Les Mystères du peuple – Tome VI

CHAPITRE II.

En l’année 1033, tous avaient également labouche affamée, la pâleur sur le front ; quand on se futnourri de bêtes et d’oiseaux, cette ressource une fois épuisée, lafaim ne s’en fit pas sentir moins vivement ; il fallut pourl’apaiser se résoudre à dévorer des cadavres ou toute autrenourriture aussi horrible ; ou bien encore, pour échapper à lamort, on dévorait l’écorce des arbres ou l’herbe desruisseaux ; … les fureurs de la faim renouvelèrent lesexemples d’atrocité où les hommes dévoraient la chair des hommes…le voyageur assailli sur les routes succombait sous le coup de sesagresseurs… ses membres étaient déchirés, grillés au feu etdévorés… d’autres étaient égorgés par leurs hôtes, qui faisaientd’eux leur nourriture ; quelques autres présentaient à desenfants un jouet pour les attirer à l’écart, et ils les immolaientà leur faim. Les cadavres furent déterrés en beaucoup d’endroitspour servir à ces tristes repas… Dans la forêt de Chatenay, unscélérat s’était construit une cabane où il égorgeait les voyageursqu’il dévorait ensuite… on trouva, dans son repaire, quarante-huittêtes de voyageurs qu’il avait égorgés.

(Chronique de RAOUL GLABER, l. IV, c. IV,p. 306-307.)

SOMMAIRE

La fin du monde. – La hutte du forestier.– La chasse au daim. – La taverne de Grégoire-Ventre-creux. – Lerepas. – La famille d’Yvon. – Den-Braô, le maçon.

 

Il y a quarante-huit ans, j’ai écrit le récitde la mort de Ludwig-le-Fainéant. Les faits que je dois ajouter àcette légende sont horribles… horribles ! ils se sont passésau commencement de l’année 1033 ; ces faits vous ne lescroiriez pas, fils de Joel, si l’homme qui écrit ceci n’avait,hélas ! vu ce qu’il va raconter. En ce moment encore, mapensée recule devant ces souvenirs monstrueux !

Avant de commencer ce récit, je dirai deuxmots des rois de la race de Hugh-le-Chappet qui se sontsuccédé depuis quarante-huit ans. L’année 987, aprèsl’empoisonnement de Ludwig-le-Fainéant, Hugh se fit sacrer roi deFrance par l’Église ; il usurpait ainsi la couronne de KARL,duk de Lorraine, oncle de l’époux de Blanche, l’adultèreempoisonneuse ; cette usurpation amena de sanglantes guerresciviles entre le duk de Lorraine et le roi Hugh-le-Chappet.Celui-ci mourut en 996, laissant pour successeur son fils ROTH-BERT(ou Robert, comme on dit maintenant), prince imbécile etpieux ; son long règne fut continuellement troublé par lesluttes acharnées des seigneurs entre eux : Comtes, Duks, Abbésou Évêques, retranchés dans leurs châteaux-forts, désolèrent ainsile pays par leurs brigandages et leurs massacres. Le roi Robert,fils de Hugh, mourut en 1031, son filsHenrich Ier lui succéda. Son avènement autrône amena de nouvelles guerres civiles soulevées par son frère àl’excitation de sa mère. Un autre Robert, surnomméRobert-le-Diable, duk de Normandie (il descendait du vieuxRolf-le-Pirate), prit part à ces combats et se rendit maître deGisors, de Chaumont et de Pontoise. Vint enfin l’année 1033, où sesont passés les terribles événements que je dois raconter,événements inouïs, incroyables… et pourtant, avant ces tempsmaudits, je croyais avoir assisté à un spectacle sans pareil, parmiles siècles passés et peut-être parmi les siècles futurs ; jeveux parler des derniers mois de l’an 1000, époque fixée par lafourbe cupidité de l’Église catholique comme le terme assigné à ladurée du monde ; grâce à cette jonglerie infâme, le clergéextorqua les biens d’un grand nombre de seigneurs franks, nobleshommes encore plus religieusement hébétés que pillards et féroces.Pendant ces derniers mois de l’an 1000, l’on vit une immensesaturnale, où se déchaînèrent les passions, les croyances, lesactes les plus contraires, les plus insensés, les plus bouffons,les plus atroces !

– Voici venir la FIN DUMONDE ! – disaient les prêtres catholiques ; – saint Jeanl’Évangéliste ne l’a-t-il pas prophétisé dans l’Apocalypse :« Au bout de mille ans, Satan sortira de sa prison etséduira les peuples qui sont aux quatre angles de la terre ;le livre de la vie sera ouvert ; la mer rendra sesmorts ; l’abîme infernal rendra ses morts ; chacun serajugé par celui qui est assis sur un trône resplendissant, et il yaura un ciel nouveau et une terre nouvelle. »

– Tremblez, peuples ! – dirent lesprêtres ; – les MILLE ANS annoncés par saint Jean serontécoulés à la fin de cette année-ci ! Satan, l’antéchrist, vavenir ! Tremblez ! le clairon du dernier jugement varetentir, les morts vont se lever de leur sépulcre, l’Éternel, aumilieu des éclairs et des foudres, entouré d’archanges aux épéesflamboyantes, va vous juger tous ! Tremblez ! grands dela terre ! pour conjurer le courroux implacable duTout-Puissant, donnez vos biens à l’Église, il en est temps encore,il sera temps jusqu’au dernier jour, jusqu’à la dernière heure,jusqu’à la dernière minute de cette redoutable année-ci !Donnez vos biens, vos trésors, aux prêtres du Seigneur, son imagevivante ici-bas ; donnez tout à l’Église catholique,l’impérissable sanctuaire de la divinité !

Ces seigneurs, non moins abrutis que leursserfs par l’ignorance et par la peur du diable, espérant conjurerla prochaine vengeance de l’Éternel, écoutant la voix des prêtres,donnèrent à leurs églises : terres, maisons, châteaux, serfs,troupeaux, splendide vaisselle, bel or monnayé, riches armures,somptueux vêtements, ils donnèrent tout jusqu’à leur chemise, aprèsquoi, s’habillant d’un sac, couchant dans la cendre, mendiant unepoignée de fèves à la porte des châteaux qu’ils avaient abandonnésà l’Église, ils chantaient en chœur : – « Nous avonspillé, violé, torturé, massacré ; mais nous avons abandonnénos biens aux hommes de Dieu, sa vivante image sur la terre ;nous irons avec les justes ! nous irons avec lesanges ! »

Les hommes de Dieu, de leur côté, trinquaient,ripaillaient, faisaient l’amour, se disant : – Rions des sots,nargue des crédules ! buvons leur vin, empochons leur or,dormons sous leurs courtines, retranchons-nous, armons-nous dansleurs châteaux-forts, et faisons travailler leurs serfs à notreprofit ; oui, oui, elle est venue, la fin du monde, elle estvenue, mais pour les stupides, tandis qu’un monde splendide etnouveau s’ouvre devant nous, prêtres du Seigneur !

– Voici venir LA FIN DUMONDE ! – disaient de moins fervents catholiques. –Quoi ! il nous reste à peine un an, un mois, une semaine, unjour à vivre ! nous sommes pleins de jeunesse, de désirs,d’ardeur ! Et nous passerions dans la terreur, le jeûne, lamortification, l’abstinence, le peu d’instants dont le terme estcompté ? Non, non, vidons nos coffres-forts ! défonçonsnos tonnes ! revêtons nos plus riches habits, et vivons en unmois, en un jour, en une heure, s’il le faut, la vie vingt fois,cent fois plus longue qui nous était réservée ! de l’or !des fleurs ! du vin ! des femmes ! À nous toutes lesjoies, toutes les ivresses, toutes les débauches ! cette orgiede l’univers n’aura de terme que le chaos du monde croulant dansl’abîme de l’immensité !

