Les Pirates de l’Arizona

Les Pirates de l’Arizona

de Gustave Aimard

Chapitre 1 Comment un démon tomba du ciel et comment il fut accueilli sur la terre

 

Le nouveau récit que nous entreprenons aujourd’hui de faire à nos lecteurs se déroule tout entier dans l’Arizona, ancienne province du Mexique, annexée par les États-Unis, après tant d’autres, à leur colossale confédération,sans autre droit que celui de la force.

Toutes les tentatives des Anglo-Saxons pour faire pénétrer la civilisation moderne dans cette terre rebelle furent faites en pure perte ; le gouvernement de Washington fut contraint d’y renoncer.

Aussi aujourd’hui l’Arizona est-elle restée ce qu’elle était lorsqu’elle se nommait Cibola et que Cabeza de Vacca la découvrit au prix de fatigues et de périls terribles; c’est-à-dire une contrée mystérieuse, pleine de légendes sinistres, de prodiges effrayants et inexpliqués ;peuplée d’animaux inconnus et féroces, ne ressemblant à aucuns autres ; dont le sol bouleversé est rempli de ruines de toutes sortes laissées par des peuples inconnus et qui depuis des siècles ont disparu. Aussi les plus braves coureurs des bois ne se risquentqu’en hésitant et avec une terreur secrète, à s’enfoncer dans cesforêts presque impénétrables, vieilles comme le monde, au fonddesquelles on retrouve d’autres ruines qui servent de repaires auxfauves les plus redoutables et semblent avoir abrité des géantsdans les anciens jours de la création.

Ces déserts inexplorés, qui s’étendent àl’infini, renferment une nombreuse population nomade, composée deséléments les plus hétérogènes, hostiles les uns aux autres et sefaisant une guerre sans merci, où le sang coule comme de l’eau sousles prétextes les plus futiles.

Voici quelle est la population del’Arizona :

Les Indiens bravos, c’est-à-direindomptés, les Comanches, les Apaches, les Pawnees et d’autresencore, qui prétendent avec raison être les maîtres du sol ;puis les coureurs des bois, les chasseurs et les trappeurs, lesseuls honnêtes ; viennent ensuite les pirates des savanes,sang-mêlé pour la plupart, féroces, voleurs et assassins, sans foini loi ; et enfin les déclassés et les naufragés de toutes lescivilisations du Vieux et du Nouveau Monde ; populationanonyme sans nom dont les mauvais instincts n’ont aucun frein et neconnaissent que la force et la loi du talion, œil pour œil, dentpour dent, et ne s’inclinent que devant le juge Lynch.

Et cependant cette contrée est la plus richeet la plus belle de l’univers, son climat est admirable, sa floreet sa faune sont incomparables et ses mines d’or, d’argent et decuivre sont inépuisables ; aussi, espérons-nous que dans unavenir prochain l’Arizona entrera malgré elle dans la grandefamille des peuples, tout le fait prévoir : la civilisationmarche en avant quand même, et le désert se rétrécit tous lesjours.

Un vendredi de la fin du mois de juin 187…entre quatre et cinq heures du soir, ainsi que l’indiquait l’ombreallongée des arbres sur le sol, un homme, qui semblait être unchasseur ou un coureur des bois, après avoir traversé à gué lerio Gila à son confluent avec le rio Puerco, fithalte sur la berge de la rivière, laissa tomber la crosse de sonfusil sur le sable et, croisant ses mains sur l’extrémité desdoubles canons de son arme, il examina attentivement d’un regardcirculaire l’immense vallée qui s’étendait à perte de vue autour delui.

Satisfait sans doute de sa rapide observation,un sourire releva légèrement les commissures de ses lèvres, ilmurmura entre ses dents, en français avec un fort accentnormand :

– Allons ! je suis content demoi ; je ne me suis pas trompé d’une ligne, bien que cettefois soit la première que je vienne dans cette contrée ; et ily a loin d’ici à Montréal ; voici la vallée jonchée depoteries brisées ; voici sur ma droite la casa deMoctekuzoma, là-bas les ruines d’une ville qui a dû être riche etbien fortifiée ; et, ce qui est plus important, à l’orée de cebois de châtaigniers, l’immense mahoghani – acajou – entouré dequatre cèdres qui lui servent de gardes du corps ; donc, toutest bien et je n’ai plus qu’à attendre.

