Les Nouvelles aventures de Jeff Peters

Les Nouvelles aventures de Jeff Peters

d’ O. Henry

I Art et Conscience.

– Je n’ai jamais pu, me dit un jour Jeff Peters, retenir mon partenaire Andy Tucker dans la voie légitime de la sainte et pure combine. Andy a trop d’imagination pour être honnête. Les trucs qu’il invente pour rafler la monnaie sont tellement imprégnés de haute finance et de fallaciosité qu’ils n’auraient même pas été admis parmi les règlements intérieurs du Trésor public dans l’État du Gratizouela.

« Quant à moi, je n’ai jamais consenti à m’approprier les dollars d’un tiers ou d’un quart sans lui fournir quelque chose en échange – bijoux d’or en cuivre, graines potagères, lotion anti-lumbagique, certificats d’actions, pâte à fourneaux, ou un coup de matraque sur l’occiput, – quelque chose enfin qui représente la contrepartie de son capital. Il y a des moments où je me demande si je n’ai pas eu, parmi mes ancêtres, des puritains de la Nouvelle-Angleterre, et si ne tiens pas d’eux un solide et tenace respect pour la police.

« Mais l’arbre généalogique d’Andy n’est pas de la même souche. Je ne crois pas qu’il ait jamais pu trouver dans sa ramure autre chose que des boursiers ou des percepteurs.

« Certain été, alors qu’il opérait dansle Middle West, le long de la vallée de l’Ohio, avec un stockd’albums de famille, de poudre contre la migraine, et d’insecticideaquatique, Andy se sent soudain en proie à l’un de ses accèspériodiques de hautes perpétrations financières.

« – Jeff, me dit-il, en y réfléchissantbien, je crois que nous devrions laisser tomber ces spécialistes durutabaga, et diriger notre activité sur quelque chose de plusnourrissant et prolifique. Si nous continuons à faire la chasse auxpicaillons de ces culs-terreux, nous ne tarderons pas à êtreclassés comme des naturalistes. Que dirais-tu d’un plongeon dansles donjons du pays des gratte-ciel ou d’une chasse à courre parmiles gros bisons de Plutus ?

« – Andy, répliqué-je, tu connais mesidiosyncrasies. Je préfère le genre d’affaires légal, loyal etpastoral que nous exerçons actuellement. Chaque fois que je prendsde l’argent à l’un de mes frères anthropiques, je m’arrange pourlui laisser entre les mains quelque objet tangible dont lacontemplation l’empêche de regarder de quel côté je suis parti, –oui, même si cet objet n’est qu’une simpleépingle-de-cravate-à-seringue-secrète-pour-arroser-la-figure-des-copains.Toutefois, dis-je, si tu as une idée fraîche et joyeuse,projette-la sur l’écran. Je ne suis pas marié assez solidement avecla petite combine pour répudier un divorce occasionnel, au profitd’une consœur plus grasse et substantielle. »

« – Je songeais, répond Andy, à unepetite expédition cynégétique, sans cor, ni chiens, ni camera –parmi le grand troupeau des Midas Americanus, vulgairement connussous le nom de millionnaires pensylvaniens.

« – À New-York ? demandé-je.

« – Non, Monsieur : à Pittsburg.C’est là leur pâturage familial. Ils n’aiment pas New-York. S’ils yvont de temps à autre, c’est parce que l’opinion publique les yoblige.

« Un millionnaire pensylvanien à New-Yorkest comme une mouche dans une tasse de café chaud : il attirel’attention et les commentaires, mais il n’y trouve aucun plaisir.New-York ridiculise la prodigalité qu’il étale dans cette ville desnobs, de filous et de ricaneurs. À la vérité, il ne débourse pastant d’argent qu’on croit. J’ai eu l’occasion une fois de parcourirle mémorandum des dépenses effectuées par un Pittsburgeois de 15millions durant une excursion de 10 jours à Tamtamville. Voicicomment ça se présentait :

 

Billet aller et retour…21dollars.
Taxis2
Note d’hôtel à 5 d. par jour.30
Pourboires5 750
TOTAL5 823dollars.