– Voici venir LA FIN DUMONDE ! – disaient les amants à leurs maîtresses : – àquoi bon attendre, lutter, résister ? rions-nous des pères etdes maris ! Il nous reste un jour, qu’il soit àl’amour !

– Voici venir LA FIN DUMONDE ! – disaient marchands, artisans, trafiquants ; – àquoi bon acheter, trafiquer, tisser la toile, forger le fer,charronner le bois, ouvrer des étoffes ? – Et les unsdonnaient aux prêtres leurs marchandises, d’autres les vendaient,quand ils trouvaient à les vendre. À quoi bon s’approvisionnerquand le dernier de nos jours va sonner ?

– Enfin ! enfin ! voicivenir LA FIN DU MONDE ! – disaient avec une joiefarouche, avec une sinistre espérance, les millions de serfs desdomaines du roi, de l’Église et des seigneurs. – Le voici doncenfin venu le terme de nos misères ! La voici donc venue, lafin de notre écrasante journée de labeur ! fatale journée quise compte, non par les heures, mais par les ans ! fatalejournée dont notre naissance est l’aube, et notre mort lesoir !… Ils vont donc enfin se reposer dans la nuit éternelle,nos pauvres corps brisés par le travail, exténués par la faim,sillonnés de coups ou mutilés par nos seigneurs, comtes, duks,rois, évêques ou abbés ! Enfin ! nous allons donc pourtoujours fermer les yeux à ce déchirant spectacle de nos femmes, denos mères, de nos filles, de nos sœurs, soumises comme nous auxhorreurs du servage, plus misérables encore que nous ! ellesservent aux plaisirs infâmes de nos maîtres ! Oh ! béniesoit-elle la fin du monde ! c’est le terme de nos misères,malheureux serfs que nous sommes ! Quoi qu’il arrive de nosâmes, nous ne saurions y perdre, et du moins nous changeronsd’enfer !

Et ces pauvres serfs n’ayant rien à dépenser,rien à prodiguer, voulurent du moins anticiper sur le reposéternel ; le plus grand nombre laissèrent là, pioche, houe,charrue dès l’automne. À quoi bon ensemencer une terre qui, dèsavant la récolte, doit s’abîmer dans le chaos ? D’autresserfs, jaloux de jouir au moins une heure des biens du monde avantson anéantissement, pillèrent quelques riches abbayes, quelqueschâteaux, ou de force, se joignirent aux grandes saturnales deceux-là qui, la coupe en main, leur maîtresse sur leurs genoux,défiaient le courroux de l’Éternel. Grâce à la fourberie del’Église catholique, les derniers jours de l’année 999 offrirentainsi en Gaule un spectacle inouï, fabuleux à donner levertige ! Bouffonneries et gémissements ! éclats de rireet lamentations ! chants d’ivresse et chants des morts !Ici les cris, les danses frénétiques de la suprême orgie ;ailleurs les lamentations du cantique suprême ; puis planantsur cette vague épouvante, la formidable curiosité des peuples,attendant la destruction du monde… Il vint enfin ce jour prophétisépar saint Jean l’Évangéliste ! elle vint cette dernière heure,cette dernière minute de l’année 999 ! Tremblez,pécheurs ! tremblez, peuples de la terre ! le voici lemoment terrible prédit par les saints livres ! Encore uneseconde, encore un instant, minuit sonne… et l’an 1000commence !

Alors, dans l’attente de ce moment fatal, lescœurs les plus endurcis, les âmes les plus certaines de leur salut,les intelligences les plus hébétées ou les plus rebelles,éprouvèrent quelque chose qui n’a jamais eu… qui jamais n’aura denom dans aucune langue…

Minuit sonna !…

L’an 1000 commençait !

Ô stupeur ! les morts ne se lèvent pas deleurs sépulcres, les profondeurs de la terre ne s’entrouvrent pas,les océans ne sortent pas de leurs abîmes, les astres, lancés horsde leur orbite, ne se heurtent pas dans l’immensité !Quoi ! pas seulement un petit éclair ? Quoi ! pas lemoindre tonnerre ? Non, rien ! Et ce nuage de feu au seinduquel devait, sur son trône resplendissant, apparaître l’Éternel,au formidable retentissement du clairon des archanges annonçant ledernier jugement ? Non, pas l’ombre d’un Éternel, d’un trôneou d’un archange ! l’on ne voit rien ! aucun de cesprodiges effrayants, prophétisés par saint Jean l’Évangéliste, pourla minuit de l’an 1000 ne se réalise ! Jamais, au contraire,nuit ne fut plus calme, plus sereine ; jamais lune et étoilesne brillèrent d’un plus vif éclat dans l’azur du firmament !Pas un souffle de vent n’agita la cime des arbres, et les hommes,dans le silence de leur stupeur, purent entendre le murmure desplus petits ruisseaux coulant sous l’herbe. L’aube paraît, le jourluit… jamais soleil plus radieux ne jeta sur la création sestorrents de lumière !

Alors, de même que l’attente du dernier desjours avait jeté dans les âmes ce quelque chose qui n’a, qui n’aurade nom dans aucune langue, l’on ne pourrait exprimer non plus cequi suivit cette universelle déconvenue : ce fut une explosioninouïe de regrets, de remords, de surprise, de récriminations et derage ! Les meilleurs catholiques s’étaient crus au seuil duséjour des justes, ils perdaient un paradis chèrement payé d’avanceà l’Église ! d’autres ayant jeté leurs trésors au vent de cesderniers jours d’ivresse et de vertige, se voyaient nus,dépouillés, devant vivre peut-être de longues années encore !Des millions de pauvres serfs espéraient s’endormir dans le reposde la nuit éternelle, et ils voyaient avec désespoir se lever denouveau pour eux l’aube sinistre de ce long jour de misères et dedouleur, jour détesté, dont leur naissance était le matin, et leurmort le soir ! la terre laissée inculte dans l’attente de lafin du monde, ne pourrait plus nourrir ses habitants, l’onprévoyait d’horribles famines. Une immense clameur s’éleva contrel’Église, auteur ou complice de cette fourberie grande comme lemonde, fourberie dont les prêtres avaient seuls profité ; maisl’Église catholique, apostolique et romaine possède aussi ladivinité de la ruse et de l’audace. Que répondit-elle aux clameursqui s’élevaient contre elle ? Ce qu’elle répondit ? Levoici :

« – Oh ! les malheureuxincrédules ! ils osent douter de la voix du Tout-Puissant, quileur a parlé par la bouche du prophète ! Oh ! lesmalheureux aveugles ! ils ferment les yeux à la lumièredivine ! Oh ! les malheureux sourds, ils fermentl’oreille à la parole divine ! Oui, les prophètes ont annoncéla fin des temps ! oui, les saintes Écritures ont prédit quele jour du dernier jugement viendrait mille ans après le Sauveur dumonde… oui, oui… Mais répondez, hommes de peu de foi !répondez… Quand s’est-il surtout divinement manifesté le Sauveur dumonde, hein ? n’est-ce pas après sa Passion ? lorsque parsa résurrection miraculeuse il est remonté de la terre aux cieuxpour s’asseoir à la droit du Très-Haut ? Donc, si le Christest né mille ans avant l’an 1000, évidemment il ne s’est manifestécomme Dieu qu’à sa mort, à savoir trente-deux ans après sanaissance ; est-ce clair ? Donc à la fin de 1032 viendraseulement la fin des temps, prédite par les prophètes… Aussidevez-vous, ô fidèles ! pendant ces trente-deux années quivous séparent du terme fatal, continuer, en vue de votre salutéternel, d’abandonner à l’Église vos bienspérissables ! »

