, ils le jalousent encore.L’archevêque Francon descend de l’estrade d’un pas majestueux,s’approche de Rolf et lui dit d’une voix solennelle&|160;:

–&|160;Karl, roi des Franks, a bien voulut’octroyer à toi et à tes hommes tous les champs, forêts, villes,bourgs, villages, habitants et bétail de la Neustrie…

– Si le roi que voici ne m’eût pas donné cetteprovince, je l’aurais prise, – dit Rolf en interrompant le prélat,– et à ce sujet, un mot, Francon&|160;? Tu m’as baptisé moi et meschampions, nous nous sommes (et tu sais pourquoi) laissé mettretout nus dans de grands cuveaux et asperger d’eau salée, vraiesaumure d’océan, après quoi nous avons revêtu par-dessus nosarmures une longue chemise blanche.

–&|160;C’est le sacré symbole de la pureté deton âme, lavée de toutes ses souillures par la sainte immersion dubaptême, – reprit l’archevêque d’une voix grave, – désormais tu escatholique et fils de l’Église de Rome&|160;!

–&|160;C’est dit, mais tu nous a fait payerfort cher tes cuveaux, tes chemises blanches et ton eau salée, cartu m’as demandé en retour pour l’Église toutes les terres desabbayes de mon duché de North-mandie&|160;; or c’est presque lequart de ma province&|160;!

&|160;

–&|160;Les biens de l’Église sont les biens deDieu&|160;! – répondit avec hauteur l’archevêque, – ce qui est àDieu est à Dieu, nulle puissance humaine ne peut s’enemparer&|160;!

–&|160;Prêtre&|160;! – s’écria Rolf enfronçant les sourcils et regardant Francon de travers, – ne medonne pas l’envie de chasser tes tonsurés de leurs abbayes pour teprouver une fois de plus que Rolf et ses champions prennent ougardent ce qui appartient à ton Dieu, quand ce qui appartient à tonDieu plaît à Rolf et à ses champions&|160;!

–&|160;Au diable l’homme au bonnet d’or à deuxpointes&|160;! – s’écrièrent quelques-uns des pirates nouvellementbaptisés&|160;; – quoi&|160;! nos navires regorgent encore desrichesses pillées par nous dans les abbayes et lesbasiliques&|160;! et ce prêtre vient nous parler de ce que son Dieuveut ou ne veut pas&|160;! Par le cheval blanc de notre DieuThomarog, qui en vaut bien un autre&|160;! est-ce qu’il nous prendpour des ânes, ce prêtre-là&|160;?

–&|160;Je vais lui répondre, mes champions, –reprit Rolf en se tournant vers ses pirates, et il dit àl’archevêque de Rouen&|160;: – Le vieux Rolf n’écume pas la merdepuis cinquante ans et plus, sans avoir appris que celui-là est unmaître-sot qui donne une baleine pour un hareng&|160;! Donc si j’aiconsenti à recevoir le baptême et à laisser en retour leurs abbayesà tes prêtres, c’est que tu m’as dit ceci&|160;: – «&|160;Toi ettes hommes, faites-vous catholiques, et l’Église menacera desflammes de l’enfer les serfs de la Neustrie s’ils ne se résignentpas à t’obéir et à travailler pour toi et pour tes hommes.&|160;»Je t’ai cru, Francon, parce que, vous autres gens d’église, vousêtes, je le sais, sans pareils pour châtrer les peuples&|160;;voilà l’histoire de mon baptême&|160;; maintenant tu viens memenacer au nom de ton Dieu, je reprends mes dons, reprends tachemise, – et il la dépouilla et la jeta aux pieds du prêtre&|160;;– je m’en taillerai à ma guise, et des culottes aussi, dans lesnappes d’autel de ton Dieu&|160;!