Tout en causant ainsi avec lui-même lechasseur avait remis son fusil sur l’épaule ; il allas’asseoir au pied de l’acajou, bourra son calumet, l’alluma, posason fusil en travers sur ses genoux et se mit philosophiquement àfumer.

Nous ferons en quelques mots connaître auphysique et au moral ce personnage qui doit jouer un rôle importantdans cette histoire.

C’était un homme de vingt-huit à trente ans auplus ; sa taille était haute, presque gigantesque ; ilavait six pieds deux pouces ; cette stature n’ôtait rien àl’élégance et à la grâce de ses moindres gestes ; il étaitadmirablement fait ; il devait être d’une vigueur athlétique,d’une adresse et d’une légèreté remarquables.

Son teint, couleur de brique cuite, le faisaitreconnaître pour un Canadien bois brûlé.

Ses traits énergiques, ses pommettessaillantes, ses yeux gris bien fendus, un peu enfoncés sousl’orbite, mais pleins d’éclairs et regardant droit ; son frontlarge, son nez un peu camard, aux narines mobiles, sa bouche bienfaite garnie de dents magnifiques et ourlée de lèvres charnues d’unrouge de sang ; ses longs cheveux blonds tombant en épaissesboucles sur ses épaules et se mêlant parfois avec sa barbe fauve,fine et molle ; tous ses traits réunis lui composaient unephysionomie des plus sympathiques et lui donnaient une ressemblanceextraordinaire avec le mufle d’un lion, à la fois énergique, bon,paisible et ayant la conscience de sa force ; en somme c’étaitune nature d’élite.

Ce chasseur se nommait Jean Berger, mais iln’était connu dans les prairies que sous le surnom deSans-Traces, à cause de la légèreté de sa marche qui nelaissait aucune trace de son passage à travers le désert.

Bien que très jeune encore, il avait uneimmense réputation comme chasseur et batteur d’estrade dans toutesles savanes depuis le Canada jusqu’au Mexique.

Du reste, il avait de qui tenir : ilappartenait à une vieille famille de chasseurs tous renommés depuisplus d’un siècle et dont quelques-uns jouent des rôles importantsdans plusieurs de nos précédents récits.

Nous ne dirons rien de son costume,Sans-Traces portait celui adopté depuis longtemps par les chasseurscanadiens et trappeurs blancs dans le désert.

Nous constaterons seulement que le chasseuravait des armes magnifiques, cadeau d’un officier supérieurfrançais, auquel Sans-Traces avait sauvé la vie lors del’expédition française au Mexique ; il avait un fusil à doublecanon tournant se chargeant par la culasse, quatre revolvers à sixcoups ; un sabre-baïonnette qu’il portait au côté, mais qui encas de besoin s’adaptait au fusil.

Ces armes, toutes de choix, sortaient desateliers de Lepage, l’armurier dont la réputation est universelleet que, jusqu’à présent, personne n’a égalé ni pour la justesse desarmes qu’il fabrique ni pour leur élégance.

L’armement de Sans-Traces était doncformidable, puisqu’il avait vingt-six coups de feu à tirer sansêtre obligé de recharger.

Le chasseur, sans y songer, avait laissé soncalumet s’éteindre.

Il admirait le paysage grandiose qui sedéroulait sous ses yeux et devenait plus saisissant au fur et àmesure que les ténèbres remplaçaient la lumière du jour.

Partout où il reposait son regard, l’horizonn’était qu’un vaste cercle de verdure dont il était lecentre ; le lit jaunâtre du rio Gila accidentait laperspective, par les replis tortueux de son cours tourmenté, qui seperdait enfin dans les derniers plans de la perspective ; çàet là, certains escarpements rocheux, blancs, bleuâtres et rouges,laissaient deviner des ravines profondes ou des ruisseaux fuyant enbavardant sous les glaïeuls ; comme chaque soir dans cescontrées au coucher du soleil, la brise se levait, agitant lesfeuilles des arbres, causant ces plaintes suaves de la harpeéolienne qui rappellent par leur harmonie mélancolique lesgémissements des âmes souffrantes et meurent emportées à traversl’immensité sur l’aile de la brise nocturne.