L’hébétement des peuples est peut-être plusprodigieux encore que la diabolique astuce de l’Église deRome : grand nombre de donataires crurent benoîtement à cettenouvelle jonglerie des prêtres ; mais aussi, bon nombre deseigneurs, si effrontément larronnés, coururent sus aux hommes deDieu pour leur reprendre, par la force, les biens dont ils lesavaient doués en retour de l’assurance d’un prochain et délicieuxparadis. Oui, mais les hommes de Dieu, formidablement armés etretranchés dans les châteaux-forts qu’il devaient à la crédulitédes dépossédés, se défendant avec fureur, d’incessantes guerresciviles entre les évêques ou abbés larrons, et les seigneursdépouillés de leurs domaines, ensanglantèrent de nouveau la Gaule.À ces désastres se joignirent les massacres religieux ;l’Église avait jadis convié Clovis à l’extermination des hérétiquesAriens, l’Église prêcha de nouveau l’extermination contreles Manichéens d’Orléans et les juifs. À ce propos, je mesouviens qu’un jour, allant porter du gibier au chapelain duchâteau de Compiègne, j’ai vu et lu, en attendant ce saint hommedans son réfectoire, la copie d’un manuscrit écrit par un certainmoine nommé RAOUL GLABER, manuscrit où se trouvaient ces passages,que j’ai pu transcrire, ayant trouvé près de moi ce qu’il fallaitpour écrire :

« Peu de temps après la destruction dutemple de Jérusalem (en l’année 1010) on sut, à n’en pouvoirdouter, qu’il fallait imputer cette calamité à la méchanceté desjuifs de tous les pays, et quand le secret fut divulgué dansl’univers, les chrétiens décidèrent d’un commun accord qu’ilsexpulseraient de leur territoire et de leurs villes tous les juifsjusqu’au dernier ; ils devinrent donc l’objet de l’exécrationuniverselle : les uns furent chassés des villes, d’autresmassacrés par le fer, précipités dans les flots, ou livrés à dessupplices divers ; d’autres se dévouèrent eux-mêmes à une mortvolontaire ; de sorte qu’après la juste vengeanceexercée contre eux, on en comptait encore à peinequelques-uns dans le monde catholique romain[30]. »

Ainsi voilà les malheureux juifs des Gaulespersécutés, massacrés à la voix des prêtres catholiques, parce queles Sarrasins de Judée ont détruit le temple de Jérusalem !Quant aux Manichéens d’Orléans, un passage de cette même chroniques’exprimait ainsi à leur sujet :

« … En 1017, le roi et tous lesassistants voyant la folie de ces misérables (hérétiquesd’Orléans), firent allumer, non loin de la ville, un grand bûcher,espérant qu’à cette vue la crainte triompherait de leurendurcissement ; mais comme ils persistèrent, on en jetatreize dans le feu… Tous ceux que l’on put convaincre ensuite departager leur perversité, subirent la même peine, et le cultevénérable de la foi catholique, après ce nouveau triomphe surla folle présomption de ses ennemis, n’en brilla qu’avec plusd’éclat sur la terre[31]. »

Et ce sont là les moindres crimes de l’Églisecatholique ! Aussi insatiable d’or que de sang, elle acontinué de désoler la Gaule jusqu’à cette funeste année 1033, oùdevait arriver, disait-on cette fois, la véritable fin du monde.Cette créance au jour prochain du jugement dernier, entretenue parles prêtres, sans être aussi universelle qu’en l’an 1000, n’en eutpas moins d’horribles résultats. En 999, l’attente de la fin dumonde, arrêtant la culture des terres (sauf celles du clergé, qui,sachant le vrai des choses, força ses serfs de continuer àtravailler), amena la famine affreuse de l’an 1000 ; faminesuivie d’une incroyable mortalité. Les bras manquant àl’agriculture, chaque disette engendrait une mortalité nouvelle, laGaule se dépeupla rapidement, la famine devint presque permanentependant plus de trente années, les plus désastreuses furent cellesde 1000, 1001, 1003, 1008, 1010, 1011, 1027, 1029, 1031, enfin lafamine de 1033 dépassa toutes les autres en atrocités. Les serfs,les vilains, la plèbe des cités, furent presque seuls victimes dufléau ; le peu qu’ils produisaient suffisait à l’existence deleurs maîtres et seigneurs, comtes, ducs, évêques ou abbés ;mais le peuple souffrait ou expirait dans les tortures de la faim.Les cadavres des malheureux morts d’inanition se rencontraient àchaque pas ; ces corps putréfiés viciaient l’air, engendraientdes pestes, et des maladies, jusqu’alors inconnues, décimèrent lespopulations échappées aux horreurs de la famine ; en trenteans, la Gaule perdit plus de la moitié de ses habitants, lesenfants nouveau-nés mouraient, pressant en vain le sein tari deleurs mères…

Et maintenant, fils de Joel, lisez ce récit,écrit par moi, Yvon-le-Forestier, jadisYvon-le-Bestial :

C’était à la fin du mois de décembre1033 ; depuis cinq ans ma bien-aimée femme Marceline étaitmorte ; j’habitais toujours la hutte du canton de laFontaine-aux-Biches avec mon fils Den-Braô, sa femmeGervaise et ses trois enfants : l’aîné,Nominoé, était âgé de neuf ans ; Julyan, lesecond, de sept ans, Jehanette, la dernière, de deux ans.Mon fils, serf comme moi, avait été employé, dès son adolescence, àextraire des pierres d’une carrière voisine. Un goût naturel pourle métier de maçon se développa en lui ; à ses moments derepos il taillait dans certaines pierres tendres de la carrière depetites maisons ou des châtelets, leur structure frappa le maîtreartisan maçon du domaine de Compiègne ; remarquant l’aptitudede mon fils, il lui apprit la coupe des pierres, le dessin desplans, la bâtisse, et l’employa souvent à diriger avec lui laconstruction de différents donjons fortifiés, que le roiHenri Ier faisait élever sur les limites de sondomaine de Compiègne. Mon fils Den-Braô, doux, laborieux, résigné àla servitude, aimait passionnément son métier de maçon. Souvent jelui disais : – « Mon enfant, ces donjons redoutables donttu traces les plans, et que tu bâtis avec tant de soin, servent ouserviront à opprimer notre race ; les os de nos frèrespourriront dans les cachots souterrains étagés avec un artinfernal !