–&|160;Rolf, – dit l’archevêque, afind’apaiser le pirate, – la lumière de la foi n’a point encoresuffisamment éclairé les ténèbres où le paganisme avait plongé tonesprit&|160;; je ne te menace pas… je serai fidèle à nosconventions.

–&|160;Alors, c’est dit, – reprit lepirate&|160;; – donnant, donnant&|160;: si tes prêtres me serventbien et utilement, ils garderont leurs terres, seulement je veuxravoir par ailleurs les biens que je laisse à tes abbés. – Ets’adressant au roi qui, indifférent à cet entretien, restait muet,sombre et affligé&|160;: – Karl, tu m’as donné Ghisèle et laNeustrie, ce n’est point assez, la fille d’un roi doit être plusroyalement dotée. Ma duché de North-mandie confine à l’ouest laBretagne, je veux aussi posséder cette province[24].

–&|160;Tu la veux&|160;! – s’écriaKarl-le-Sot, sortant pour la première fois de son morne abattement,et témoignant une sorte de joie amère – Ah&|160;! tu veux laBretagne&|160;! sois satisfait, je te la donne de grand cœur, cettegracieuse province… Va, Rolf, vas-en prendre possession, et cela leplus tôt possible… Ce sera un beau jour pour moi que celui oùj’apprendrai que tu as mis le pied dans ce doux pays… Oui… oui,Rolf, crois-moi, de grand cœur je te la donne, cette docile etpaisible Armorique&|160;!

Le vieux pirate, assez surpris del’empressement du roi à lui faire une cession si considérable, seretourna vers ses hommes. Gaëlo lui dit à demi-voix&|160;:

–&|160;C’est un piège… Karl t’accorde ainsifacilement le pays des Bretons parce qu’il est imprenable.

–&|160;Il n’y a rien d’imprenable pour moi etpour vous, mes vaillants champions&|160;!

–&|160;Rolf, les Français, depuis six centsans, n’ont jamais pu s’établir en cette rude et indomptablecontrée&|160;; plusieurs fois ils l’ont envahie, vaincue… jamaisils ne l’ont soumise&|160;!

–&|160;Les North-mans dompteront ce que lesgens français n’ont pu dompter.

–&|160;Encore une fois, prends garde, – ditGaëlo. – L’Armorique sera le tombeau de tes plus vaillantssoldats.

Le vieux pirate haussa les épaules avecimpatience, et faisant deux pas vers le roi&|160;: – Ainsi, Karl,cette province est à moi… c’est dit&|160;?…

–&|160;Oui… oui, elle est à toi… et grand biente fasse, duk de North-mandie et de Bretagne&|160;!

–&|160;Rolf, – reprit Gaëlo à demi-voix, – unedernière fois, écoute mes paroles, renonce à tes prétentions surl’Armorique… elles te seraient fatales…

–&|160;Assez&|160;! – répondit le pirate avechauteur. – Rolf veut ce qu’il veut&|160;!

–&|160;Et moi, je te dis ceci, – repritfièrement Gaëlo&|160;: – De ce jour tu ne me compteras plus parmites hommes…

Le chef north-man allait demander au jeuneguerrier la cause de cette brusque résolution, lorsque l’archevêquede Rouen, s’adressant au vieux pirate, lui dit&|160;: – Karl t’ainvesti de la souveraineté des duchés de North-mandie et deBretagne, tu dois prêter foi et hommage à Karl, roi des Franks,comme à ton seigneur suzerain.

–&|160;Oh&|160;! oh&|160;! à quoi bonceci&|160;?

–&|160;C’est l’usage… Ton investiture ne seracomplète qu’après cette formalité.

–&|160;Allons, soit&|160;; maisdépêchons&|160;; car j’ai faim et grand’hâte d’aller rejoindre mafemme… Elle m’affriande fort cette royale fillette&|160;!