 

« Voilà la voix de New-York, continueAndy. Cette ville n’est qu’un maître d’hôtel. Si vous la gratifiezd’un pourboire exagéré, elle va se payer votre figure avec le groomdu vestiaire. Quand un Pittsburgeois veut dépenser de l’argent ets’offrir du bon temps, il reste dans son pays. C’est là que nousirons l’attraper. »

« Bref, pour en finir, Andy et moiallâmes planquer nos albums, poudres médicales, bijouteries etélixirs dans la cave d’un copain, et en route pour Pittsburg. Andyn’avait encore enfanté aucun prospectus spécial de procédure oud’hostilités : mais il a toujours été profondément convaincuque sa nature immorale se montrerait à la hauteur de n’importequelle circonstance.

« En guise de concession à mes propresidées d’auto-conservation et de rectitude, il me promit que, sij’avais à prendre une part active et compromettante dans la moindredes opérations envisagées là-bas, il y aurait toujours quelquechose de réel, tangible, visible, doux, amer, ou odorant àtransférer à la victime en échange de son argent, afin que maconscience pût rester en paix. Après ça, je me sentis mieux etmarchai d’un pas plus allègre sur le sentier latéral à la loi.

« – Andy, lui dis-je, tandis que nouserrions à travers la fumée le long du chemin de cendres qu’ilsappellent Smithfield Street, as-tu préconçu la façon dont nousallons entrer en relations avec ces rois du coke et ces écraseursde minerai ? Je n’entends pas déprécier outre mesure la valeurde mon système personnel relatif au maniement de la fourchette àpoisson et de la petite cuiller à café, dis-je, mais la pénétrationdans les salons de ces fumeurs de cigares en suie ne va-t-elle passe révéler plus ardue que tu ne le crois ?

« – Le seul handicap, répond Andy, quenous puissions rencontrer consiste dans notre propre raffinement etnotre culture inhérente. Les millionnaires de Pittsburg forment unaimable régiment d’hommes simples, cordiaux, modestes etdémocratiques.

« Leurs manières sont rudes, maisinciviles, et bien qu’ils se montrent pétulants et hirsutes, ilsdissimulent derrière tout cela une dose appréciable d’impolitesseet de discourtoisie. Presque tous sont sortis d’une conditionobscure, et ils y resteront, tant que la ville n’aura pas imposédes fumivores à toutes les cheminées. Si nous adoptons une conduitesimple et sans affectation, si nous ne nous éloignons pas trop desbistros, et si nous bornons l’exercice de notre éloquence au thèmeexclusif des droits de douane sur les objets en acier, nousn’aurons aucune peine à en rencontrer quelques-uns dans lemonde.

« Bref, Andy et moi passâmes trois ouquatre jours à errer dans la ville pour reconnaître les positions.Nous apprîmes ainsi à faire la connaissance visuelle de plusieursmillionnaires.

« Il y en avait un qui avait l’habituded’arrêter son auto devant la porte de notre hôtel et de se faireapporter une demi-bouteille de champagne. Une fois que le garçonl’avait ouverte, il mettait le goulot dans sa bouche et la sifflaitd’un trait. Andy suggéra qu’il avait dû être souffleur de verreavant de faire fortune.

« Un soir, Andy ne parut pas à l’hôtelpour le dîner. Il était onze heures lorsqu’il entra dans machambre.

« – Piqué un, Jeff ! me dit-il.Douze millions. Pétrole, laminoirs, lotissements, hauts fourneaux,etc.… Un chic type, – sans façons, manières ni us et coutumes.Récolté tout son fric en cinq ans. Vient de louer une équipe deprofesseurs pour lui faire avaler les doses requises de matièrescérébrales, – éducation, art, littérature, conversation et chicvestimentaire. Quand je l’ai rencontré, il venait de gagner un paride 10 000 dollars qu’il avait fait avec les Aciéries deCostagalem, – un pari sur le nombre de tonnes de suie qu’un hommepeut avaler en vingt ans sans engraisser d’un kilo. Alors je letrouve en train de payer une tournée générale à tous ceux quiétaient dans la salle, et je participe comme les autres. Etnaturellement, je lui tape dans l’œil, et il m’invite à dîner lesoir même. Nous allons dans un restaurant de Diamond Alley, etmangeons des huîtres fumées, des beignets de saumon et de lafriture d’ananas en buvant du blanc mousseux.