» – Hélas ! il n’est que trop vrai,– me répondait-il, – mais d’autres que moi les bâtiraient, etj’oublie les peines du servage en me livrant à des travaux quej’aime avec passion ! » Gervaise, femme de mon fils,active ménagère, adorait ses trois enfants ; elle metémoignait une affection filiale. Notre demeure était située dansl’un des endroits les plus solitaires de la forêt. Jusqu’à cetteannée maudite, nous avions moins que d’autres souffert des faminesqui dépeuplaient la Gaule ; je pouvais de temps à autreabattre un daim ou un cerf ; je faisais fumer sa chair, cesressources nous mettaient à l’abri du besoin ; mais dès lecommencement de l’année 1033, ces épidémies, dont les bestiaux deschamps sont souvent frappés, atteignirent les bêtes fauves de laforêt ; elles maigrissaient, perdaient leurs forces, mouraientdans les taillis ou sur les routes, et leur chair, corrompue en uninstant, se détachait de leurs os. À défaut de venaison, nousétions réduits, vers la fin de l’automne, à vivre de racinessauvages ou des baies desséchées de quelques arbustes ; nousmangions, aussi des couleuvres, que nous prenions engourdies dansles trous où elles se retirent aux approches de l’hiver. La faimnous pressant de plus, en plus, j’avais, pour l’assouvir, tué, nonsans pleurer, un pauvre vieux-limier, mon compagnon de chasse,nommé Deber-Trud, en mémoire du chien de guerre de notreaïeul Joel ; nous avions ensuite mangé la moelle du bois desureau, puis des feuilles d’arbres bouillies dans l’eau ; maiselles jaunirent sur les branches aux premiers froids ; cettenourriture de feuilles mortes nous devint insupportable ; ilfallut, aussi renoncer à l’aubier, ou seconde écorce des arbrestendres, tels, que le Tremble ou l’Aulne, concassée entre despierres. Lors des dernières famines, quelques malheureux avaient,disait-on, soutenu leur existence en se nourrissant d’une sorted’argile grasse[32]. Il se trouvait non loin de notredemeure un filon de cette terre ; j’en allai quérir vers lesderniers jours de décembre ; c’était une glaise verdâtre,d’une pâte fine, molle et lourde, sans autre saveur qu’un goûtfade ; nous nous crûmes sauvés. Mon fils, sa femme, leursenfants et moi, nous dévorâmes d’abord cette argile ; lelendemain, notre estomac contracté refusa cette nourriture pesantecomme du plomb. Trente-six heures se passèrent ; la faimrecommença de nous mordre les entrailles. Il avait beaucoup neigépendant ces trente-six heures : laissant ma famille affamée,je sortis de notre hutte, la mort dans l’âme ; j’allai visiterdes lacets tendus par moi dans l’espoir de prendre quelques oiseauxde passage en ce temps de neige. Mon espoir fut trompé. À peu dedistance de ces lacets se trouvait le ruisseau de laFontaine-aux-Biches, alors gelé ; la neige couvrait ses bords,j’y reconnus, avec saisissement, les pas d’un daim : lalargeur de son pied, empreint sur la neige, annonçait la hauteur desa taille ; je jugeai de son poids par le brisement de laglace du ruisseau qu’il venait de traverser, glace d’une telleépaisseur, qu’elle aurait pu me supporter. Depuis plusieurs mois jerencontrais pour la première fois la trace d’un daim. Avait-il, parhasard, échappé à la mortalité commune ? venait-il d’une forêtlointaine ? je ne savais ; mais je suivis avec ardeurcette trace récente. J’avais mon arc, mes flèches : atteindrela bête fauve, la tuer, enfumer cette venaison, c’était assurer lavie de ma famille expirante pour un mois peut-être. L’espoir ranimames forces ; je poursuivis le daim ; l’empreinterégulière de ses pas prouvait qu’il suivait paisiblement une desgrandes routes de la forêt ; de plus, ses traces étaient sinettement imprimées sur la neige, qu’il devait avoir traversé leruisseau depuis une heure au plus, sinon le contour des empreinteslaissées par l’animal sur la neige se fût arrondi, déformé, enfondant à la tiédeur de l’air ; en moins d’une heure jepouvais, en suivant sa piste, le rejoindre, le surprendre etl’abattre. Dans l’ardeur de cette chasse, j’oubliais ma faim. Jemarchais depuis une heure environ, soudain, au milieu du profondsilence de la forêt, le vent m’apporte un bruit confus, il mesemble entendre un bramement éloigné, cela me surprend, carordinairement les animaux des bois ne crient que la nuit ;craignant de m’être mépris, je colle mon oreille au sol… plus dedoute, le daim bramait à mille pas de là environ ;heureusement une courbe de la route me dérobait à sa vue ; carces fauves s’arrêtent souvent pour regarder derrière elles ouécouter au loin. Alors, au lieu de suivre le chemin au delà ducoude qui me cachait, j’entrai dans un taillis, espérant devancerle daim, dont l’allure était lente, m’embusquer dans un fourré dubord de la route et le tirer à son passage. Le ciel étaitsombre ; le vent s’éleva, je vis avec effroi tourbillonnerquelques flocons de neige ; si elle devait tomber abondammentavant que j’eusse tué le daim, elle recouvrirait l’empreinte de sespas, et si de mon embuscade je n’avais trouvé l’occasion favorablede lui lancer une flèche, je ne pourrais plus le suivre à la piste.Mes craintes se réalisèrent ; le vent se changea en ouraganchargé d’une neige épaisse. Je sors du taillis au delà du détour duchemin, et à cent pas environ d’une clairière, où il se partageaiten deux longues allées ; je regarde au loin, je ne vois plusle daim ; m’éventant sans doute, il s’était rembûché dans lesfourrés qui bordaient les deux routes ; quelle directionavait-il prise ? impossible de m’en rendre compte, la trace deses pieds disparaissait sous la neige, dont la couches’épaississait de plus en plus. En proie à une rage insensée, je mejette à terre, je m’y roule poussant des cris furieux ; mafaim, jusqu’alors oubliée dans l’ardeur de ma chasse, se réveillantimplacable, déchirait mes entrailles ; je mordis l’un de mesbras, la douleur me fit lâcher prise ; puis, frappé devertige, je me relève avec l’idée fixe de retrouver le daim, de letuer, de m’étendre à côté de lui, d’y rester tant qu’il resteraitsur ses os un lambeau de chair à dévorer : j’aurais en cemoment, et si je l’avais tenue, défendu ma proie à coups de couteaucontre mon fils. Obsédé par l’idée fixe, délirante, de retrouver ledaim, j’allai au hasard, sans savoir où je me dirigeais ; jemarchai longtemps, la nuit s’approchait, un événement étrange vinten partie dissiper l’égarement de mon esprit. La neige, fouettéepar l’ouragan, tombait toujours ; tout à coup mon odorat estfrappé de l’exhalaison qui s’échappe des viandes grillées ;cette senteur, répondant aux appétits féroces qui troublaient maraison, me rend du moins l’instinct de chercher à assouvir ma faim,je m’arrête, flairant çà et là comme un loup qui évente au loin lecarnage ; je regarde autour de moi pour reconnaître auxdernières lueurs du crépuscule les lieux où je me trouve. J’étais àl’embranchement d’un chemin de la forêt, conduisant de la petiteville d’Ormesson à Compiègne, il passait devant une taverne oùs’arrêtaient d’ordinaire les voyageurs, taverne tenue par un serfde l’abbaye de Saint-Maximin, surnomméGrégoire-Ventre-creux, parce que rien ne pouvait,disait-il, satisfaire à son insatiable appétit ; obligeant etjoyeux homme d’ailleurs, ce serf, lorsqu’avant ces temps mauditsj’allais au château de Compiègne porter ma redevance de gibier,m’offrait parfois amicalement un pot d’hydromel. En proie àl’âpreté de ma faim, exaspérée par la senteur de chair grillée quis’échappait de la taverne, je m’approche avec précaution de laporte close ; Grégoire, pour donner issue à la fumée, avaitentrouvert la fenêtre. Protégé par la nuit, je me glisse auprès dela croisée sans crainte d’être aperçu : à la lueur d’un grandfeu brûlant dans l’âtre, je vois Grégoire-Ventre-creux, assis surun escabeau, au coin de son foyer, il surveillait la cuisson de cegros morceau de viande dont l’odeur irritait si violemment mavoracité. À ma grande surprise, le tavernier, homme robuste, dansla force de l’âge n’était plus comme jadis nerveux et maigre, maischargé d’embonpoint : ses joues rebondies, encadrées d’uneépaisse barbe noire, brillaient des vives couleurs de la santé. Jeremarquai, placés à la portée du tavernier, un coutelas, une piqueet une hache rougie de sang ; à ses pieds, un dogue énormerongeait un os garni de chair. Cela me courrouça ; moi et mafamille nous aurions vécu un jour des débris abandonnés à cechien ; et puis comment le tavernier avait-il tant de viande àsa disposition ? Les bestiaux coûtaient un tel prix, que lesseigneurs et les prélats payaient, disait-on, un bœuf cent sousd’or, un mouton cent sous d’argent ! Je ressentais de la hainecontre Grégoire, cependant il avait été pour moi jusqu’alorspresque un ami. Je ne pouvais détacher mes yeux de ce morceau deviande, pensant à la joie des miens s’ils me voyaient revenir avecun pareil souper. Je fus tenté de frapper à la porte du serf et delui demander le partage de sa nourriture, ou au moins les débrisque rongeait son chien ; mais jugeant du tavernier parmoi-même, et le sachant bien armé, je me dis : – En cestemps-ci, pain et viande sont plus précieux qu’or et argent !ma faim est tellement furieuse, que je ne sais si, après l’avoirassouvie, et songeant au lendemain, j’abandonnerais aux miens lemorceau qui me resterait ! Implorer ou exiger deGrégoire-Ventre-creux le partage de son souper est une folie ;il me refuserait ou, armé comme il l’est, il me tuerait. – Cesréflexions se succédaient rapidement dans mon cerveau troublé. Jeme cachais depuis quelques secondes à peine près de la fenêtre,lorsque l’énorme dogue, me flairant sans doute, se met à gronderavec colère, sans abandonner son os. Grégoire, à ce moment,retirait la viande de la broche ; il dit à son chien, dont lesgrondements devenaient courroucés : « – Qu’est-ce qu’il ya, Fillot ? Hardi, mon brave ! défendons notre souper, tuas tes crocs, j’ai mes armes ; mais, va, ne crains rien,personne n’oserait entrer ici… Paix-là donc ! paix-là, monFillot ! » – Le dogue, loin de s’apaiser, abandonna sonos et se mit à aboyer avec furie en s’approchant de la fenêtre.« – Oh ! oh ! – dit le tavernier déposant la viandedans un grand plat de bois placé sur la table, – Fillot quitte unos pour aboyer… il y a quelqu’un au dehors… » Je me reculeaussitôt, et du milieu des ténèbres où je me cachais, je voisGrégoire armé de sa pique, ouvrir toute grande la fenêtre et yparaître à mi-corps criant d’une voix menaçante : « – Quiva là ? Si l’on cherche la mort on la trouvera ici… » –L’action devançant presque ma pensée, je saisis mon arc, j’ajustema flèche, et, invisible à Grégoire, grâce aux ombres de cette nuitprofonde, je le vise en pleine poitrine ; ma flèche siffle, ilpousse un cri suivi d’un long gémissement, tombe la tête et lebuste en avant sur le rebord de la fenêtre, sa pique s’échappe deses mains, je la saisis, au moment où le dogue furieux, s’élançantpar-dessus les épaules de son maître, sautait au dehors pour sejeter sur moi, et je le cloue sur le sol d’un coup de pique autravers du corps. J’avais commis ce meurtre avec la férocité d’unloup affamé. La faim causait mon vertige, il cessa lorsqu’elle futapaisée ; la raison me revint, je me trouvai seul dans lataverne en face du morceau de viande dont je venais de dévorer lamoitié. Croyant sortir d’un songe ; je regarde autour de moiavec stupeur ; soudain, à la lueur du foyer, mes yeuxs’arrêtent par hasard sur les ossements abandonnés par le dogue deGrégoire-Ventre-creux ; parmi ces débris sanglants, il mesembla reconnaître une main et un tronçon de bras à demi dévorés…saisi d’horreur, je m’approche des os encore entourés de quelqueslambeaux saignants… J’avais sous les yeux des restes humains !une épouvantable pensée me traverse l’esprit. Je me souviens dusurprenant embonpoint du tavernier ; plus de doute, cemonstre, nourri de chair humaine, égorgeait les voyageurs quis’arrêtaient chez lui. La viande grillée, dont je m’étais repu,provenait d’un meurtre récent… Mes cheveux se hérissent, je n’osetourner les yeux du côté de la table, chargée encore du restant dece mets de cannibale, je me demande comment ma bouche ne l’a pasrejeté ; puis cette première et instinctive horreur passée, jetâche de me rappeler la saveur de cette chair ; elle différaitpeu, par le goût, de la chair de bœuf, dont j’avais quelquefoismangé. À cette remarque succéda la réflexion que voici :

