Les Mystères du peuple- Tome VIII

Les Mystères du peuple- Tome VIII

d’ Eugène Sue

Il n’est pas une réforme religieuse,sociale ou politique que nos pères n’aient été forcés de conquérir,de siècle en siècle, au prix de leur sang, par l’INSURRECTION.

 

L’AUTEUR AUX ABONNÉS DES MYSTÈRES DUPEUPLE

CHERS LECTEURS,

J’achève dans l’exil cet ouvrage forcément interrompu depuis longtemps ; votre bienveillance, dont vous m’avez autrefois donné tant de gages, me soutiendra, je l’espère,jusqu’à la fin de mon œuvre.

Le récit suivant se compose de deux parties distinctes : la première vous peindra l’invasion de la France par les Anglais, à la suite de la captivité du roi Jean et de la honteuse défaite de la noblesse franque à la bataille de Poitiers, désastres qui amenèrent, en 1357 et 1358, la grande révolution de Paris et la Jacquerie.

Dans la seconde partie de notre récit, formant un épisode complet, et précédé, comme celui-ci, d’une introduction,vous assisterez, chers lecteurs, à la délivrance du pays par Jeanne d’Arc, la fille du peuple. La pauvre bergère de Domrémi devait venger la France des lâchetés de sa noblesse et de ses rois, chasser l’Anglais… et être brûlée vive, comme sorcière,par des prêtres du Christ…

La Révolution de Paris et la Jacquerie, tels sont donc les sujets de ce premier épisode : LE TRÉPIED DE FER ET LA DAGUE, ou Mahiet-l’avocat d’armes.

L’on a beaucoup parlé de la Jacqueriedans ces derniers temps, et, soit ignorance, soit mauvaise foi,soit calcul, l’on a voulu établir entre le présent et le passé desanalogies sinistres. Il n’y en a pas de possible ; un abîmesépare la civilisation moderne de la barbarie du moyen âge. LaJacquerie de 1358 a été une sanglante représaille de la victimecontre son bourreau séculaire, du vassal révolté contre sonseigneur, du peuple conquis insurgé contre ses conquérants ;de la race gauloise asservie, se levant en masse contre larace franque, dominatrice et oppressive depuis huitsiècles.

Vous avez assisté, chers lecteurs, auxtortures subies par les Gaulois, devenus tour à tour esclaves,serfs et vassaux des Francs, depuis la conquête de CLOVIS ; laJacquerie a été la vengeance des serfs contre les seigneurs,vengeance légitime si l’on en croit ces paroles del’Écriture : Œil pour œil, dent pour dent,représailles légitimes comme la terrible et fatale loi du talion,seule loi des époques barbares.

Cette opinion sur la Jacquerie n’est passeulement la nôtre, elle est l’opinion d’éminents historiens dontl’autorité est irrécusable, elle est encore l’opinion deschroniqueurs contemporains des faits.

Citons les textes :

« Dans cette guerre chevaleresque que sefaisaient à armes courtoises les nobles de France et d’Angleterre,– dit MICHELET, – il n’y avait au fond qu’un ennemi, une victimedes maux de la guerre, c’était le paysan… Avant la guerre,celui-ci s’était épuisé pour fournir aux magnificences desseigneurs, pour payer ces belles armes, ces écussons émaillés, cesriches bannières qui se firent prendre à Crécy et à Poitiers.Après, qui paya la rançon ?… Ce fut encore lepaysan.

« Les nobles prisonniers, relâchés surparole, vinrent sur leurs terres ramasser vitement les sommesmonstrueuses qu’ils avaient promises sans marchander sur le champde bataille ; le bien du paysan n’était pas long àinventorier : maigres bestiaux, charrues, charrettes, quelquesferrailles ; de mobilier, il n’y en avait point. Cela pris etvendu, que reste-t-il sur quoi le seigneur eût recours ?Le corps, la peau du pauvre diable : on tâchaitencore d’en tirer quelque chose ; apparemment le rustre avaitquelque cachette où il enfouissait ; pour le lui faire dire,on le travaillait rudement, on lui chauffait les pieds, on n’yplaignait ni le fer, ni le feu… (MICHELET, Hist. deFrance, t. III, p. 393…) Ruiné par son seigneur, le paysann’était pas quitte ; ce fut le caractère atroce de la guerredes Anglais. Pendant qu’ils rançonnaient le royaume en gros, ils lepillaient en détail ; entre autres, le capitaine d’une banded’Anglais nommé Griffith, désolait le pays entre la Seineet la Loire. (Ibid., p. 394.)

