Les Paysans

Les Paysans

d’ Honoré de Balzac

Partie 1
Chapitre 1Le Château

A MONSIEUR NATHAN.

Aux Aigues, 6 août 1823.

Toi qui procures de délicieux rêves au public avec tes fantaisies, mon cher Nathan, je vais te faire rêver avec du vrai.Tu me diras si jamais le siècle actuel pourra léguer de pareils songes aux Nathan et aux Blond et de l’an 1923 ! Tu mesureras la distance à laquelle nous sommes du temps où les Florine du dix-huitième siècle trouvaient à leur réveil un château comme les Aigues dans un contrat.

Mon très cher, si tu reçois ma lettre dans la matinée, vois-tu de ton lit, à cinquante lieues de Paris environ, au commencement de la Bourgogne, sur une grande route royale, deux petits pavillons en brique rouge, réunis ou séparés par une barrière peinte en vert ?… Ce fut là que la diligence déposa ton ami.

De chaque côté des pavillons, serpente une haie vive d’où s’échappent des ronces semblables à des cheveux follets. Çà et là,une pousse d’arbre s’élève insolemment. Sur le talus du fossé, de belles fleurs baignent leurs pieds dans une eau dormante et verte.A droite et à gauche, cette haie rejoint deux lisières de bois, et la double prairie à laquelle elle sert d’enceinte a sans doute été conquise par quelque défrichement.

A ces pavillons déserts et poudreux commence une magnifiqueavenue d’ormes centenaires dont les têtes en parasol se penchentles unes sur les autres et forment un long, un majestueux berceau.L’herbe croît dans l’avenue, à peine y remarque-t-on les sillonstracés par les doubles roues des voitures. L’âge des ormes, lalargeur de deux contre-allées, la tournure vénérable des pavillons,la couleur brune des chaînes de pierre, tout indique les abordsd’un château quasi-royal.

Avant d’arriver à cette barrière, du haut d’une de ces éminencesque, nous autres Français, nous nommons assez vaniteusement unemontagne, et au bas de laquelle se trouve le village de Couches, ledernier relais, j’avais aperçu la longue vallée des Aigues, au boutde laquelle la grande route tourne pour aller droit à la petiteSous-Préfecture de La-Ville-aux-Fayes, où trône le neveu de notreami des Lupeaulx. D’immenses forêts, posées à l’horizon sur unevaste colline côtoyée par une rivière, dominent cette riche vallée,encadrée au loin par les monts d’une petite Suisse, appelée leMorvan. Ces épaisses forêts appartiennent aux Aigues, au marquis deRonquerolles et au comte de Soulanges dont les châteaux et lesparcs, dont les villages vus de loin et de haut donnent de lavraisemblance aux fantastiques paysages de Breughel-de-Velours.

Si ces détails ne te remettent pas en mémoire tous les châteauxen Espagne que tu as désiré posséder en France, tu ne serais pasdigne de cette narration d’un Parisien stupéfait. J’ai enfin jouid’une campagne où l’Art se trouve mêlé à la Nature, sans que l’unsoit gâté par l’autre, où l’Art semble naturel, où la Nature estartiste. J’ai rencontré l’oasis que nous avons si souvent rêvéed’après quelques romans : une nature luxuriante et parée, desaccidents sans confusion, quelque chose de sauvage et d’ébouriffé,de secret, de pas commun. Enjambe la barrière, et marchons.

Quand mon oeil curieux a voulu embrasser l’avenue où le soleilne pénètre qu’à son lever ou à son coucher, en la zébrant de sesrayons obliques, ma vue a été barrée par le contour que produit uneélévation du terrain ; mais, après ce détour, la longue avenueest coupée par un petit bois, et nous sommes dans un carrefour, aucentre duquel se dresse un obélisque en pierre, absolument comme unéternel point d’admiration. Entre les assises de ce monument,terminé par une boule à piquants (quelle idée !) pendentquelques fleurs purpurines, ou jaunes, selon la saison. Certes, lesAigues ont été bâtis par une femme ou pour une femme, un homme n’apas d’idées si coquettes, l’architecte a eu quelque motd’ordre.

Après avoir franchi ce bois, posé comme en sentinelle, je suisarrivé dans un délicieux pli de terrain, au fond duquel bouillonneun ruisseau que j’ai passé sur une arche en pierres moussues d’unesuperbe couleur, la plus jolie des mosaïques entreprises par leTemps. L’avenue remonte le cours d’eau par une pente douce. Auloin, se voit le premier tableau : un moulin et son barrage, sachaussée et ses arbres, ses canards, son linge étendu, sa maisoncouverte en chaume, ses filets et sa boutique à poisson, sanscompter un garçon meunier qui déjà m’examinait. En quelque endroitque vous soyez à la campagne, et quand vous vous y croyez seul,vous êtes le point de mire de deux yeux couverts d’un bonnet decoton. Un ouvrier quitte sa houe, un vigneron relève son dos voûté,une petite gardeuse de chèvres, de vaches ou de moutons grimpe dansun saule pour vous espionner.