La lune apparaissait comme un globe d’albâtrenoyé dans des brouillards azurés : sa lumière froideblanchissait les bords du crépuscule et la cime feuillue des hautsmahoghanis, et fondait toutes les teintes dans le bleu du cielqu’elle glaçait d’argent.

La nuit était faite.

Alors tout se tut, sauf ces bruitsindistincts, sans causes appréciables, qui semblent être larespiration puissante de la nature endormie.

Le chasseur était une organisation primitive,forte et sensible à tout ce qui est grand et beau. Sans essayerd’expliquer ses sensations devant ce spectacle imposant, il sesentait, pour ainsi dire, fasciné ; la puissante mélancolie dusilence et des ténèbres lui inspirait une respectueusecrainte ; son cœur se serrait douloureusement, sa pensée seplongeait dans une méditation étrange qui l’étreignait, l’élevaitau-dessus de lui-même pour le transporter dans des régionslumineuses où tout un monde inconnu se révélait à son âme quisemblait avoir pris des ailes et planer au-dessus de la terre en serapprochant du ciel.

– Oh ! murmura-t-il comme dans unrêve, je comprends maintenant la vénération des Peaux-Rouges pourcette vallée mystérieuse qui, disent-ils, est peuplée par lesguerriers fameux des temps passés et la nomment la Vallée desombres.

Ce fut le réveil : il se secoua commes’il s’éveillait ; il fronça les sourcils, jeta un regardinquiet autour de lui et il reprit :

– J’ai failli m’oublier.

Alors il se leva, alla ramasser du bois sec,creusa un trou avec son sabre, se fit un foyer avec trois pierresplacées en triangle sur les bords du trou, ouvrit sa gibecière, enretira une petite chaudière en fer, la remplit d’eau à une sourcevoisine, la plaça sur son foyer improvisé, entassa du bois dessouset alluma le feu.

Ces préparatifs terminés, le chasseur émiettadeux biscuits de mer dans l’eau, y ajouta du pennekann – chairsèche et pulvérisée –, du sel, du poivre et du piment ; puisil fit un lit de braise ardente sur laquelle il plaça un cuissotd’antilope, et, sous les cendres chaudes, il cacha une douzaine depatates.

– Là, dit-il d’un air satisfait, dans uneheure le souper sera prêt, sans que j’aie besoin de m’en occuperdavantage.

Il était près de huit heures du soir. Le vents’était apaisé, la lune nageait dans l’éther au milieu d’un semisd’étoiles qui brillaient comme des pointes de diamant ; onentendait dans les profondeurs des forêts le glapissement descoyotes en chasse d’une proie et les rauques miaulements desjaguars se rendant à l’abreuvoir.

Le chasseur se leva, étendit une couverturesur le sol, versa dessus plusieurs mesures de maïs, puis, à deuxreprises, il siffla d’une façon particulière.

Presque aussitôt un galop rapide se fitentendre et un magnifique mustang des prairies, noir comme la nuit,aux jambes fines, au large poitrail, à la tête petite éclairée pardeux grands yeux pleins d’éclairs, apparut repoussant les buissonsdu poitrail et vint s’arrêter à toucher le chasseur, sur l’épauleduquel il posa sa tête, en le léchant avec des petits cris deplaisir et d’affection.

Pendant quelques minutes il y eut un échangede caresses entre l’homme et l’animal, qui semblaient parfaitementse comprendre.

Le cheval était complètement harnaché,seulement ses étriers étaient relevés, et le mors était retiré etattaché sur le pommeau de la selle, afin qu’il pût brouter en touteliberté.

– D’où venez-vous, Negro ? lui ditson maître en le flattant doucement ; pourquoi n’êtes-vous pasvenu plus tôt ? le désert n’est pas bon à cette heure de nuit,les fauves sont en chasse ; mangez votre provende, demain lajournée sera rude ; je me sens envie de dormir, je suisfatigué ; faites bonne garde et surtout ne quittez pas le feude veille.

Le cheval fit une dernière caresse à sonmaître et alla docilement manger sa provende.

Le chasseur regagna sa place en bâillant, ils’adossa au mahoghani, étendit les jambes devant le feu, et aprèss’être assuré que tout était en ordre, il ferma les yeux enmurmurant :

– J’ai deux heures à dormir, il neviendra pas avant.

Presque aussitôt il s’endormit.

Son fusil était entre ses jambes et, parhasard sans doute, son sabre-baïonnette se trouvait sous sa maingauche, sur l’herbe.