« – Mon fils, sa femme, ses enfants, sontà cette heure exposés aux tortures de la faim ; la mienne aété assouvie par cette nourriture ; si abominable qu’ellesoit, j’en emporterai le reste ; ainsi que je l’ai ignoréd’abord, ma famille ignorera ce qu’elle mange… du moins je l’auraiarrachée pour un jour aux horreurs de la faim ! »

Cette résolution prise, je me disposais àquitter la taverne, lorsque l’ouragan qui grondait au dehors,s’engouffrant avec fracas par la fenêtre, ébranle et ouvre la ported’un réduit donnant sur cette salle basse, et aussitôt de ce réduits’exhale une odeur cadavéreuse comme celle d’un charnier… Je coursau foyer, j’y saisis un tison enflammé ; éclairé par cettelueur, j’entre dans la pièce voisine : les murailles nuesétaient çà et là tachées de jets de sang noirâtre, dans un coin jevis un amoncellement de bruyère et de fougère desséchées, dont onse sert en ce pays pour allumer le feu ; puis j’aperçus unpied et la moitié d’une jambe sortant de dessous ces broussaillesentassées… je les écarte… elles cachaient un cadavre fraîchementmutilé ; il en restait la moitié du tronc, une cuisse et unejambe… L’odeur du charnier, de plus en plus pénétrante, devaits’échapper d’un réduit plus profond ; je découvre une sorte detrappe, je la soulève ; une bouffée d’odeur putréfiée s’enexhale si infecte, que je recule d’un pas ; mais poussantjusqu’au bout ce sinistre examen, j’approche de l’ouverture montison allumé, et je vois un caveau presque entièrement remplid’ossements, de têtes, de membres humains, débris sanglants desvoyageurs que Grégoire-Ventre-creux égorgeait pour les dévorer…Afin d’échapper à cet horrible spectacle, je jette, au milieu ducaveau mortuaire, mon brandon enflammé ; il s’éteint, je resteun moment dans l’ombre immobile, saisie d’épouvante ; puis jerentre dans la salle basse, et après une nouvelle hésitation,surmontant mes scrupules en songeant à ma famille affamée,j’emporte dans mon bissac le morceau de chair grillée. Au dehors dela taverne, l’ouragan redoublait de violence ; la lune, alorsen son plein, quoique voilée par des tourbillons de neige, jetaitassez de clarté pour me guider. Je repris en hâte le chemin de laFontaine-aux-Biches, marchant d’un pas rapide et ferme ;l’infernale nourriture prise chez le tavernier m’avait rendu mesforces. Arrivé à deux lieues environ de ma demeure, je m’arrêtaifrappé d’un regret soudain : le dogue tué par moi était énormeet fort gras, il pouvait, pendant deux ou trois jours au moins,assurer l’existence de ma famille. Je retournai à la taverne,quoiqu’il y eût une longue route à parcourir de nouveau.J’approchais de la demeure de Grégoire, lorsqu’au loin, à traversla neige qui tombait toujours, j’aperçois une grande lueur ;elle s’échappait à travers la porte et la fenêtre de lamaison ; cependant, deux heures auparavant, lors de mondépart, le foyer était éteint. Quelqu’un venu depuis avait doncrallumé le feu ? Je me glisse près de la maison, dans l’espoird’enlever le chien sans être vu ; mais un bruit de voix arrivejusqu’à moi, je m’arrête et j’entends ceci :

« – Compagnon, attendons encore un peu detemps, le chien sera grillé à point.

– J’ai faim ! j’ai faim !…

– Moi aussi… mais je suis plus patientque toi, qui aurais mangé cru cet excellent morceau… Ah ! lapuante odeur que celle de ce charnier ! pourtant la porte etla fenêtre sont ouvertes.