Bientôt l’avenue se transforme en une allée d’accacias qui mèneà une grille du temps où la serrurerie faisait de ces filigranesaériens qui ne ressemblent pas mal aux traits enroulés dansl’exemple d’un maître d’écriture. De chaque côté de la grille,s’étend un saut-de-loup dont la double crête est garnie des lanceset des dards les plus menaçants, de véritables hérissons en fer.Cette grille est d’ailleurs encadrée par deux pavillons deconcierge semblables à ceux du palais de Versailles, et couronnéspar des vases de proportions colossales. L’or des arabesques arougi, la rouille y a mêlé ses teintes ; mais cette porte,dite de l’Avenue, et qui révèle la main du Grand Dauphin à qui lesAigues la doivent, ne m’en a paru que plus belle. Au bout de chaquesaut-de-loup commencent des murailles non crépies où les pierres,enchâssées dans un mortier de terre rougeâtre, montrent leursteintes multipliées : le jaune ardent du silex, le blanc de lacraie, le brun-rouge de la meulière et les formes les pluscapricieuses. Au premier abord, le parc est sombre, ses murs sontcachés par des plantes grimpantes, par des arbres qui, depuiscinquante ans, n’ont pas entendu la hache. On dirait d’une forêtredevenue vierge par un phénomène exclusivement réservé aux forêts.Les troncs sont enveloppés de lianes qui vont de l’un à l’autre.Des guys d’un vert luisant pendent à toutes les bifurcations desbranches où il a pu séjourner de l’humidité. J’ai retrouvé leslierres gigantesques, les arabesques sauvages qui ne fleurissentqu’à cinquante lieues de Paris, là où le terrain ne coûte pas assezcher pour qu’on l’épargne. Le paysage, ainsi compris, veut beaucoupde terrain. Là, donc, rien de peigné, le râteau ne se sent pas,l’ornière est pleine d’eau, la grenouille y fait tranquillement sestêtards, les fines fleurs de forêt y poussent, et la bruyère y estaussi belle qu’en janvier sur ta cheminée, dans le riche cachepotapporté par Florine. Ce mystère enivre, il inspire de vaguesdésirs. Les odeurs forestières, senteurs adorées par les âmesfriandes de poésie à qui plaisent les mousses les plus innocentes,les cryptogames les plus vénéneux, les terres mouillées, lessaules, les baumes, le serpolet, les eaux vertes d’une mare,l’étoile arrondie des nénuphars jaunes ; toutes cesvigoureuses fécondations se livrent à vos narines en vous livranttoutes une pensée, leur âme peut-être. Je pensais alors à une roberose, ondoyant à travers cette allée tournante.

L’allée finit brusquement par un dernier bouquet où tremblentles bouleaux, les peupliers et tous les arbres frémissants, familleintelligente, à tiges gracieuses, d’un port élégant, les arbres del’amour libre ! De là, j’ai vu, mon cher, un étang couvert denymphoea, de plantes aux larges feuilles étalées ou aux petitesfeuilles menues, et sur lequel pourrit un bateau peint en blanc etnoir, coquet comme la chaloupe d’un canotier de la Seine, légercomme une coquille de noix. Au delà, s’élève un château signé 1560,en briques d’un beau rouge, avec des chaînes en pierre et desencadrements aux encoignures et aux croisées qui sont encore àpetits carreaux (ô Versailles !) La pierre est taillée enpointes de diamant, mais en creux comme au palais ducal de Venisedans la façade du pont des Soupirs. Ce château n’a de régulier quele corps du milieu d’où descend un perron orgueilleux à doubleescalier tournant, à balustres arrondis, fins à leur naissance et àmollets épatés. Ce corps de logis principal est accompagné detourelles à clochetons où le plomb dessine ses fleurs, de pavillonsmodernes à galeries et à vases plus ou moins grecs. Là, mon cher,point de symétrie. Ces nids assemblés au hasard sont commeempaillés par quelques arbres verts dont le feuillage secoue surles toits ses mille dards bruns, entretient les mousses et vivifiede bonnes lézardes où le regard s’amuse. Il y a le pin d’Italie àécorce rouge avec son majestueux parasol ; il y a un cèdre âgéde deux cents ans, des saules pleureurs, un sapin du Nord, un hêtrequi le dépasse ; puis, en avant de la tourelle principale, lesarbustes les plus singuliers, un if taillé qui rappelle quelqueancien jardin français détruit, des magnolias et deshortensias ; enfin, c’est les Invalides des héros del’horticulture, tour à tour à la mode et oubliés, comme tous leshéros.