« Puis il veut me montrer sa garçonnièrede Liberty Street. C’est un appartement de dix pièces, au-dessusd’un marché à poissons, avec salle de bains commune à l’étagesupérieur. Il me dit que ça lui avait coûté 18 000 dollarspour le meubler, et je le crois facilement.

« Il y a là pour 40 000 dollars detableaux dans une pièce et 20 000 dollars de bibelots dans uneautre. S’appelle Scudder, 45 ans, prend des leçons de piano, ettire 15 000 tonneaux de pétrole par jour de ses puits.

« – Parfait, dis-je. Galop d’essaisatisfaisant. Mais – ensuite ? À quoi nous conduit toute cetteartisticaillerie pétrolifère ?

« – Minute, répond Andy d’un ton pensifen s’asseyant sur le lit. Cet homme n’est pas ce qu’on pourraitappeler un rupin ordinaire. Pendant qu’il m’exhibait son musée, jevoyais sa figure s’illuminer comme la porte ouverte d’un four àcoke. Il me dit que s’il réussit deux ou trois grands coups, ilécrabouillera la collection de bonbonnières, d’aiguières, desalières et de turbotières de Pierpont Morgan, à tel point qu’ellene paraîtra plus qu’un intérieur de gésier d’autruche projeté surl’écran d’un cinéma.

« Puis il me montra une petite sculpturequi avait au moins 2 000 ans ou 2 000 sièclesd’existence, dit-il ; et n’importe qui pouvait voir quec’était quelque chose d’extraordinaire. C’était une fleur de lotusen ivoire, au milieu de laquelle le vieux tailleur de défensesavait sculpté un visage de femme.

« Scudder attrape un catalogue, et medécrit l’objet. C’est l’œuvre d’un Égyptien nommé Khafra, qui enavait fabriqué deux pour le Roi Ramsès LVI vers l’an XCMDZ avantJésus-Christ ; le deuxième n’a jamais pu être trouvé. Toutesles boutiques d’antiquailleries ont fouillé l’Europe de fond encomble pour le dégoter, mais le stock semble être épuisé. Scudder apayé le sien 2 000 dollars.

« – Bah ! dis-je, tout cela me faitl’effet d’un gazouillis de ruisseau. Je pensais que nous étionsvenus ici pour enseigner les affaires aux millionnaires, et nonpour qu’ils nous donnent des leçons d’art.

« – Patience ! répond Andyaimablement. Peut-être verrons-nous bientôt une brèche dans lafumée.

« Le lendemain Andy s’absenta duranttoute la matinée. Il ne parut que vers midi dans le hall de l’hôtelet me fit signe aussitôt de monter dans sa chambre. Là, il extirpede sa poche un paquet rond, de la grosseur d’un œuf de dinde etl’ouvre : c’est un ivoire sculpté semblable à celui dumillionnaire, qu’il m’a décrit la veille.

« – Suis entré chez un petit brocanteuril y a un moment, fait Andy ; j’aperçois cet objet enfoui sousun tas de vieux yatagans et autres couleuvrines. L’antiquaire medit qu’il a ça depuis plusieurs années ; – croit que ça lui aété bazardé par quelque Turc ou Arabe qui campait le long de larivière.

« Je lui en offris 2 dollars ; maisje devais avoir l’air d’en avoir envie, car l’homme me déclara quesi je ne lui en donnais pas au moins 35 dollars, ce serait comme sij’arrachais le porridge de la bouche de ses enfants. Finalement ilme le lâche pour 25 dollars.

« Jeff poursuit Andy, c’est exactement lemême objet que celui de Scudder, – un véritable et authentiquefrère jumeau. Il payera ça 2 000 dollars aussitôt qu’il aurajeté la moitié d’un œil dessus. Et qu’est-ce qui nous dit que cen’est pas là le morceau de dent authentique que le vieux romanichela découpé il y a ZY mille ans ?