–&|160;Rolf, répète après moi la formuleconsacrée, – dit l’archevêque de Rouen&|160;; et il prononça lesparoles suivantes, que le chef north-man redit à mesure aprèslui&|160;: «&|160;– Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit,indivisible Trinité, moi, Rolf, duk de North-mandie et de Bretagne,je jure foi et hommage à Karl, roi des Franks, je jure de luigarder la fidélité la plus entière, de lui prêter appui en tout, dene jamais soutenir à son préjudice ses ennemis par mes armes. Jejure ceci en présence de la Majesté divine et des âmes desbienheureux, espérant la bénédiction éternelle en récompense de mafidélité, Amen&|160;![25]&|160;»

Karl-le-Sot avait écouté ce serment de foi etd’hommage avec une sombre amertume, sachant par expérience lavanité de ces formules.

–&|160;Est-ce tout&|160;? – demanda le pirateà l’archevêque&|160;; – si c’est tout je vais aller souper etembrasser ma femme.

–&|160;Il reste une dernière formalité àremplir, – reprit l’archevêque. – Tu dois, Rolf, en signe derespect, baiser le pied du roi[26].

Le pirate croyant avoir mal entendu le prélat,lui dit, après un premier moment de surprise&|160;: – Répète donctes paroles…

–&|160;Je t’ai dit que, selon l’usage, tudevais, en signe de respect, baiser le pied du roi.

À ces mots de l’archevêque de Rouen, il y eutparmi les North-mans une explosion de huées, d’imprécations, demenaces. La seule pensée de l’acte humiliant que l’on osait exigerde leur chef les révoltait. Rolf, dont le visage s’était empourpréde fureur, avait répondu à la proposition de Francon par un gestesi menaçant, que l’archevêque, effrayé, s’était vivementreculé&|160;; mais après un moment de réflexion, le pirate, calmantd’un signe les cris tumultueux de ses hommes, se rapprocha del’archevêque, et lui dit d’un air sournois et farouche&|160;: –Ainsi… je dois baiser le pied de Karl&|160;?

–&|160;Oui, l’usage veut que tu donnes au roicette marque de respect.

–&|160;Mes champions, – dit le chef north-manà ses pirates en leur faisant un signe d’intelligence, – Rolf va,selon l’usage, prouver la grandeur de son respect pour le roi desFrançais. – Puis, s’avançant gravement vers Karl, il lui dit&|160;:– Allons, donne ton pied, que je le baise…

Le pauvre sot, toujours debout sur sonestrade, au bas de laquelle se trouvait Rolf, lui tendit son pieddroit&|160;; mais le vieux bandit, saisissant, à la hauteur de lacheville, la jambe que le roi lui tendait, la tira si violemment àlui, que, perdant l’équilibre, Karl-le-Sot tomba tout de son longet à la renverse sur l’estrade[27], tandisque Rolf, riant de son gros rire, s’écriait&|160;:

–&|160;Voilà comment le duk de Normandie et deBretagne témoigne son respect au roi des Franks&|160;!

La joviale brutalité du pirate fut accueilliepar les éclats de rire et les huées des North-mans. Les seigneursfranks et les prélats, loin de songer à venger l’outrage de leurroi, de qui Rolf venait d’épouser la fille, restèrent muets,immobiles, et souriant de la honte de Karl[28]. Gaëlovit ce descendant de Karl, le grand empereur, chercher à serelever, pleurant d’humiliation et de douleur, car, dans sa chute,il s’était blessé à la tête… son sang coulait…

*

* *

Eidiol, son fils, sa fille et Rustique-le-Gai,revenus de Rouen depuis deux jours, étaient réunis le soir dansleur pauvre maison de Paris. Plus que jamais ils s’apercevaient duvide que laissait au foyer domestique la mort de Marthe, la bonneménagère. La rue est silencieuse, la nuit noire&|160;; on frappe àla porte, Rustique-le-Gai va ouvrir, et voit entrer, portant desmanteaux par-dessus leurs armures, Gaëlo et la belle Shigne. Levieux nautonnier ne s’était pas rencontré avec les deux jeunes gensdepuis la nuit où, ayant signifié au Comte de Paris les volontés deRolf, ils étaient tous deux revenus attendre, dans la maisond’Eidiol, le retour du Comte Roth-bert, parti en hâte pourCompiègne, afin d’instruire Karl-le-Sot des ordres du pirate.