Une cheminée à sculptures originales et qui fumait à grosbouillons dans un angle, m’a certifié que ce délicieux spectaclen’était pas une décoration d’opéra. La cuisine y révélait des êtresvivants. Me vois-tu, moi Blondet, qui crois être en des régionspolaires quand je suis à St-Cloud, au milieu de cet ardent paysagebourguignon ? Le soleil verse sa plus piquante chaleur, lemartin-pêcheur est au bord de l’étang, les cigales chantent, legrillon crie, les capsules de quelques graines craquent, les pavotslaissent aller leur morphine en larmes liquoreuses, tout se découpenettement sur le bleu foncé de l’éther. Au-dessus des terresrougeâtres de la terrasse s’échappent les joyeuses flamberies de cepunch naturel qui grise les insectes et les fleurs, qui nous brûleles yeux et qui brunit nos visages. Le raisin se perle, son pampremontre un voile de fils blancs dont la délicatesse fait honte auxfabriques de dentelles. Enfin le long de la maison brillent despieds d’alouettes bleus, des capucines aurore, des pois de senteur.Quelques tubéreuses éloignées, des orangers parfument l’air. Aprèsla poétique exhalation des bois, qui m’y avait préparé, venaientles irritantes pastilles de ce sérail botanique. Au sommet duperron, comme la reine des fleurs, vois enfin une femme en blanc eten cheveux, sous une ombrelle doublée de soie blanche mais plusblanche que la soie, plus blanche que les lys qui sont à ses pieds,plus blanche que les jasmins étoilés qui se fourrent effrontémentdans les balustrades, une Française née en Russie qui m’a dit : – « Je ne vous espérais plus !  » Elle m’avait vu dès le tournant.Avec quelle perfection toutes les femmes, même les plus naïves,entendent la mise en scène ? Le bruit des gens occupés àservir m’annonçait qu’on avait retardé le déjeûner jusqu’àl’arrivée de la diligence. Elle n’avait pas osé venir au-devant demoi.

N’est-ce pas là notre rêve, n’est-ce pas là celui de tous lesamants du beau sous toutes ses formes, du beau séraphique que Luinia mis dans le mariage de la Vierge, sa belle fresque de Sarono, dubeau que Rubens a trouvé pour sa mêlée de la bataille du Thermodon,du beau que cinq siècles élaborent aux cathédrales de Séville et deMilan, du beau des Sarrasins à Grenade, du beau de Louis XIV àVersailles, du beau des Alpes et du beau de la Limagne ?

De cette propriété qui n’a rien de trop princier ni rien de tropfinancier, mais où le prince et le fermier-général ont demeuré, cequi sert à l’expliquer, dépendent deux mille hectares de bois, unparc de neuf cents arpents, le moulin, trois métairies, une immenseferme à Couches et des vignes, ce qui devrait engendrer un revenude soixante-douze mille francs. Voilà les Aigues, mon cher, où l’onm’attendait depuis deux ans, et où je suis en ce moment dans lachambre perse , destinée aux amis du coeur.

En haut du parc, vers Couches, sortent une douzaine de sourcesclaires, limpides, venues du Morvan, qui se versent toutes dansl’étang, après avoir orné de leurs rubans liquides et les valléesdu parc et ses magnifiques jardins. Le nom des Aigues vient de cescharmants cours d’eau. On a supprimé le mot vives, car dans lesvieux titres, la terre s’appelle Aigues-Vives, contrepartied’Aigues-Mortes. L’étang se décharge dans le cours d’eau del’avenue, par un large canal droit bordé de saules pleureurs danstoute sa longueur. Ce canal, ainsi décoré, produit un effetdélicieux. En y voguant assis sur un banc de la chaloupe, on secroit sous la nef d’une immense cathédrale, dont le choeur estfiguré par les corps de logis qui se trouvent au bout. Si le soleilcouchant jette sur le château ses tons orangés entrecoupésd’ombres, et allume le verre des croisées, il vous semble alorsvoir des vitraux flamboyants. Au bout du canal, on aperçoit unvillage, Blangy, soixante maisons environ, une église de France,c’est-à-dire une maison mal entretenue, ornée d’un clocher de boissoutenant un toit de tuiles cassées. On y distingue une maisonbourgeoise et un presbytère. La commune est d’ailleurs assez vaste,elle se compose de deux cents autres feux épars auxquels cettebourgade sert de chef-lieu. Cette commune est, çà et là, coupée enpetits jardins, les chemins sont marqués par des arbres à fruits.Les jardins, en vrais jardins de paysan, ont de tout : des fleurs,des ognons, des choux et des treilles, des groseilliers et beaucoupde fumier. Le village paraît naïf, il est rustique, il a cettesimplicité parée que cherchent tant les peintres. Enfin, dans lelointain, on aperçoit la petite ville de Soulanges posée au bordd’un vaste étang comme une fabrique du lac de Thoune.