» Combien était grande la terreur dansles campagnes ! Les paysans ne dormaient plus ; ceux dela Loire passaient les nuits dans les îles ou dans des bateauxarrêtés au milieu des fleuves ; en Picardie, les populationscreusaient la terre et s’y réfugiaient (beaucoup de ces souterrainsparaissent avoir été creusés dès l’époque des invasions normandes,ils furent probablement agrandis d’âge en âge (Mém. del’abbé LEBŒUF ; Mém. de l’Académie desInscript., XXVIII, 179). – C’était dans ces souterrains quel’on pouvait avoir quelque impression des horreurs du temps ;c’étaient de longues allées voûtées, de sept à huit pieds de large,avec un trou dans la voûte et un puits dans le sol, pour avoir à lafois de l’air et de l’eau ; les familles s’y entassaientsouvent avec leurs bestiaux à l’approche des Anglais ; lesfemmes, les enfants y pourrissaient des semaines, des mois, pendantque les hommes allaient timidement au clocher voir si les gens deguerre s’éloignaient de la campagne. (Ibid., 337.)Enfin, le paysan, enragé de faim et de misère, pillé parl’Anglais, rançonné, torturé par la noblesse, força les châteaux,égorgea les nobles ; jamais ceux-ci n’auraient voulucroire à une telle audace… Ils appelaient le paysan JACQUESBONHOMME, comme nous appelons Jean-Jean nos conscrits.Comment craindre ces vilains ? C’était un dicton entre lesnobles : – Oignez (craignez) vilain, il vouspoindra (frappera) ; poignez vilain, il vousoindra. – Les JACQUES BONHOMME payèrent à leurs seigneurs unarriéré de plusieurs siècles ; ce fut une vengeance dedésespérés, de damnés… Ils avaient pour capitaine l’un des leurs,un rusé paysan nommé Guillaume Collet (ou Caillet) ;aussi les nobles et les grands se déclarèrent-ils tous contre euxsans distinction de parti ; Charles-le-Mauvais lesflatta, invita les principaux chefs et fit main-basse sureux ; les nobles se rassurèrent, prirent les armes, et semirent à les tuer et à les brûler dans les campagnes à tort ou àdroit, sans s’informer de la part qu’ils avaient prise à laJacquerie. » (Ibid., p. 400 et 401.)

Écoutons maintenant SISMONDI :

« … Les barons et les chevaliers que lesAnglais avaient faits prisonniers à Poitiers, et qu’ils avaientensuite relâchés sur parole, étaient revenus sur leurs terres, etils s’occupaient à extorquer à leurs vassaux l’argent nécessaire àleur rançon… Ils saisissaient les récoltes, les attelages, lebétail des paysans, et lorsque cela ne suffisait pas, ils lessoumettaient à des tourments prolongés, pour leur faire révélerl’endroit où ils pouvaient avoir enfoui quelque argent ;tout était pris et envoyé aux Anglais, pour racheter d’eux quelquesgentilshommes inutiles à la France ; et comme il n’y avait pasune famille noble qui n’eût un de ses membres prisonnier, il n’yavait pas non plus une seigneurie où ces extorsions ne sepratiquassent. (487, Hist. des Français, vol. X.)… Lamisère même des paysans était devenue un objet deplaisanterie : – Jacques Bonhomme, disaient lesnobles, ne lâche pas son argent si on ne le roue decoups ; bientôt le paysan ne fut plus nommé queJacques Bonhomme. (488, ibid.)… Les paysans, queles seigneurs et les Anglais pillaient et torturaient, sesoulevèrent d’un commun accord le 21 mai 1358, pour se soustraire àla faim, à la misère et au désespoir. L’exemple donné parquelques villages se répandit dans toutes les directions avec larapidité du feu qui s’étend sur une plaine d’herbes sèches ;ils voulaient se venger des nobles qui, joignant l’insulte à laviolence, les nommaient Jacques Bonhomme, vidant leurs greniers,emmenant leur bétail, violant devant eux leurs femmes et leursfilles, et les brûlaient ensuite avec un fer chaud pour les forcerà donner de l’argent. Les insurgés, que l’on nomma lesJacques (l’insurrection, Jacquerie), se jetèrent avecfureur sur les châteaux ; armés seulement de fourches, de fauxet de bâtons, ils forcèrent l’entrée de ces manoirs qui les avaientfait si longtemps trembler, ils y mirent le feu, et ils soumirent àdes tortures effroyables les chevaliers qu’ils firent prisonniers,avec leurs femmes et leurs enfants. Les gentilshommes qui nepérirent pas dans cette première entreprise ne tardèrent pas àprendre leur revanche, ils avaient pour eux l’avantage des armes etl’habitude de la guerre. La lutte ne fut pas longue… Les bourgeoisde Meaux avaient été de leur côté horriblement vexés par lanoblesse, ils ouvrirent leurs portes aux Jacques, dontprès de neuf mille entrèrent dans leurs murs ; un assez grandnombre de Parisiens s’étaient joints à eux… Le captal de Buchet le comte de Foix, à la tête de leurs hommes d’armescouverts de fer, attaquèrent les Jacques et sabrèrent cespaysans demi-nus, sans pouvoir être atteints ; avant la fin decette journée, sept mille Jacques avaient été massacrés ounoyés ; les gentilshommes mirent ensuite le feu à la ville deMeaux, empêchant en même temps les bourgeois de sortir de leursmaisons, et les firent tous périr dans les flammes ;encouragés par cette victoire, les gentilshommes se réunirent enpetites troupes, se répandirent dans les campagnes, brûlant lesvillages, massacrant les paysans, sans s’informer s’ils avaient ounon appartenu à la Jacquerie ; le roi de Navarre fitsupplicier leur chef nommé GUILLAUME CAILLET. »(Ibid., p. 531-533.)