– Bon père, – dit Gaëlo à Eidiol, – nousvenons, ma femme et moi, te faire nos adieux et t’apprendre unenouvelle qui réjouira ton cœur.

–&|160;Que veux-tu dire&|160;?

–&|160;Je t’ai entendu déplorer la disparitionde ta fille, la première née de tes enfants&|160;; elle n’est pasmorte… je l’ai vue…

&|160;

–&|160;Ma fille&|160;! – s’écria le vieillardavec stupeur en joignant les mains. – Quoi&|160;! Jeanikevivrait&|160;! tu l’as vue&|160;?

–&|160;Notre sœur&|160;! – dirent à la foisAnne et Guyrion. – Oh&|160;! dis, où est-elle&|160;? oùest-elle&|160;?

–&|160;Auprès de Ghisèle, femme de Rolf, dukde North-mandie.

–&|160;Jeanike&|160;! il serait vrai&|160;? –reprit Eidiol avec un bonheur et une surprise croissant. – Maiscomment se trouve-t-elle auprès de Ghisèle&|160;?

–&|160;Ta fille, selon ses vagues souvenirs, aété enlevée toute petite par ces mendiants qui volent les enfantspour en trafiquer. On l’avait vendue toute enfant à l’intendant dudomaine royal&|160;; c’est ainsi qu’elle a vécu et grandi serve, àKersy-sur-Oise. Mariée plus tard à un serf de cette résidence,Jeanike fut, comme lui, attachée à la domesticité du palais, et eutdeux enfants&|160;: un fils, à cette heure serf forestier des boisde Compiègne, et une fille qu’elle allaitait tandis que la reineallaitait Ghisèle&|160;; cette reine mourut de frayeur lors d’unedescente des North-mans à Kersy. On chercha une nourrice pour safille&|160;; Jeanike avait, je te l’ai dit, une enfant du même âgeque Ghisèle, et entre elles deux Jeanike partagea son lait.Affranchie depuis, elle n’a plus quitté la pauvre créature qui estaujourd’hui femme de Rolf.

–&|160;Quel étrange hasard&|160;! – repritEidiol avec une émotion profonde. – Mais pourquoi Jeanike net’a-t-elle pas accompagné&|160;? Ne lui as-tu pas dit que toi etmoi nous étions parents, et que je demeurais à Paris&|160;?

–&|160;Ghisèle est mourante… L’horreur que luiinspire Rolf l’a mise aux portes du tombeau&|160;; elle a suppliéta fille de ne pas la quitter… Jeanike ne pouvait refuser.

–&|160;Ah&|160;! mon père&|160;! – ditAnne-la-Douce en pleurant, – cette sœur que nous retrouvons s’estaussi apitoyée sur le sort de cette malheureuse fille deroi&|160;!

–&|160;La femme assez lâche pour partager lacouche d’un homme qu’elle hait, mérite son sort&|160;! – repritavec une fierté farouche la belle Shigne, jusqu’alors silencieuse.– Pas de pitié pour les cœurs méprisables&|160;!

–&|160;Hélas&|160;! – dit timidementAnne-la-Douce sans oser lever les yeux sur la guerrière, – quepouvait-elle faire, cette infortunée Ghisèle&|160;?

–&|160;Tuer Rolf&|160;! – répondit l’héroïne.– Et si elle ne se sentait pas la main assez ferme pour frapper untel coup, elle devait se tuer… ou dire à sa nourrice&|160;:Tue-moi&|160;!