– Qu’importe ?… J’ai faim…

– Ainsi maître Grégoire-Ventre-creuxégorgeait les voyageurs pour les voler, sans doute… L’un d’eux,mieux avisé, l’aura tué cette nuit… Mais au diable letavernier ! son chien est cuit, mangeons-le !

» – Mangeons !…

J’étais seul et vieux, comment disputer leurproie à ces deux hommes ? Je regagnai notre demeure, j’yarrivai vers la fin de la nuit. En entrant chez nous, voilà ce quej’ai vu, à la lueur d’une torche de bois résineux fixée au long dela muraille dans un anneau de fer : mon fils Den-Braô, étenduprès du foyer, avait caché son visage sous sa blanche casaque demaçon ; expirant lui-même d’inanition, il voulait échapper auspectacle de l’agonie des siens. Sa femme Gervaise, si maigre quel’on pouvait compter les os de sa face sous sa peau terreuse, étaitagenouillée près d’une couche de paille, là se débattaitconvulsivement Julyan, le second de ses enfants, moins épuisé queles autres grâce à sa robuste nature ; Gervaise, presquedéfaillante, luttait contre son fils, il poussait des cris tantôtplaintifs, tantôt furieux, et tâchait de porter à ses dents l’un deses bras dans la frénésie de sa faim. Nominoé, l’aîné, couché àplat ventre sur le même lit que son frère, m’eût semblé mort, sansde légers tressaillements qui, de temps à autre, agitaient sesmembres beaucoup plus amaigris que ceux de Julyan, tandis queJehanne, petite fille de trois ans, murmurait dans son berceaud’une voix expirante : – Mère… j’ai faim… j’ai faim !

Gervaise, au bruit de mes pas, tourna la têtevers moi. – Père, – me dit-elle avec désespoir, – si vous nerapportez rien, je tue mes enfants pour abréger leur agonie… et jeme tue ensuite !

Jetant mon arc, j’ôtai de dessus mes épaulesmon bissac. À sa lourdeur, à son volume, Gervaise reconnut qu’ilétait plein ; elle me l’arracha des mains dans son impatiencefarouche, le fouilla, en retira le morceau de chair grillée, lesaisit et l’élevant au-dessus de sa tête pour le montrer à toute lafamille, s’écria d’une voix pantelante : – De laviande !… oh ! nous ne mourrons pas encore !Den-Braô !… mes enfants ! de la viande ! de laviande ! – À ces mots, mon fils se redressa brusquement surson séant ; Nominoé, trop faible pour se relever, se retournasur sa couche en tendant vers sa mère ses mains avides ; lapetite Jehanne tendit aussi les siennes en dehors de son berceau,pendant que Julyan, cessant d’être contenu par sa mère etn’entendant rien, ne voyant rien, en proie au délire de la faim,portait son bras à ses dents ; ni moi, ni personne,hélas ! ne s’aperçut alors du mouvement de cet enfant. Tousles yeux étaient attachés sur Gervaise qui, courant à une table etprenant un couteau, dépeça la chair en criant : – De laviande… de la viande !…

– Oh ! donne… donne… – dit mon filsà sa femme, accourant vers elle les mains tendues, et il reçut unmorceau qu’à l’instant il dévora.

– À toi, Jehanne ! – reprit ensuiteGervaise en jetant un autre morceau à sa petite fille, qui poussaun cri de joie, tandis que sa mère, cédant à la faim, mordait à latranche qu’elle allait donner à Nominoé, son fils aîné. Celui-ci,saisissant sa proie, se mit comme les autres à la manger avec unevoracité silencieuse. – À toi maintenant, Julyan ! – ajoutaGervaise ; l’enfant ne répondit rien… elle se baissa vers luiet dit : – Julyan, ne mords donc pas ainsi ton bras !Tiens, voilà de la viande, cher petit ! – Mais son frère aîné,Nominoé, ayant déjà mangé son morceau, s’empara brusquement decelui que sa mère offrait à Julyan. Le voyant toujours immobile etmuet, elle s’écria : – Mon enfant, ôte donc ton bras d’entretes dents ! – À peine eut-elle prononcé ces mots qu’elleajouta, en se tournant vers moi : – Venez donc, père !…son bras est glacé, raidi… si raidi que je ne puis le lui ôterd’entre les mâchoires !

J’accourus : le petit Julyan venaitd’expirer dans les convulsions de la faim, moins affaibli, moinsamaigri cependant que son frère et sa sœur. – Éloigne-toi ! –ai-je dit à la femme de mon fils ; – éloigne-toi !Gervaise eût donné sa vie pour ses enfants ; elle comprit queJulyan venait d’expirer. Son chagrin fut cruel ; mais lorsqueje l’engageai à s’éloigner, elle m’obéit, ne pensant, comme monfils, qu’à satisfaire à sa faim. Lorsqu’elle fut, non pas assouvie,mais momentanément apaisée, tous deux éclatèrent en sanglots. – Nepleurez pas le sort de Julyan, – leur ai-je dit ; – il nesouffrira plus. Ah ! Gaulois dégénérés ! nous avons perduce fier dédain de la mort que nos pères puisaient dans leur foidruidique ! Ils savaient échapper eux et leurs enfants à lahonte de l’esclavage ou à la douleur, en se délivrant d’une vieodieuse pour aller renaître en des mondes meilleurs ! neplaignons pas ceux qui meurent… envions leur sort !

– Pauvre petit Julyan ! – disaitGervaise en gémissant ; – ah ! mon cher enfant !quelques instants de plus, tu mangeais comme les autres, et tuétais sauvé… pour aujourd’hui du moins !

– Mon père, – me dit Den-Braô, – cetteviande grillée, j’y songe maintenant… où vous l’êtes-vousprocurée ?

– Pour la première fois depuis longtempsj’avais trouvé la trace d’un daim, – ai-je répondu, en baissant lesyeux devant le regard de mon fils ; – j’ai longtemps, mais envain, suivi cette bête fauve à la piste, je suis ainsi arrivé prèsde la taverne de Grégoire ; il soupait… il m’a donné ce quevous avez mangé.

– Un tel don ! en ces temps defamine, mon père ? en ces temps où les seigneurs et lesprélats seuls ne souffrent pas de la faim ? Un tel don est àpeine croyable.

– J’ai apitoyé le tavernier sur notredétresse, – ai-je brusquement répondu à mon fils, afin de mettrefin à cet entretien, qui me navrait. – Mais je suis brisé defatigue ; j’ai besoin de me reposer. – J’allai dans la piècevoisine m’étendre sur ma couche, mon fils et sa femme restèrentagenouillés près du corps du petit Julyan ; les deux autresenfants s’endormirent, disant qu’ils avaient encore faim. Je mesuis réveillé après un long sommeil agité de rêves sinistres ;la fin du jour approchait ; je vis Gervaise toujoursagenouillée près du corps de Julyan, son frère et sa sœurdisaient : – Mère ! donne-nous donc encore à manger… nousavons autant faim que la nuit passée.

 

– Plus tard, chers petits, – répondait lamalheureuse femme pour les consoler du moins par l’espérance ;– plus tard… vous aurez à manger. – Mon fils, assis sur unescabeau, son visage caché dans ses mains, releva la tête et medit : – Le jour finit, où allez-vous, mon père ?

– Creuser la fosse de mon petit-fils… jet’épargnerai ce travail et ce chagrin.

– Creusez aussi notre fosse, monpère ! – me répondit Den-Braô avec un sombre abattement ;– cette nuit nous allons mourir ! Notre faim, un momentsatisfaite, devient plus terrible encore que la nuit dernière…Creusez une grande fosse pour nous tous, mon père !