Enfin, HENRI MARTIN n’est pas moins explicitesur les causes de ce puissant mouvement insurrectionnel :

« …… Ce qu’avaient enduré les paysanspassait la mesure des misères humaines ; les noblesavaient rejeté sur leurs vassaux tout le poids du désastre dePoitiers, et n’en avaient gardé pour eux que la honte… Chaqueseigneur tira de ses vilains libres ou non libresla plus grosse part qu’il put ; quant aux serfs, auxtaillables et corvéables à merci, les fouets, les cachots, lestortures, tout fut bon pour leur extorquer leur dernierdenier ; on répondait à leurs plaintes par des coups et desgausseries : JACQUES BONHOMME (ainsi que la noblesse appelaitle paysan), JACQUES BONHOMME a bon dos, il souffre tout…Mais Jacques Bonhomme, après avoir vu sa fille outragée, sonfils massacré, sort sanglant et affamé des ruines de sachaumière, et le 21 mai 1358, plusieurs menues gens deNointel, de Cramoisi, et de quelques autresvillages du Beauvoisis et des environs de Clermont, s’assemblèrent,et s’entre-dirent que tous les nobles de France, chevaliers etécuyers, honnissaient et trahissaient le royaume, et que ce seraitgrand bien de les détruire tous. – Et chacun dit : – Ilest vrai, il est vrai ! honni soit celui par qui il y auraretard, que tous les gentilshommes ne soient détruits ! –Ils élurent pour leur chef un très-rusé paysan nommé GuillaumeCaillet, du village de Merlo, et s’en allèrent assaillir leschâteaux, sans nulle armure hors que bâtons ferrés etcouteaux. (Chronique de Nangis, cont. XII.)… En peude jours l’insurrection se répandit dans tous les sens avecrapidité ; elle embrasa le Beauvoisis, l’Amiénois, lePonthieu, le Vermandois, le Noyonnais, la seigneurie de Couci, leLaonnais, le Soissonnais, le Valois, la Brie, le Gâtinais, leHurepoix, toute l’Île de France ; elle couvrit toutel’embouchure de la Somme, etc., etc. Plus de cent mille vilainsquittèrent la bêche pour la pique ; les chaumières avaientassez brûlé, c’était le tour des châteaux. La noblesse était dansla stupeur ; les animaux de proie ne seraient pas plus étonnéssi les timides troupeaux qu’ils sont accoutumés à déchirer sansrésistance se retournaient tout à coup contre eux avec furie ;presque nulle part les nobles n’essayèrent de se défendre…… LesJacques combattaient, afin de rendre tortures pour tortures,outrage pour outrage, afin d’épuiser en quelques jours cet horribletrésor de haine et de vengeance, que les générations s’étaienttransmises d’âge en âge en expirant sur la glèbe…… Les nobles,revenus de leur premier effroi, reprirent l’offensive, brûlant lesvillages et égorgeant tous les paysans qui tombaient entre leursmains ; le chef de la Jacquerie du Beauvoisis, GuillaumeCaillet, essaya de traiter avec le roi de Navarre ;celui-ci donna de belles paroles à Guillaume Caillet et à sesadhérents, qui se rendirent à Clermont, sur l’invitation de ce roi,qui les fit supplicier, et couronner Guillaume Caillet d’un trépiedde fer rouge, dit un historien (Vita prima Innocentii VI, ap.Balus. pap. Avenion., t. 1, p. 554.) Le régent et sessoudoyers entre la Seine et la Marne détruisirent également denombreuses bandes de Jacques ; les noblesfaisaient la chasse aux paysans, comme ceux-ci l’avaientfaite aux gentilshommes ; ils incendiaient les villages,tuaient les vilains et les serfs, coupables ou non,partout où ils les rencontraient ; plus de vingt mille avaientpéri avant la Saint-Jean d’été ; le carnage continua longtempsencore, des cantons entiers furent dépeuplés. » (Hist. deFrance, p. 540 à 548, vol. V.)