Quand vous vous promenez dans ce parc, qui a quatre portes,chacune d’un superbe style, l’Arcadie mythologique devient pourvous plate comme la Beauce. L’Arcadie est en Bourgogne et non enGrèce, l’Arcadie est aux Aigues et non ailleurs. Une rivière, faiteà coups de ruisseaux, traverse le parc dans sa partie basse par unmouvement serpentin, et y imprime une tranquillité fraîche, un airde solitude qui rappelle d’autant mieux les Chartreuses que, dansune île factice il se trouve une Chartreuse sérieusement ruinée etd’une élégance intérieure digne du voluptueux financier quil’ordonna. Les Aigues ont appartenu, mon cher, à ce Bouret quidépensa deux millions pour recevoir une fois Louis XV. Combien depassions fougueuses, d’esprits distingués, d’heureusescirconstances n’a-t-il pas fallu pour créer ce beau lieu ? Unemaîtresse d’Henri IV a rebâti le château là où il est, et y a jointla forêt. La favorite du Grand-Dauphin, mademoiselle Choin, à quiles Aigues furent donnés, les a augmentés de quelques fermes.Bouret a mis dans le château toutes les recherches des petitesmaisons de Paris pour une des célébrités de l’Opéra. Les Aiguesdoivent à Bouret la restauration du rez-de-chaussée dans le styleLouis XV.

Je suis resté stupéfait en admirant la salle à manger. Les yeuxsont d’abord attirés par un plafond peint à fresque dans le goûtitalien, et où volent les plus folles arabesques. Des femmes enstuc finissant en feuillages soutiennent, de distance en distance,des paniers de fruits sur lesquels portent les rinceaux du plafond.Dans les panneaux qui séparent chaque femme, d’admirablespeintures, dues à quelque artiste inconnu, représentent les gloiresde la table : les saumons, les têtes de sanglier, les coquillages,enfin tout le monde mangeable qui, par de fantastiquesressemblances, rappelle l’homme, les femmes, les enfants et quilutte avec les plus bizarres imaginations de la Chine, le pays où,selon moi, l’on comprend le mieux le décor. Sous son pied, lamaîtresse de la maison trouve un ressort de sonnette pour appelerles gens, afin qu’ils n’entrent qu’au moment voulu, sans jamaisrompre un entretien ou déranger une attitude. Les dessus de portesreprésentent des scènes voluptueuses. Toutes les embrasures sont enmosaïques de marbres. La salle est chauffée en dessous. Par chaquefenêtre, on aperçoit des vues délicieuses.

Cette salle communique à une salle de bain d’un côté, de l’autreà un boudoir qui donne dans le salon. La salle de bain est revêtueen briques de Sèvres peintes en camaïeu, le sol est en mosaïque, labaignoire est en marbre. Une alcôve, cachée par un tableau peintsur cuivre, et qui s’enlève au moyen d’un contrepoids, contient unlit de repos en bois doré du style le plus Pompadour. Le plafondest en lapis-lazuli, étoilé d’or. Les camaïeux sont faits d’aprèsles dessins de Boucher. Ainsi, le bain, la table et l’amour sontréunis.

Après le salon qui, mon cher, offre toutes les magnificences dustyle Louis XIV, vient une magnifique salle de billard, à laquelleje ne connais pas de rivale à Paris. L’entrée de ce rez-de-chausséeest une antichambre demi-circulaire, au fond de laquelle on adisposé le plus coquet des escaliers, éclairé par en haut, et quimène à des logements bâtis tous à différentes époques. Et l’on acoupé le cou, mon cher, à des fermiers-généraux en 1793 ! MonDieu ! comment ne comprend-on pas que les merveilles de l’Artsont impossibles dans un pays sans grandes fortunes, sans grandesexistences assurées ? Si la Gauche veut absolument tuer lesrois, qu’elle nous laisse quelques petits princes, grands commerien du tout !