« – Pourquoi pas, en effet ? dis-je.Mais, – comment allons-nous décider Scudder à en fairel’emplette ?

« Andy a déjà son plan tout prêt, et jevais vous raconter comment nous l’avons exécuté.

« Je me procurai une paire de lunettesbleues, endossai une redingote noire, embroussaillai mes cheveux,et devins ainsi le Professeur Pickleman. Je me rendis dans un autrehôtel ; où je me fis inscrire, et envoyai un télégramme àScudder en le priant de venir me voir d’urgence pour une questiond’art importante. En moins d’une heure, l’ascenseur le déposedevant ma porte. C’est un homme brumeux avec une voix claironnante,et une odeur de naphte et de carton bouilli.

« – Hello ! Prof ! clame-t-il,comment va la santé ?

« J’embroussaille un peu plus mescheveux, et le fixe froidement à travers mes lunettes bleues.

« – Monsieur, demandé-je, êtes-vousCornélius T. Scudder, de Pittsburgh, Pensylvanie ?

« – Lui-même ! dit-il. Sortons etallons boire un coup !

« – Je n’ai, dis-je, ni le temps, ni ledésir de me livrer à de telles distractions innocentes etdélétères. Je suis venu de New-York pour une question de commer…pour une question d’art. J’ai appris là-bas que vous êtes lepropriétaire d’un ivoire sculpté égyptien de l’époque de lacent-soixante-dix-septième dynastie, qui représente la tête de lareine Isis dans une fleur de lotus. Il n’y avait que deux piècessemblables connues. L’une a été perdue durant de longues années –je viens de la découvrir dans une obscure petite boutiquede Vienne et je l’ai achetée. L’autre est entre vos mains : jedésire l’acquérir. Dites votre prix.

« – Ventre Saint-gris, Prof !s’écrie Scudder. C’est vous qui avez trouvé la deuxième ?Bah ! Bah ! Bah ! – Et vous voulez acheter lamienne ? Non, non, non ! Cornelius Scudder n’a pas besoinde vendre ce qu’il désire garder. Avez-vous la pièce sur vous,Prof ?

« Je la montre à Scudder, qui l’examinesoigneusement sur toutes ses faces.

« – C’est bien la vraie chose, dit-il, leduplicata exact de la mienne, jusque dans les moindres détails.Tenez, Prof ! dit-il, je vais vous dire ce que je vaisfaire : je ne vends pas, – j’achète. Je vous donne 2 500dollars pour la vôtre.

« – Puisque vous ne voulez pas vendre, jem’y résous, dis-je d’un air contrit. Elles ne peuvent pas vivrel’une sans l’autre. En grosses coupures, s’il vous plaît. Je n’aipas le temps de vous en dire plus, malgré mon désir de… Il faut queje retourne à New-York ce soir, j’ai une conférence demain àl’Aquarium.

« Scudder fait descendre un chèque aubureau de l’hôtel qui l’encaisse. Puis il me quitte, emportant sonantique, et je regagne l’hôtel d’Andy après avoir réglé manote.

« Andy se promène fiévreusement dans sachambre en regardant sa montre.

« Hé bien ? demande-t-il.

« – Deux mille cinq cents, dis-je,comptant.

« – Nous avons juste onze minutes pourattraper le rapide du B. O. direction Ouest. Prends tesbagages.

« – Pourquoi se presser ?demandé-je. Ce fut un marché régulier. Et même si ce n’est qu’uneimitation de la pièce originale, il ne va pas s’en apercevoir toutde suite. Il avait l’air persuadé que c’était bien l’articleauthentique.

« – Ça l’était, répond Andy. C’était lesien. Je l’ai mis dans ma poche hier pendant qu’il cherchait autrechose. Et maintenant, dépêche-toi d’attraper ta valise.

« – Mais alors, demandé-je, si c’était lesien, pourquoi m’as-tu raconté cette histoire de brocanteur et deTurc sur la rivière ?…

« – Oh ! répond Andy, c’était parrespect pour ta sacrée conscience. Allez, en route !

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