Viennent ensuite des témoignages contemporainset de nature diverse : les uns, et ce sont les plus nombreux,constatent les causes premières de la Jacquerie et de la sympathieque cette insurrection, malgré ses excès, inspirait aux populationsurbaines et à la bourgeoisie. Ainsi on lit dans laChronique de Saint-Denis, t. VI, p.113 :

« … Il y avait bien peu de villes decommunes ou autres en France qui ne fussent mues(irritées) contre les gentilshommes, tant en faveur des gens deParis que pour le mouvement des paysans. »

On lit dans le Continuateur de laChronique de Guillaume de Nangis, t. II, p. 112 :

« … Dans l’été de l’année 1358, lespaysans des environs de Saint-Leu et de Clermont au diocèse deBeauvais, ne pouvant plus supporter les maux qui les accablaient detous côtés, et voyant que leurs seigneurs, loin de les défendre,les opprimaient et leur causaient plus de dommage que les ennemis,crurent qu’il leur était permis de se soulever contre les nobles duroyaume et de prendre leur revanche des mauvais traitements qu’ilsen avaient reçus. »

Et plus loin, après avoir dépeint lesmassacres des paysans coupables ou non d’avoir fait partie de laJacquerie, la chronique ajoute :

« … Si grand mal fut fait par les noblesde France, qu’il n’était pas besoin des Anglais pour détruire lepays ; car, en vérité, les Anglais, ennemis du royaume,n’eussent pu faire ce que firent les nobles nationaux(intranei, dit le texte du chroniqueur, 117,ibid.) »

Un autre chroniqueur contemporain, le noblesire Jean Froissart, chapelain, se tait prudemment sur les causesde la Jacquerie. Ces manants révoltés, à bout de misères,d’exactions, de tortures, ces Jacques noirs, petits, laids et àpeine armés ne lui inspirent qu’aversion et dégoût ; illes appelle méchans gens. Il se complaît dans la narrationde leurs supplices, de leur extermination ; mais,contradiction étrange, le chapelain chroniqueur est épris d’unetendresse touchante pour les aventuriers, presque tous aux gages dela noblesse, qui ravageaient, pillaient, incendiaient le pays àl’envi des Anglais. Il appelle ces pillards, cesincendiaires : pauvres brigands…

Citons…

« … Et toujours gagnaient pauvresbrigands à piller villes et châteaux… ils épiaient une bonneville ou châtel, et puis s’assemblaient et entraient dans la ville,droit sur le point du jour, et boutaient le feu en une maison oudeux, et ceux de la ville cuidaient (craignaient) que cefussent mille armures de fer… s’enfuyaient, et les pauvresbrigands brisaient maisons, coffres et écrins. Ils gagnèrentainsi plusieurs châteaux et les revendirent… Entre les autres eutun brigand qui détint le fort châtel de Comborne en Limousin, etpar ses prouesses, le roi de France voulut avoir ce brigand chezlui, acheta son châtel vingt mille écus, et le fit huissier d’armesdu roi de France, et était appelé ce brigand BACON. »(Chronique de SIRE JEAN FROISSART, t. II, p. 480-81.)

Le dévot historien des prouesses de cespauvres brigands que le roi de France voulut honorer dansla personne de l’un des chefs de ces bandits, en le nommanthuissier d’armes, ce dévot historien, disons-nous, ne pouvaitnaturellement éprouver que de la haine et de l’horreur pourJacques Bonhomme qui, fou de désespoir et de rage, aprèsdes siècles d’asservissement et de douleur, courait aux bâtons, auxfourches, aux faux, et se révoltait enfin contre ses bourreaux.