Aujourd’hui, ces richesses accumulées appartiennent à une petitefemme artiste, qui non contente de les avoir magnifiquementrestaurées, les entretient avec amour. De prétendus philosophes,qui s’occupent d’eux en ayant l’air de s’occuper de l’Humanité,nomment ces belles choses des extravagances. Ils se pâment devantles fabriques de calicot et les plates inventions de l’industriemoderne, comme si nous étions plus grands et plus heureuxaujourd’hui que du temps de Henri IV, de Louis XIV et de Louis XV,qui tous ont imprimé le cachet de leur règne aux Aigues. Quelpalais, quel château royal, quelles habitations, quels beauxouvrages d’art, quelles étoffes brochées d’orlaisserons-nous ? Les jupes de nos grand’mères sontaujourd’hui recherchées pour couvrir nos fauteuils. Usufruitierségoïstes et ladres, nous rasons tout, et nous plantons des choux làoù s’élevaient des merveilles. Hier, la charrue a passé sur Persanqui mit à sec la bourse du chancelier Maupeou, le marteau a démoliMontmorency qui coûta des sommes folles à l’un des Italiens groupésautour de Napoléon ; enfin, le Val, création deRegnault-Saint-Jean-d’Angely, Cassan, bâti pour une maîtresse duprince de Conti, en tout quatre habitations royales, viennent dedisparaître dans la seule vallée de l’Oise. Nous préparons autourde Paris la campagne de Rome pour le lendemain d’un saccage dont latempête soufflera du Nord sur nos châteaux de plâtre et nosornements en carton-pierre.

Vois, mon très-cher, où vous conduit l’habitude de tartiner dansun journal, voilà que je fais une espèce d’article. L’espritaurait-il donc, comme les chemins, ses ornières ? Je m’arrête,car je vole mon gouvernement, je me vole moi-même, et vous pourriezbâiller. La suite à demain. J’entends le second coup de cloche quim’annonce un de ces plantureux déjeûners dont l’habitude est depuislongtemps perdue, à l’ordinaire s’entend, par les salles à mangerde Paris.

Voici l’histoire de mon Arcadie. En 1815, est morte aux Aiguesl’une des impures les plus célèbres du dernier siècle, unecantatrice oubliée par la guillotine et par l’aristocratie, par lalittérature et par la finance, après avoir tenu à la finance, à lalittérature, à l’aristocratie, et avoir frôlé la guillotine ;oubliée comme beaucoup de charmantes vieilles femmes qui s’en vontexpier à la campagne leur jeunesse adorée, et qui remplacent leuramour perdu par un autre, l’homme par la nature. Ces femmes viventavec les fleurs, avec la senteur des bois, avec le ciel, avec leseffets du soleil, avec tout ce qui chante, frétille, brille etpousse, les oiseaux, les lézards, les fleurs et les herbes ;elles n’en savent rien, elles ne se l’expliquent pas, mais ellesaiment encore ; elles aiment si bien, qu’elles oublient lesducs, les maréchaux, les rivalités, les fermiers-généraux, leursFolies et leur luxe effréné, leurs strass et leurs diamants, leursmules à talons et leur rouge pour les suavités de la campagne.

J’ai recueilli, mon cher, de précieux renseignements sur lavieillesse de mademoiselle Laguerre, car la vieillesse des fillesqui ressemblent à Florine, à Mariette, à Suzanne du Val-Noble, àTullia, m’inquiétait de temps en temps, absolument comme je ne saisquel enfant s’inquiétait de ce que devenaient les vieilleslunes.

En 1790, épouvantée par la marche des affaires publiques,mademoiselle Laguerre vint s’établir aux Aigues, acquises pour ellepar Bouret et où il avait passé plusieurs saisons avec elle ;le sort de la Dubarry la fit tellement trembler, qu’elle enterrases diamants. Elle n’avait alors que cinquante-trois ans ; et,selon sa femme de chambre, devenue la femme d’un gendarme, unemadame Soudry à qui l’on dit madame la mairesse gros comme le bras, » Madame était plus belle que jamais .  » Mon cher, la nature a sansdoute ses raisons pour traiter ces sortes de créatures en enfantsgâtés ; les excès, au lieu de les tuer, les engraissent, lesconservent, les rajeunissent ; elles ont, sous une apparencelymphatique, des nerfs qui soutiennent leur merveilleusecharpente ; elles sont toujours belles par la raison quienlaidirait une femme vertueuse. Décidément, le hasard n’est pasmoral.