–&|160;Gaëlo, – reprit le vieillard, – tafemme parle comme nos mères des temps passés, ces vaillantesGauloises qui, pour elles et pour leurs enfants, préféraient lamort aux hontes de l’esclavage… Mais, ma fille, comment l’as-tureconnue&|160;?

–&|160;Rolf, le jour de son mariage, aprèsavoir prêté foi et hommage au roi des Français…

–&|160;… L’a fait tomber à la renverse en letirant par le pied, – dit Eidiol en interrompant Gaëlo – Le bruitde cet outrage s’est répandu le soir même dans la cité deRouen.

–&|160;Et l’on a beaucoup ri, – repritRustique-le-Gai, – oh&|160;! l’on a beaucoup ri de cet hommageau pied levé…

–&|160;Donc, – reprit Gaëlo en souriant de lajoyeuseté du jeune marinier, – après la cérémonie de son mariage etde l’investiture de ses duchés de North-mandie et de Bretagne, Rolfalla souper, s’enivra, et lorsqu’il fut ivre, il s’écria&|160;:«&|160;Maintenant, je vais chez ma femme&|160;!&|160;» Si peupitoyable que je sois pour les races royales, le sort de Ghisèle metoucha&|160;; je fis, non sans peine, entendre à Rolf qu’il fallaitprévenir sa femme de sa venue, et, me chargeant de ce soin, je mefis conduire à l’appartement de Ghisèle&|160;; sa nourrice mereçut, je l’engageai, pour cette nuit du moins, à cacher la jeuneépousée, afin de la soustraire aux brutalités de l’ivresse de Rolf.En parlant à Jeanike, je remarquai par hasard sur ses bras, qu’elleavait demi-nus selon la coutume, ces deux mots&|160;:Brenn-Karnak.

–&|160;Maintenant, je comprends tout&|160;! –reprit Eidiol&|160;; – reconnaissant à ce signe que Jeanikeappartenait à notre famille, et te souvenant de mes regrets sur mafille disparue, tes soupçons se sont éveillés…

–&|160;Oui, bientôt je n’ai plus douté queJeanike fût ta fille… Juge de sa joie à cette révélation&|160;!Malheureusement retenue auprès de Ghisèle mourante, Jeanike n’a puse rendre auprès de toi&|160;; mais bientôt tu la verras avec safille Yvonne et son fils Germain, le serfforestier, s’il obtient la permission de quitter le domaine pour unjour. Et maintenant, Eidiol, adieu… je m’en vais heureux de telaisser au cœur un bon souvenir de moi, puisque je t’aurai révélél’existence de ta fille…

–&|160;Et où vas-tu&|160;?

–&|160;Je retourne dans le pays du nord avecShigne.

–&|160;Et dans ces pays lointains, que vas-tufaire&|160;?

–&|160;La guerre&|160;! – répondit fièrementl’héroïne. – Les rois de la mer bataillent toujours entreeux&|160;; nous retournons les rejoindre, Gaëlo et moi, nous nesommes pas de ces lâches qui, oubliant leur vœu de ne jamais dormirsous un toit, désertent les combats et l’océan pour vivre surterre, comme Rolf et ses compagnons&|160;!

–&|160;Ce n’est pas tout, – ajouta Gaëlo, –Karl-le-Sot a aussi octroyé le duché de Bretagne à Rolf&|160;; envain je lui ai prédit que cette terre serait le tombeau de sesvaillants soldats, s’il tentait de l’envahir&|160;; il ne m’a pascru. Il voulait me donner le commandement de la flotte qu’il vaenvoyer sur les côtes de l’Armorique pour en prendrepossession…

–&|160;Tu as dû refuser&|160;?