Citons encore :

« … Advint eu ce temps-là unegrand’merveilleuse tribulation en plusieurs parties du royaume deFrance, si comme en Beauvoisin, en Brie, et sur la rivière de Marneen Valois, en Laonnais, etc., car aucuns gens des villes champêtress’assemblèrent en Beauvoisin, et ne furent mie (pas) centhommes les premiers et avaient fait un chef entre eux qu’ilsappelaient chef des Jacques Bonhomme (Guillaume Caillet),et dirent que tous les nobles du royaume de France, chevaliers etécuyers, honnissaient et trahissaient le royaume, et que ce seraitgrand bien de tous les détruire ; et chacun de ces mauvaisgens se dit : il dit voir ! il dit voir (il ditvrai) ; honni soit celui par qui il demeurera (il yaura du retard) que tous les gentilshommes ne soient détruits. –Lors, se assemblèrent et s’en allèrent, sans autre conseil et sansnulles armures fors (hors) que de bâtons ferrés et decouteaux, en la maison d’un chevalier qui près de làdemeurait ; si brisèrent la maison et tuèrent le chevalier, ladame et les enfans petits et grands et ardirent(brûlèrent) la maison… Ainsi firent-ils en plusieurs châteaux etmultiplièrent tant, que ils furent bientôt six mille, et partout làoù ils venaient, leur nombre croissait, car chacun de leursemblance les suivait… Ces méchans gens ardirent au pays deBeauvoisin plus de soixante bonnes maisons et forts châteaux… Quandles gentilshommes de Beauvoisin, de Corbiais, de Vermandois, et desterres où ces méchans gens conversaient (détruisaient) etfaisaient leurs forcenneries, virent ainsi leurs maisons détruiteset leurs amis tués, ils mandèrent secours à leurs amis en Flandre,en Hainaut, en Brabant ; si en y vint tantôt assez de touscôtés ; si (ainsi) s’assemblèrent les gentilshommesétrangers et ceux du pays qui les menaient ; si commencèrent àtuer et à découper ces méchans gens sans pitié et sans merci, etles pendaient aux arbres où ils les trouvaient ; mêmement leroi de Navarre en mit a fin plus de trois mille, près de Clermonten Beauvoisin (Guillaume Caillet, leur chef, fut suppliciéà Clermont) ; mais ils étaient ja (déjà) tantmultipliés, que, si ils fussent tous ensemble, ils eussent bien étécent mille hommes ; et quand on leur demandait pourquoi ilsfaisaient ce (cela), ils répondaient qu’ils ne savaient,mais ils le véoient (voyaient) faire aux autres, si lefaisaient aussi, et pensaient qu’ils dussent en telle manièredétruire tous les nobles et gentilshommes du monde, par quoinul n’en pût être (pour qu’il n’en restât aucun). En ce tempsque ces méchans gens (les Jacques) couraient, revinrent de Prussele comte de Foix et le captal de Buch, son cousin, etentendirent sur le chemin si comme ils devaient entrer en France,la pestilence, et l’horribilité qui courait sur lesgentilshommes ; tant chevauchèrent qu’ils vinrent à Meaux enBrie ; si allèrent tantôt devers la duchesse de Normandie etles autres dames, qui furent moult lies (très-joyeuses) deleur venue, car taus les jours elles étaient menacées desJacques et des vilains de Brie et mêmement de ceux de laville, ainsi qu’il fut apparent ; d’autre part, les vilains deParis s’en vinrent aussi Meaux par flotte et par troupeaux, et s’envinrent avecque les autres, et furent bientôt neuf mille à Meaux,en très-grande volonté de mal faire… Or, regardez la grand’grâceque Dieu fit aux dames et aux demoiselles (de la duchesse deNormandie) qui étaient dedans Meaux ; elles eussent étéviolées, efforcées et perdues, comme grandes dames qu’elles fussent(quoiqu’elles fussent de grandes dames), si ce n’eût été lesgentilshommes qui là étaient et par espécial(spécialement) le comte de Foix et le captal de Buch, carces deux derniers donnèrent l’avis pour détruire et déconfire cesvilains et ces Jacques ; quand ces méchans gens,noirs et petits et très-mal armés, virent la bannière du comte deFoix et celle du duc d’Orléans et le pennon du captal de Buch, etles glaives et les épées entre leurs mains, et celles de leursgendarmes bien appareillés, si commencèrent les premiers à reculer,et les gentilshommes à eux poursuivre et à lancer sur eux de leurslances et de leurs épées, et eux abattre les Jacques… Siles abattaient à grands monceaux et tuaient ainsi que des bêtes, etles reboutèrent tous hors de Meaux, et en tuèrent tant et tant,qu’ils en étaient lassés et tannés, et les faisaientsaillir (sauter) en la rivière de Marne ; finalement,ils en tuèrent ce jour (30 juin 1358) plus de sept mille ; etquand les gentilshommes retournèrent, ils boutèrent le feu en ladésordonnée ville de Meaux, et l’ardirent (la brûlèrent)toute, et tous les vilains du bourg qu’ils purent dedansenclore ; depuis cette déconfiture qui fut faite d’eux àMeaux, les Jacques ne se rassemblèrent plus nulle part,car le jeune sire de Coucy, qui s’appelait messire Enguerrand,avait grand’foison (grand nombre) de gentilshommes aveclui, qui mettaient les Jacques à mort partout où ils entrouvaient, sans pitié ni merci. » (Chronique de SIREJEAN FROISSART, liv. I, chap. LXV à LXVIII, pages 370 à 378.)