Mademoiselle Laguerre a vécu là d’une manière irréprochable, etne peut-on pas dire comme une sainte, après sa fameuse aventure. Unsoir, par un désespoir d’amour, elle se sauve de l’Opéra dans soncostume de théâtre, va dans les champs, et passe la nuit à pleurerau bord d’un chemin. (A-t-on calomnié l’amour au temps de LouisXV ?) Elle était si déshabituée de voir l’aurore, qu’elle lasalue en chantant un de ses plus beaux airs. Par sa pose, autantque par ses oripeaux, elle attire des paysans qui, tout étonnés deses gestes, de sa voix, de sa beauté, la prennent pour un ange etse mettent à genoux autour d’elle. Sans Voltaire, on aurait eu,sous Bagnolet, un miracle de plus. Je ne sais si le bon Dieutiendra compte à cette fille de sa vertu tardive, car l’amour estbien nauséabond à une femme aussi lassée d’amour que devait l’êtreune impure de l’ancien Opéra. Mademoiselle Laguerre était née en1740, son beau temps fut en 1760, quand on nommait M. de… .. (lenom m’échappe), le premier commis de la guerre , à cause de saliaison avec elle. Elle quitta ce nom tout à fait inconnu dans lepays et s’y nomma madame des Aigues, pour mieux se blottir dans saterre qu’elle se plut à entretenir dans un goût profondémentartiste. Quand Bonaparte devint premier consul, elle achevad’arrondir sa propriété par des biens d’église, en y consacrant leproduit de ses diamants. Comme une fille d’opéra s’entend guère àgérer ses biens, elle avait abandonné la gestion de sa terre à unintendant, en ne s’occupant que du parc, de ses fleurs et de sesfruits.

Mademoiselle, morte et enterrée à Blangy, le notaire deSoulanges, cette petite ville située entre La-Ville-aux-Fayes etBlangy, le chef-lieu du canton, fit un copieux inventaire, et finitpar découvrir les héritiers de la chanteuse qui ne se connaissaitpas d’héritiers. Onze familles de pauvres cultivateurs aux environsd’Amiens, couchés dans des torchons, se réveillèrent un beau matindans des draps d’or. Il fallut liciter. Les Aigues furent alorsachetés par Montcornet, qui, dans ses commandements en Espagne eten Poméranie, se trouvait avoir économisé la somme nécessaire àcette acquisition, quelque chose comme onze cent mille francs, ycompris le mobilier. Ce beau lieu devait toujours appartenir auministère de la guerre. Le général a sans doute ressenti lesinfluences de ce voluptueux rez-de-chaussée, et je soutenais hier àla comtesse que son mariage avait été déterminé par les Aigues.

Mon cher, pour apprécier la comtesse, il faut savoir que legénéral est un homme violent, haut en couleur, de cinq pieds neufpouces, rond comme une tour, un gros cou, des épaules de serrurierqui devaient mouler fièrement sa cuirasse. Montcornet a commandéles cuirassiers au combat d’Essling, que les Autrichiens appellentGross-Aspern , et n’y a pas péri quand cette belle cavalerie a étérefoulée vers le Danube. II a pu traverser le fleuve à cheval surune énorme pièce de bois. Les cuirassiers en trouvant le pontrompu, prirent à la voix de Montcornet, la résolution sublime defaire volte-face et de résister à toute l’armée autrichienne qui,le lendemain, emmena trente et quelques voitures pleines decuirasses. Les Allemands ont créé pour ces cuirassiers un seul motqui signifie hommes de fer [En principe, je n’aime pas les notes,voici la première que je me permets ; son intérêt historiqueme servira d’excuse ; elle prouvera d’ailleurs que ladescription des batailles est à faire autrement que par les sèchesdéfinitions des écrivains techniques qui, depuis trois mille ans,ne nous parlent que de l’aile droite ou gauche, du centre, plus oumoins enfoncés ; mais qui du soldat, de ses héroïsmes, de sessouffrances ne disent pas un mot. La conscience avec laquelle jeprépare les Scènes de la Vie Militaire me conduit sur tous leschamps de bataille arrosés par le sang de la France et par celui del’étranger ; j’ai donc voulu visiter la plaine de Wagram. Enarrivant sur les bords du Danube, en face de la Lobau, je remarquaisur la rive, où croît une herbe fine, des ondulations semblablesaux grands sillons des champs à luzerne. Je demandai d’où provenaitcette disposition du terrain, pensant à quelque méthoded’agriculture :  » Là, me dit le paysan qui nous servait de guide,dorment les cuirassiers de la garde impériale ; ce que vousvoyez, c’est leurs tombes !  » Ces paroles textuelles mecausèrent un frisson ; le prince Frédéric S… ., qui letraduisit, ajouta que ce paysan avait conduit le convoi descharrettes chargées de cuirasses. Par une de ces bizarreriesfréquentes à la guerre, notre guide avait fourni le déjeûner deNapoléon le matin de la bataille de Wagram. Quoique pauvre, ilgardait le double napoléon que l’Empereur lui avait donné de sonlait et de ses oeufs. Le curé de Gross-Aspern nous introduisit dansce fameux cimetière où Français et Autrichiens se battirent ayantdu sang jusqu’à mi-jambe, avec un courage et une persistanceégalement glorieuses de part et d’autre. C’est là que, nousexpliquant qu’une tablette de marbre sur laquelle se porta toutemon attention, et où se lisaient les noms du propriétaire deGross-Aspern, tué dans la troisième journée, était la seulerécompense accordée à la famille, il nous dit avec une profondemélancolie :  » Ce fut le temps des grandes misères, et ce fut letemps des grandes promesses ; mais, aujourd’hui, c’est letemps de l’oubli …  » Je trouvai ces paroles d’une magnifiquesimplicité ; mais, en y réfléchissant, je donnai raison àl’apparente ingratitude de la Maison d’Autriche. Ni les peuples, niles rois ne sont assez riches pour récompenser tous les dévoûmentsauxquels donnent lieu les luttes suprêmes. Que ceux qui servent unecause avec l’arrière-pensée de la récompense, estiment leur sang etse fassent condottieri !… Ceux qui manient ou l’épée ou laplume pour leur pays ne doivent penser qu’à bien faire , commedisaient nos pères, et ne rien accepter, pas même la gloire, quecomme un heureux accident.