– Ne désespérons pas, mes enfants ;la neige a cessé de tomber, peut-être retrouverai-je les traces dece daim qu’hier j’ai poursuivi.

J’emportai une pelle, une pioche, afin decreuser la fosse de mon petit-fils non loin de l’endroit où j’avaisenseveli mon père Luduecq. Il se trouvait près de là unamoncellement de branches de bois mort préparé quelque tempsauparavant par des serfs bûcherons pour être réduites en charbon.La fosse ouverte, j’ai laissé là ma pioche et ma pelle ; laneige ne tombait plus. Il restait encore une heure de jour,j’espérais retrouver les traces du daim ; mais je parcourus envain plusieurs chemins sans revoir l’empreinte de ses pas. La nuitvint très-noire, la lune se levait tard ; déjà je jugeais dela faim féroce que devaient éprouver les miens par celle que jeressentais moi-même. Je regagnai notre hutte, là m’attendait unspectacle plus déchirant encore que celui de la veille… Crisconvulsifs des enfants affamés, gémissements de leur mère, sinistreabattement de mon fils, couché sur le sol, attendant la mort, et mereprochant d’avoir prolongé de quelques heures son agonie et cellede sa famille ; tel était l’anéantissement de ces malheureuxque, sans retourner la tête vers moi, ils me laissèrent emporterdans mes bras le corps de mon petit-fils.

*

* *

Au bout d’une heure, je suis rentré dans notrecabane ; il y régnait une obscurité profonde, le foyer étaitéteint. Personne n’avait eu le courage d’allumer un flambeau derésine. J’entendis des râlements sourds ou convulsifs ;soudain Gervaise s’écrie en courant vers moi à tâtons à travers lesténèbres : – Je sens l’odeur de la viande grillée… c’est commel’autre nuit… Nous ne mourrons pas ! Den-Braô, ton pèreapporte encore de la viande… Vite de la lumière !

– Non, oh ! non ! pas delumière ! – me suis-je écrié les cheveux hérissés d’épouvante.– Prenez ! – dis-je à Gervaise, qui m’arrachait mon bissac desépaules, – prenez… et mangez dans l’ombre !

Ces malheureux dévorèrent leur proie au milieude l’obscurité, trop affamés pour me demander ce que je leurdonnais à manger.

Moi, j’ai fui de la cabane, presque foud’horreur…

J’errai longtemps sans savoir oùj’allais ; une forte gelée succédait à la tombée de la neigequi couvrait le sol ; la lune brillait éclatante ; lefroid me saisit, je reviens à moi, et me jette désespéré au piedd’un arbre pour y attendre la mort. Tout à coup j’entends, àcinquante pas, dans un taillis qui me faisait face, ce craquementde branches qui annonce le passage et la venue d’une bête fauve…Malheureusement, j’avais laissé mon arc et mes flèches dans notrecabane. – C’est le daim ! oh ! je tuerai, –murmurai-je ; – cette volonté domina l’épuisement de mesforces et mon regret d’être privé d’armes au moment où une proieallait sans doute s’offrir à moi. Le froissement des branchagesdevenait de plus en plus distinct ; je me trouvais sous unefutaie de chênes séculaires, au delà s’étendait l’épais taillisqu’en ce moment traversait la bête fauve. Je me dresse immobile lelong de l’énorme tronc d’arbre au pied duquel je m’étais jeté. Àl’abri de sa grosseur et de son ombre, le cou tendu, l’œil etl’oreille au guet, je prends mon long couteau de forestier entremes dents et j’attends… Après quelques minutes d’une angoissemortelle, car le daim pouvait m’éventer ou sortir du fourré hors dema portée, je l’entends se rapprocher, puis s’arrêter un instanttout proche et derrière l’arbre auquel je m’adossais et qui mecachait aux yeux de l’animal ; je ne pouvais non plusl’apercevoir ; mais à six pieds de mon embuscade, à ma droite,je voyais, dessinée en noir sur la neige, rendue éblouissante parla clarté lunaire, je voyais l’ombre du daim et de la haute ramurequi couronnait sa tête… Suspendant ma respiration, je resteimmobile tant que l’ombre reste immobile ; au bout d’uninstant l’ombre s’avance de mon côté, d’un bond je m’élance et jesaisis l’animal par ses bois ; il était de grande taille, ilse débat vigoureusement, mais je me cramponne de la main gauche àsa ramure, et je lui plonge de la main droite mon couteau dans lagorge ; il roule sur moi, expire, je colle ma bouche à sablessure et je pompe le sang qui en coulait à flots.

Ce sang vivifiant me réconforta ; carmoi, je n’avais rien mangé le soir dans notre cabane…

Après quelques moments de repos, je liai lesdeux pieds de derrière du daim avec une branche flexible, et letraînant, non sans peine à cause de sa pesanteur ; j’arrivaiavec ma proie à notre demeure de la Fontaine-aux-Biches. Ma famillese trouvait ainsi pour longtemps à l’abri de la faim, ce daimdevait nous fournir près de trois cents livres de chair qui,soigneusement dépecée et fumée à la façon des forestiers, pouvaitse conserver plusieurs mois.

Maintenant il me reste à faire un horribleaveu que mon fils, sa femme et ses enfants n’apprendront qu’aprèsma mort, lorsqu’ils liront ces lignes. À côté de la fosse où jeportai le corps de Julyan, se trouvait un amas de bois sec destinéà être réduit en charbon par les bûcherons, je me suis ditceci : « Hier, l’abominable nourriture dont j’ai apportéles restes à ma famille, l’a empêchée d’expirer au milieu destortures de la faim ; mon petit-fils est mort… vaut-il mieuxensevelir sa chair, ou la faire servir à prolonger la vie de ceuxqui lui ont donné le jour ? »

Après avoir hésité devant cette effrayanteextrémité, je m’y suis résolu, songeant à l’agonie des miens. J’aiallumé le monceau de bois sec, j’y ai jeté les chairs de monpetit-fils, et à la lueur du bûcher j’ai enseveli ses os, moins unfragment de son crâne, que j’ai conservé comme une triste et pieuserelique, sur laquelle j’ai gravé ces mots sinistres en languegauloise : FIN-AL-BRED (fin du monde). Puis, retirantdu brasier ces chairs grillées, je les ai apportées à ma familleexpirante ; et, dans l’ombre, ces malheureux ont mangé…ignorant ce qu’ils mangeaient. Le surlendemain de ces nuitsmaudites, j’appris d’un serf bûcheron qu’un de mes camarades,forestier comme moi des bois de Compiègne, trouvant au matin lecorps de Grégoire-le-Tavernier percé d’une flèche restée dans sablessure, et ayant reconnu cette flèche pour l’une des miennes à lafaçon particulière dont elle était empennée, m’avait dénoncé commecoupable du meurtre. Le baillif du domaine de Compiègne medétestait, et quoique mon crime eût délivré la contrée d’unmonstre, qui égorgeait les voyageurs pour les dévorer, le baillifordonna mon supplice. Instruit à temps, décidé à fuir, je dis adieuà mon fils ; mais il voulut, ainsi que sa femme et leurs deuxenfants, m’accompagner ; nous ne pouvions d’ailleurs être plusmisérables ; la chair du daim fumée que nous emportions dansnos bissacs pouvait assurer notre subsistance pendant un longtrajet ; servage pour servage, peut-être serions-nous moins àplaindre en d’autres lieux. La famine, quoique générale, sévissaitmoins, disait-on, dans certaines contrées. Le soir venu, nous avonsquitté notre demeure de la Fontaine-aux-Biches ; mon fils etsa femme portaient tour à tour sur leur dos la petiteJehanne ; l’autre enfant, Nominoé, déjà grand, marchait à mescôtés. Hors des limites du domaine royal, j’étais du moins ensûreté. Apprenant plus tard par des pèlerins que l’Anjou souffraitmoins de la famine que d’autres provinces, nous nous sommes mis enroute pour ce pays ; d’ailleurs l’Anjou touchait à laBretagne, berceau de notre famille ; je désirais m’enrapprocher, dans l’espoir de retrouver peut-être en Armoriquequelqu’un de nos parents. Notre voyage s’accomplit durant lespremiers mois de l’année 1034 au milieu de mille vicissitudes,presque toujours en compagnie de pèlerins, de mendiants ou devagabonds pillards. Partout sur notre passage nous avons vu lestraces horribles de la famine et des ravages causés par les guerresprivées des seigneurs. La petite Jehanne mourut de fatigue enroute.