Cette attaque de Meaux par lesJacques nous servira de transition naturelle pour arriverà constater ce fait immense et tout nouveau à cette époque :l’alliance des paysans et des populations des villes, peuple etbourgeoisie, contre la noblesse et la royauté.

Le chef de la grande révolution de 1356-1358,à Paris (les révolutions de 1413 et de 1789 reproduisirent presqueidentiquement les mêmes faits, les mêmes principes, les mêmesparticularités, les mêmes progrès) ; le chef de cette granderévolution, disons-nous, fut ÉTIENNE MARCEL, prévôt des marchands,l’un des plus illustres citoyens, des plus courageux patriotes dontla France puisse s’enorgueillir ; il avait senti l’imminenceet la portée de l’alliance des bourgeois et del’artisan avec les paysans contre leurs ennemiscommuns et séculaires : clergé, noblesse etroyauté. MARCEL crut devoir appuyer l’insurrection desJacques. Il voyait en eux d’utiles auxiliaires ; ilvoulait modérer leur furie sauvage déchaînée par la souffrance etle désespoir : il avait, entre autres actes, envoyé desrenforts aux paysans révoltés, afin de les mettre à même des’emparer du marché de la ville de Meaux. Ce marché, situé dans uneîle formée par la Marne et par le canal du Cornillon, défendu pardes fortifications, était la place d’armes du régent et dominait laville. L’attaque fut sollicitée par les habitants de Meauxeux-mêmes, qui n’osaient seuls se soulever contre la garnison detroupes royales, dont les exactions et l’insolence les poussaient àbout. Les bourgeois de la cité ouvrirent leurs portes aux Jacquesenvoyés par MARCEL, fraternisèrent avec eux, dressèrent des tablesdans les rues, et après cette agape du paysan, de l’artisan et dubourgeois, tous marchèrent à l’attaque de la place d’armes ;mais les troupes royales, bien armées, commandées par deschevaliers expérimentés, firent une horrible boucherie de cettemultitude sans discipline et presque sans armes. La ville de Meauxet ses habitants furent brûlés, ainsi que le dit Froissart, lesJacques exterminés, puis tous les paysans, Jacques ou non,que les nobles purent atteindre, périrent dans d’abominablessupplices.

Cette sympathie des bourgeois et despopulations urbaines pour les Jacques et leur accord pour tenter debriser le joug de la royauté sont surabondamment prouvés par lescontemporains.

Le Continuateur de la Chronique deGuillaume de Nangis dit textuellement (t. II, p.115) :

« … Les gens de Paris qui, au nombre detrois cents, allèrent se joindre aux Jacques à Meaux, avaient pourcapitaine un épicier de Paris, nommé PIERRE-GILLES. Il se joignit àlui une autre troupe d’environ cinq cents Parisiens commandés parJEAN VAILLANT, prévôt des monnaies du roi, qui avaitrassemblé sa troupe à Tilli. »

« … La guerre des Jacques, dit MICHELET,avait fait une diversion utile à celle de Paris. Marcelavait intérêt à les soutenir ; les communes hésitaient ;Senlis et Meaux les reçurent ; Marcel leur envoya du mondepour les aider à prendre Meaux. » (Hist. de France,vol. III, p. 400.)

« Malgré les excès et les cruautés desJacques, le parti bourgeois, – dit SISMONDI, – ne pouvait serefuser à profiter d’une pareille diversion, et beaucoup de richeshommes se mêlèrent bientôt à la Jacquerie. Pour la diriger, Marcelenvoya des Parisiens aider les Jacques à prendre le fort châteaud’Ermenonville. On n’égorgea pas les gens qu’on y trouva ;mais on les obligea de renier gentilesse etnoblesse ; les paysans sentaient eux-mêmes la nécessitéde s’allier aux bourgeois. Ils se présentèrent devant Compiègne,ville royaliste, qui leur ferma ses portes ; mais ils furentreçus dans Senlis (ville de commune). »

« Le mouvement parisien, – dit HENRIMARTIN, – commença de la façon la plus régulière ; ceux qui ledirigèrent n’étaient ni d’obscurs agitateurs enhardis par leurobscurité même, ni des malheureux poussés à bout par la misère etpar le désespoir, c’étaient les chefs électifs du corps municipal,qui avaient déjà figuré aux précédents États-généraux : genshonorable, ayant pour la plupart d’assez grands biens, tel étaitentre autres le prévôt des marchands, Étienne Marcel,l’homme le plus considérable par son mérite et par sa positionsociale qu’il y eût alors dans la bourgeoisie française. »

Maintenant laissons parler, sur l’ensemble desfaits précédents, un illustre historien souvent cité par nous etdont vous avez pu déjà, chers lecteurs, apprécier le savoir,l’éloquence et le patriotisme.