Ce fut, en allant reprendre ce fameux cimetière pour latroisième fois que Masséna, blessé, porté dans une caisse decabriolet, fit à ses soldats cette sublime allocution :.  » Comment,s… . mâtins, vous n’avez que cinq sous par jour, j’ai quarantemillions, et vous me laissez en avant !…  » On sait l’ordre del’Empereur à son lieutenant et apporté par M. de Sainte-Croix, quipassa trois fois le Danube à la nage :  » Mourir, ou reprendre levillage ; il s’agit de sauver l’armée ! les ponts sontrompus.  » ( L’auteur .)] . Montcornet a les dehors d’un héros del’antiquité. Ses bras sont gros et nerveux, sa poitrine est largeet sonore, sa tête se recommande par un caractère léonin, sa voixest de celles qui peuvent commander la charge au fort desbatailles ; mais il n’a que le courage de l’homme sanguin, ilmanque d’esprit et de portée. Comme beaucoup de généraux à qui lebon sens militaire, la défiance naturelle à l’homme sans cesse enpéril, les habitudes du commandement donnent les apparences de lasupériorité, Montcornet impose au premier abord ; on le croitun Titan, mais il recèle un nain comme le géant de carton qui salueElisabeth à l’entrée du château de Kenilworth. Colère et bon, pleind’orgueil impérial, il a la causticité du soldat, la repartieprompte et la main plus prompte encore. S’il a été superbe sur unchamp de bataille, il est insupportable dans un ménage, il neconnaît que l’amour de garnison, l’amour des militaires à qui lesAnciens, ces ingénieux faiseurs de mythes, avaient donné pourpatron le fils de Mars et de Vénus, Eros . Ces délicieuxchroniqueurs de religions s’étaient approvisionnés d’une dixained’amours différents. En étudiant les pères et les attributs de cesamours, vous découvrez la nomenclature sociale la plus complète, etnous croyons inventer quelque chose ! Quand le globe seretournera comme un malade qui rêve, et que les mers deviendrontdes continents, les Français de ce temps là trouveront au fond denotre Océan actuel une machine à vapeur, un canon, un journal etune charte, enveloppés dans un bloc de Corail.

Or, mon cher, la comtesse de Montcornet est une petite femmefrêle, délicate et timide. Que dis-tu de ce mariage ? Pour quiconnaît le monde, ces hasards sont si communs, que les mariagesbien assortis sont l’exception. Je suis venu voir comment cettepetite femme fluette arrange ses ficelles pour mener ce gros,grand, carré général, comme il menait, lui, ses cuirassiers.

Si Montcornet parle haut devant sa Virginie, madame lève undoigt sur ses lèvres, et il se tait. Le soldat va fumer sa pipe etses cigares dans un kiosque, à cinquante pas du château, et il enrevient parfumé. Fier de sa sujétion, il se tourne vers elle commeun ours enivré de raisins, pour dire, quand on lui propose quelquechose : –  » Si madame le veut…  » Quand il arrive chez sa femme dece pas lourd qui fait craquer les dalles comme des planches, sielle lui crie de sa voix effarouchée : –  » N’entrez pas !  » ilaccomplit militairement demi-tour par flanc droit en jetant ceshumbles paroles :  » Vous me ferez dire quand je pourrai vousparler… « , de la voix qu’il eut sur les bords du Danube quand ilcria à ses cuirassiers :  » Mes enfants, il faut mourir, ettrès-bien, quand on ne peut pas faire autrement !  » J’aientendu ce mot touchant dit par lui en parlant de sa femme : – « Non seulement je l’aime, mais je la vénère et l’estime.  » Quand illui prend une de ces colères qui brisent toutes les bondes ets’échappent en cascades indomptables, la petite femme va chez elleet le laisse crier. Seulement, quatre ou cinq jours après : –  » Nevous mettez pas en colère, lui dit-elle, vous pouvez vous briser unvaisseau dans la poitrine, sans compter le mal que vous me faites. » Et alors le lion d’Essling se sauve pour aller essuyer une larme.Quand il se présente au salon, et que nous y sommes occupés àcauser : –  » Laissez-nous, il me lit quelque chose « , dit-elle, etil nous laisse.