–&|160;Oui… Mais quelle étrange destinée laconquête franque fait à la Gaule&|160;! Un de nos ancêtres, Amaël,favori de Karl-Martel, avait, par coupable ambition de jeunesse,servi les Franks&|160;; il sut du moins vaillamment réparer safaute, lorsque Karl-Martel lui proposa d’envahir la Bretagne,berceau sacré de notre famille. Un siècle plus tard, mongrand-père, mon père, puis moi, par haine contre les Français, nousavons bataillé contre eux, et Rolf me propose d’être le chef de saguerre impie contre l’Armorique&|160;! Ah&|160;! quoiqu’elle soitaujourd’hui opprimée par des prêtres et des seigneurs de racebretonne, cette terre est encore libre, si on la compare aux autresprovinces de la Gaule, et cette liberté, j’aurais voulu la défendrecontre les North-mans&|160;!

–&|160;Qui t’en empêche&|160;?

–&|160;Vieillard&|160;! – reprit la belleShigne, – les hommes de Rolf sont de ma race… Combattrais-tu leshommes de ta race&|160;?

–&|160;Non, – répondit Eidiol, – je ne peuxqu’approuver ta résolution.

–&|160;Avant notre dernier adieu, – dit Gaëloen remettant au vieux nautonnier un rouleau scellé, – garde cesparchemins, tu y trouveras le récit des aventures qui ont amené monmariage avec Shigne&|160;; là aussi tu trouveras quelques détailssur les mœurs des pirates north-mans et sur le stratagème à l’aideduquel, ma compagne et moi, nous nous sommes emparés de l’abbaye deSaint-Denis. Si un jour, toi ou ton fils, afin d’accomplir le vœude notre aïeul Joel, vous écrivez une chronique destinée àcontinuer notre légende, tu pourras dire un mot de ma vie, etjoindre à ce récit LE FER DE FLÈCHE retiré par toi de mablessure&|160;; cet objet augmentera le nombre des reliques denotre famille.

–&|160;Gaëlo, tes vœux seront accomplis, –répondit le vieillard avec émotion. – Si obscure qu’ait été ma viejusqu’ici, j’avais eu la pensée de retracer les événements qui sesont dernièrement passés depuis l’apparition des pirates north-manssous les murs de Paris jusqu’au mariage de Rolf et de la fille deKarl-le-Sot&|160;; ce récit, je le compléterai grâce aux notes quetu me donnes.

Après un dernier et touchant embrassement,Gaëlo et la belle Shigne quittèrent la maison d’Eidiol. Leurs deuxholkers, montés, l’un par les vierges-aux-boucliers, l’autre parles champions de Gaëlo, les attendaient dans le port Saint-Landry.Bientôt les deux légers bâtiments descendirent la Seine pour allerprendre la route azurée des Cygnes à travers l’océan du Nord.

*

* *

Moi, Eidiol, j’ai écrit la chroniqueprécédente peu de jours après le départ de Gaëlo, me servant de sonrécit, en ce qui touche ses aventures et les particularités de lavie des pirates north-mans et des vierges-aux-boucliers.

Le lendemain du départ de Gaëlo, je me suisrendu à Rouen, auprès de ma bien-aimée fille Jeanike. J’ai embrasséavec bonheur ses deux enfants, Yvonne et Germain, le forestier.Après m’avoir témoigné sa joie et sa tendresse, Jeanike m’a racontél’entretien de Ghisèle, de son père et de l’archevêque de Rouen,ensuite de l’arrivée du Comte de Paris à Compiègne. Ma fille avaitentendu cette conversation, qui m’a permis de rapporter avecexactitude les faits qui se rapportent au mariage de Ghisèle, àcette heure quasi-mourante.

J’ai fini d’écrire cette légende aujourd’hui,le onzième jour des kalendes d’août, l’an 912, date heureuse, carce matin j’ai fiancé Anne-la-Douce à Rustique-le-Gai.

Hélas&|160;! ma pauvre femme Marthe manquaitseule à cette joie de notre foyer domestique.

FIN DU FER DE LANCEOU LA SAGETTE BARBELÉE.

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