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Mon père Yvon-le-Forestier, interrompu par lamaladie à laquelle il a succombé, n’a pu achever ce récit ; aumoment de mourir il m’a remis ce parchemin, à moi son filsDen-Braô-le-Maçon ; il me l’a remis, ce parchemin,ainsi qu’un os du CRÂNE de mon pauvre petit Julyan et LE FER DEFLÈCHE qui est joint à la légende laissée par notre aïeul Eidiol,le nautonnier parisien, pieusement conservée par mon père ; jela léguerai, ainsi que le récit précédent, à mon fils Nominoé… Unjour peut-être ces légendes seront jointes aux chroniques de notrefamille, possédées sans doute par ceux de nos parents qui doiventencore habiter la Bretagne… Qui sait, hélas ! si nous lesreverrons jamais ! Mon père Yvon est mort le neuvième jour dumois de septembre de l’année 1034. Voici comment s’est terminénotre voyage. Suivant le désir de mon père et afin de nousrapprocher de la Bretagne, nous nous dirigions vers l’Anjou. Noussommes ainsi arrivés dans cette province, sur le territoire duseigneur Guiscard, comte du pays et du château deMont-Ferrier ; tous les voyageurs qui passaient surses terres devaient un tribut à ses péagers ; les pauvres genshors d’état de payer étaient, selon le caprice des gens duseigneur, contraints d’accomplir des actes pénibles, humiliants ouridicules, de recevoir des coups de fouet, de marcher sur lesmains, de gambader ou de baiser les verrous de la porte dupéager ; quant aux femmes, elles devaient se soumettre auxobscénités les plus révoltantes[33].Plusieurs pauvres gens, aussi misérables que nous, subirent ceshontes et ces brutalités. Désirant les épargner à ma femme et à monpère, je dis au baillif de la seigneurie, qui d’aventure setrouvait là : « – Ce château que je vois là-haut mesemble menacer ruine en plusieurs endroits, par suite d’un incendieet d’un siège récents ; je suis habile artisan maçon, j’aibâti grand nombre de donjons fortifiés, employez-moi, jetravaillerai à la satisfaction de votre seigneur ; je vousdemande pour seule grâce, de ne pas maltraiter mon père, ma femmeet mes enfants, et de nous accorder l’abri et le pain, tant quedureront mes travaux. » – Le baillif accepta mon offre, car onn’avait pas encore remplacé l’artisan maçon de la seigneurie, tuélors de la dernière guerre contre le château de Mont-Ferrier. Jemontrai suffisamment que je savais bâtir. Le baillif nous assignapour demeure une cabane, et nous devions recevoir la pitance desserfs ; mon père cultiverait un petit jardin dépendant denotre masure, et mon fils Nominoé, déjà en âge de travailler,m’aiderait dans mon labeur, qui pouvait durer jusqu’à la saisond’hiver ; nous comptions ensuite tâcher de nous rendre enBretagne. Nous vivions ici depuis cinq mois, lorsqu’il y a troisjours j’ai perdu mon père, qui, le soir, après ses travaux, avaitécrit le récit précédent.

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Aujourd’hui, onzième jour du mois de juin del’année 1035, moi, Den-Braô, je relate ici un événementtrès-triste. Les travaux du château de Mont-Ferrier n’ayant pas ététerminés avant l’hiver de l’année 1034, le baillif du seigneur, peude temps après la mort de mon père, m’a proposé de reprendre labâtisse au printemps. J’ai accepté, car j’aime mon métier demaçon ; d’ailleurs, ma famille n’était pas plus malheureuseici qu’à Compiègne, et je n’éprouvais pas le même désir que monpère, de me rendre en Bretagne où, peut-être, il ne reste personnede notre famille. J’ai donc accepté les offres du baillif ; jeme promettais de plus un grand plaisir à achever certaineconstruction dans laquelle se trouvait une issue secrète habilementménagée, qui permettrait au seigneur, par ces temps de guerresprivées continuelles, de sortir de son château, en cas de siège etde retraite désespérée. Ces bâtisses étaient achevées depuisquelques jours, lorsque hier le baillif m’a dit : « –L’un des alliés du seigneur de Mont-Ferrier est venu le visiter, ila été frappé des travaux que tu as accomplis ; il veutaugmenter les fortifications de son manoir, et le comte, notremaître, consent à te céder à son ami en échange d’un serf,très-habile armurier. – Je ne suis pas serf du seigneur deMont-Ferrier, – ai-je répondu, – je me suis engagé à travailler icilibrement. » – Le baillif haussa les épaules et reprit :« – Voici la loi : Tout homme NON FRANC qui habiteplus d’un an et d’un jour la terre d’un seigneur, devient serf ouhomme de corps dudit seigneur, et est comme tel taillable à merciet à miséricorde[34]. Or, tudemeures ici depuis le dixième jour de juin de l’an 1034, noussommes aujourd’hui le onzième jour du mois de juin de l’an 1035,donc il y a un an et un jour que tu vis sur la terre du seigneur deMont-Ferrier ; donc tu es son serf, donc tu lui appartiens etil a le droit de t’échanger contre un serf du seigneur dePlouernel. Ne songe pas à résister aux volontés de notre maître,car NEROWEG IV, seigneur et comte du pays dePlouernel, veut t’avoir et t’aura pour artisan maçon. Il aenvoyé deux de ses hommes qui t’emmèneront de force, attaché à laqueue d’un cheval, si tu refuses de marcher de bon gré. »

Je me serais résigné sans grand chagrin, medisant que pendant quarante ans j’avais vécu serf du domaine deCompiègne, et que peu m’importait de bâtir dans une seigneurie oudans une autre, pourvu que je bâtisse ; mais une chose malgrémoi m’alarme : souvent mon père m’a raconté qu’il tenait deson aïeul Guyrion, qu’une antique famille de race franque du nom deNEROWEG, établie en Gaule depuis la conquête de Clovis, s’étaitparfois rencontrée à travers les âges, et pour notre malheur, avecnotre famille, à nous, fils de Joel. Puisse cette nouvellerencontre avec un Neroweg n’être funeste ni à moi ni auxmiens !… Et pourquoi, d’ailleurs, cette rencontre meserait-elle funeste ? Je suis d’un caractère résigné, craintifet soumis ; ma condition est d’être serf ; je l’acceptesans murmure, me conformant en cela aux ordres de l’Église ;je ferai de mon mieux pour contenter le seigneur Neroweg IV.Quel mal pourrait-il me vouloir à moi ou à ma famille ?Cependant, j’éprouve malgré moi une crainte vague au sujet de marencontre avec ce seigneur ; aussi moi, Den-Braô, filsd’Yvon-le-Forestier, j’écris ici ces lignes. – Fasse le ciel quel’avenir ne réalise pas mes craintes ! Fasse le ciel, mon cherfils Nominoé, que tu n’aies à enregistrer sur ce parchemin que ladate de ma mort, avec ces seuls mots : « – Mon pèreDen-Braô a terminé paisiblement sa laborieuse vie de serf artisanmaçon. »

 

FIN DU SIXIÈMEVOLUME

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