Il n’y a que les hommes forts, grands et colères, de ces foudresde guerre, de ces diplomates à tête olympienne, de ces hommes degénie, pour avoir ces partis pris de confiance, cette générositépour la faiblesse, cette constante protection, cet amour sansjalousie, cette bonhomie avec la femme. Ma foi ! je mets lascience de la comtesse autant au-dessus des vertus sèches ethargneuses que le satin d’une causeuse est préférable au veloursd’Utrecht d’un sot canapé bourgeois.

Mon cher, je suis dans cette admirable campagne depuis sixjours, et je ne me lasse pas d’admirer les merveilles de ce parc,dominé par de sombres forêts, et où se trouvent de jolis sentiersle long des eaux. La Nature et son silence, les tranquillesjouissances, la vie facile à laquelle elle invite, tout m’a séduit.Oh ! voilà la vraie littérature, il n’y a jamais de faute destyle dans une prairie. Le bonheur serait de tout oublier ici, mêmeles Débats . Tu dois deviner qu’il a plu pendant deux matinées.Pendant que la comtesse dormait, pendant que Montcornet couraitdans ses propriétés, j’ai tenu par force la promesse siimprudemment donnée, de vous écrire.

Jusqu’alors, quoique né dans Alençon, d’un vieux juge et d’unpréfet, à ce qu’on dit, quoique connaissant les herbages, jeregardais comme une fable l’existence de ces terres au moyendesquelles on touche par mois quatre à cinq mille francs. L’argent,pour moi, se traduisait par deux horribles mots : le travail et lelibraire, le journal et la politique… Quand aurons-nous une terreoù l’argent poussera dans quelque joli paysage ? C’est ce queje nous souhaite au nom du Théâtre, de la Presse et du Livre. Ainsisoit-il.

Florine va-t-elle être jalouse de feu mademoiselleLaguerre ? Nos Bouret modernes n’ont plus de Noblessefrançaise qui leur apprenne à vivre, ils se mettent trois pourpayer une loge à l’Opéra, se cotisent pour un plaisir, et necoupent plus d’in-quarto magnifiquement reliés pour les rendrepareils aux in-octavo de leur bibliothèque. A peine achète-t-on leslivres brochés ! Où allons-nous ? Adieu, mesenfants ! Aimez toujours

« Votre doux Blondet »

Si, par un hasard miraculeux, cette lettre, échappée à la plusparesseuse plume de notre époque, n’avait pas été conservée, il eûtété presque impossible de peindre les Aigues. Sans cettedescription, l’histoire, doublement horrible qui s’y est passée,serait peut-être moins intéressante.

Beaucoup de gens s’attendent sans doute à voir la cuirasse del’ancien colonel de la garde impériale éclairée par un jet delumière, à voir sa colère allumée tombant comme une trombe surcette petite femme, de manière à rencontrer vers la fin de cettehistoire ce qui se trouve à la fin de tant de livres modernes, undrame de chambre à coucher. Le drame moderne pourrait-il écloredans ce joli salon à dessus de porte en camaïeu bleuâtre oùbabillaient les amoureuses scènes de la Mythologie, où de beauxoiseaux fantastiques étaient peints au plafond et sur les volets,où sur la cheminée riaient à gorge déployée les monstres deporcelaine chinoise, où sur les plus riches vases, des dragons bleuet or tournaient leur queue en volute autour du bord que lafantaisie japonaise avait émaillé de ses dentelles de couleurs, oùles duchesses, les chaises longues, les sofas, les consoles, lesétagères, inspiraient cette paresse contemplative qui détend touteénergie ? Non, le drame ici n’est pas restreint à la vieprivée, il s’agite ou plus haut ou plus bas. Ne vous attendez pas àde la passion, le vrai ne sera que trop dramatique. D’ailleurs,l’historien ne doit jamais oublier que sa mission est de faire àchacun sa part ; le malheureux et le riche sont égaux devantsa plume ; pour lui, le paysan a la grandeur de ses misères,comme le riche a la petitesse de ses ridicules ; enfin, leriche a des passions, le paysan n’a que des besoins, le paysan estdonc doublement pauvre ; et si, politiquement, ses agressionsdoivent être impitoyablement réprimées, humainement etreligieusement, il est sacré.

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