« Ici apparaît un homme dont la figure ade nos jours singulièrement grandi pour l’histoire mieuxinformée ; ÉTIENNE MARCEL, prévôt des marchands, c’est-à-direchef de la municipalité de Paris. Cet échevin du quatorzième sièclea, par une anticipation étrange, voulu et tenté des choses quisemblent n’appartenir qu’aux révolutions les plusmodernes :

» L’unité sociale et l’unitéadministrative ;

» Les droits politiques étendus àl’égal des droits civils ;

» Le principe de l’autorité publiquetransféré de la couronne à laNATION ;

» Les États-généraux changés sousl’influence du TROISIÈME ORDRE EN REPRÉSENTATIONNATIONALE ;

» La volonté du PEUPLEattestée comme SOUVERAINE devant le dépositairedu POUVOIR ROYAL ;

» L’action de Paris sur les provincescomme tête de l’opinion et centre du mouvementgénéral ;

» LA DICTATURE DÉMOCRATIQUE exercéeau nom du droit commun ;

» De nouvelles couleurs prises etportées comme signe d’alliance patriotique et symbole derénovation ;

» Le transport de la royauté d’unebranche à une autre, en vue de la cause des réformes et pourl’intérêt plébéien.

» Voilà les événements et les scènes quiont donné à notre dix-neuvième siècle, et au précédent, leurcaractère politique ; eh bien, il y a de tout cela dans lestrois années sur lesquelles domine le nom du prévôt MARCEL. Sacourte et orageuse carrière fut comme un essai prématuré des grandsdesseins de la Providence, et comme le miroir des sanglantespéripéties sous l’entraînement des passions humaines ; cesdesseins devaient marcher à leur accomplissement (en 1789). MARCELvécut et mourut pour une idée, celle de précipiter par la force desmasses roturières de l’œuvre de nivellement graduel commencé parles rois (en attaquant le pouvoir féodal)… À une fougue de tribun,il joignit l’instinct organisateur ; il laissa dans la grandecité, qu’il avait gouvernée d’une façon rudement absolue, desinstitutions fortes, de grands ouvrages et un nom que, deux sièclesaprès lui, ses descendants portaient comme un titre denoblesse…

» Pendant que la bourgeoisie formée à laliberté municipale s’élevait ainsi (sous l’influence de Marcel)d’un élan soudain, mais passager, à l’esprit de liberté nationale,et anticipait en quelque sorte les temps à venir, un spectaclebizarre et terrible fut donné par la population demi-serve desvillages et des hameaux ; on connaît la JACQUERIE, seseffroyables excès et sa répression non moins effroyable ; dansces jours de crise et d’agitation, le frémissement universel se fitsentir aux paysans, et rencontra en eux des passions de haine et devengeance, amassées, refoulées pendant des siècles d’oppressionet de misère ; le cri de la France plébéienne : –LES NOBLES DÉSHONORENT ET TRAHISSENT LE ROYAUME, devint sous leschaumières du Beauvoisis un signal d’émeute pour l’exterminationdes gentilshommes… Maîtresse de tout le plat pays entre l’Oise etla Seine, cette force brutale s’organisa sous un chef(Guillaume Caillet), qui offrit son alliance aux villesque l’esprit de réforme agitait ; Paris, Beauvais, Senlis,Amiens et Meaux l’acceptèrent, soit comme secours, soit commediversion ; malgré les actes de barbarie des paysansrévoltés, presque partout la population urbaine et principalementla classe pauvre sympathisait avec eux : on vit de richesbourgeois, des hommes politiques se mêler aux JACQUES, lesdirigeant et modérant leur soif de massacre, jusqu’au jour où ilsdisparurent tués par milliers dans leurs rencontres avec lanoblesse en armes, décimés par les supplices ou dispersés par laterreur.

» La destruction des Jacques fut suiviepresque aussitôt par la chute dans Paris même de la révolutionbourgeoise. Ces deux mouvements si divers des deux grandesclasses de la roture finirent ensemble, l’un pour renaître et toutentraîner quand le temps serait venu, l’autre pour ne laisser qu’unnom et de tristes souvenirs. L’essai de monarchie démocratiquefondé par ÉTIENNE MARCEL et ses amis sur la confédération desvilles du nord et du centre de la France, échoua, parce que Paris,mal secondé, resta seul pour soutenir une double lutte contretoutes les forces de la royauté jointes à celles de la noblesse, etcontre le découragement militaire ; le chef de cettecourageuse entreprise fut tué au moment de la pousser à l’extrême,et d’élever un roi de la bourgeoisie en face du roi légitime… Aveclui périrent ceux qui avaient représenté la ville dans le conseilmunicipal… Le tiers état, descendu de la position dominante qu’ilavait conquise prématurément, le tiers état reprit son rôleséculaire de labeur patient, d’ambition modeste, de progrès lentset continus ; tout ne fut pas perdu dans cette première etmalheureuse épreuve ; le prince qui lutta deux ans contrela bourgeoisie parisienne, prit quelque chose de ses tendancespolitiques, et s’instruisit à l’école de ceux qu’il avaitvaincus. Il mit à néant ce que l’assemblée nationale avaitarrêté et l’avait contraint de faire pour la réforme desabus ; mais cette réaction n’eut que peu de jours deviolence, et Charles V, devenu roi, S’IMPOSA unepartie de la tâche que, régent du royaume, il avait exécutéeMALGRÉ LUI. » (Recueil des monuments inédits de l’Histoiredu tiers état, par AUGUSTIN THIERRY, membre del’Institut, 1850. – Introduction, pages XL à L.)

Non, ainsi que le dit l’illustre historien,non, tout ne fut pas perdu dans cette première et malheureuseépreuve : le progrès fit un pas de plus, et, ainsi quenous l’avons dit et constaté tant de fois dans le cours de cesrécits, chers lecteurs, chacun de ces pas hardis, laborieux,ensanglantés, que firent nos pères dans la voie de leuraffranchissement, devait aboutir à notre glorieuse révolution de1789-1792, et chacun de ces pas dut être marqué par desinsurrections successives ; écoutez encore à ce sujetAugustin Thierry :

« … N’ayant guère eu jusque-là d’autreperspective que celle d’être déchargés des services les plusonéreux, homme par homme, famille par famille, les paysanss’élevèrent à des idées, à des volontés d’un autre ordre, ils envinrent à demander leur affranchissement par seigneuries et parterritoire, et à se liguer pour l’obtenir. Ce cri d’appel ausentiment d’égalité originelle : nous sommes hommes commeeux, se fit entendre aux seigneurs, qu’il éclairait en lesmenaçant. » (Ibid., XXV.)

Et plus loin :

« Les deux grandes formes de constitutionmunicipale : la Commune proprement dite, et laCité, régie par les conseils, eurent également pourprincipe l’INSURRECTION plus ou moins violente, plus ou moinscontenue, et pour but l’ÉGALITÉ DES DROITS ET LA RÉHABILITATION DUTRAVAIL. »

Oui, égalité des droits, réhabilitation dutravail, tel a été le mobile, le but constant des légitimes etsaintes insurrections qui ont précédé la grande et décisiveinsurrection de 1789.

Et maintenant, chers lecteurs, le récitsuivant vous causera sans doute, comme à nous, d’abord de ladésespérance… et ensuite de l’espérance… sentiments qui semblent secontredire et cependant s’accordent…

Un moment vous désespérerez de l’avenir, envoyant, il y a quatre siècles, malgré l’alliance des seules forcesvives et productives de la nation, l’artisan, lepaysan et le bourgeois, malgré la conquête d’uneconstitution (pour parler le langage moderne) beaucoupplus radicale, beaucoup plus démocratique que celle de 1789, laFrance, après cette sublime aspiration vers la liberté, versl’égalité, vers la réhabilitation du travail, retomber épuisée,saignante, asservie, sous le joug de la royauté…

Mais vous espérerez, chers lecteurs, mais voussentirez plus que jamais affermie en vous votre foi ardente,inébranlable, au progrès, cette loi infailliblede l’humanité, en songeant qu’après quatre siècles de luttesterribles, d’insurrections tour à tour victorieuses ou vaincues,les principes désormais impérissables de 1356, prématurémentaffirmés par le génie d’Étienne Marcel, ont été proclamés,aux applaudissements de tous les peuples, par les constituants de1789, affranchissant le monde, et sont devenus l’Évangile de lasociété moderne !

Courage donc, chers lecteurs, courage, pas dedéfaillance, et que, selon notre vœu le plus cher, cesenseignements puisés dans le passé soient votre consolation etvotre espoir…

Annecy-le-Vieux (Savoie), 12 juin 1853.

EUGÈNE SUE

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