Près d’une demi-heure s’écoula ainsi.

Il n’y avait plus un souffle de vent.

Un silence de plomb planait sur le désert.

Tout à coup Negro cessa de manger et couchales oreilles.

Sans-Traces ouvrit les yeux, mais sansbouger.

Le cheval avait recommencé à broyer saprovende.

Le chasseur referma les yeux.

Presque aussitôt et sans qu’on entendît leplus léger bruit, une reata en cuir tressé se déroulalentement à l’extrémité de l’une des branches maîtresses dumahoghani et descendit avec une précaution extrême.

Si le chasseur n’avait pas été endormi, ilaurait vu, à deux mètres, au plus, de son feu de veille, cettereata pendant précisément en face de lui.

Après un instant, la noire silhouette d’unhomme apparut à califourchon sur la branche à laquelle la reataétait fixée.

Cet homme sembla hésiter pendant quelquessecondes, mais tout à coup il se décida, il se mit un long poignardentre les dents, puis il saisit la reata à deux mains et se laissaglisser avec une rapidité vertigineuse.

Sans-Traces dormait toujours.

Aussitôt qu’il toucha la terre, l’inconnu pritson poignard de la main droite et, d’un bond de tigre, il s’élançasur le chasseur.

Mais celui-ci était debout devant sonennemi ; il saisit au vol le poignard que l’assassinbrandissait sur sa tête ; il le lui arracha, le renversa surle sol et lui posa lourdement son genou sur la poitrine en mêmetemps qu’il lui appliqua son propre poignard sur la gorge en luidisant d’une voix railleuse :

– Quel diable de métier faites-vous donc,maître Petermann ? quel singulier chemin prenez-vous pourfaire visite à vos amis, et quels compliments leuroffrez-vous ?

Cet individu auquel Sans-Traces avait donné lenom de Petermann, et qui avait apparu subitement d’une façon sioriginale, était quelque chose d’impossible, d’illogique, unfantoche, un polichinelle, un casse-noisettes de Nuremberg ;il avait une toute petite tête ronde comme une pomme, des yeux griset vairons, pas de front, des pommettes saillantes, un nez recourbésur une bouche fendue d’une oreille à l’autre, un menton pointu etrelevé vers le nez ; pas de barbe, à peine quelques cheveuxd’un jaune sale venant jusqu’aux sourcils ; son buste étaitcourt, ses jambes et ses bras, d’une longueur hors de toutesproportions, lui donnaient, quand il marchait, l’apparence d’unénorme faucheux dressé sur ses pattes de derrière ; cefantoche construit à coups de hache était d’une maigreur siinvraisemblable que de quelque côté qu’on le regardât on ne levoyait jamais que de profil ; sa physionomie souriante avaitune expression de bonhomie narquoise ; cependant quand ilétait en proie à une vive émotion, ce masque qu’il s’était faittombait subitement, et alors ses traits prenaient une expression descélératesse effrayante.

Les plus terribles bandits des savanesredoutaient cet homme à cause de sa méchanceté innée, sa cruauté,sa perfidie, ses mœurs infâmes et la force herculéenne qu’ilpossédait et qu’il mettait au service de ses mauvaisespassions ; c’était un misérable sans foi ni loi, devant lequelchacun tremblait.

On le disait natif de Stettin, chef-lieu de laPoméranie en Prusse, où il avait commis des crimes si horriblesqu’il avait été condamné à une réclusion perpétuelle dans sonpays.

Comment avait-il réussi à s’échapper et àpasser en Amérique, on l’ignorait ! mais, ce qui étaitcertain, c’est que, après un séjour de quelques mois à peine àWashington, il avait été contraint de se réfugier au désert pour nepas être lynché ; peine à laquelle il avait été condamné parla population exaspérée, pour avoir assassiné froidement et sansautre motif que sa férocité innée, toute une famille allemande, lepère, la mère et trois enfants tout jeunes, qui avait eu pitié desa misère et lui avait donné une généreuse hospitalité qui l’avaitempêché de mourir de faim.

On l’avait surnommé le Coyote ;jamais nom n’avait été aussi bien appliqué, car c’était une hyène,un monstre.

Tout en parlant et le tenant sous son genou,Sans-Traces l’avait en un tour de main débarrassé de ses armes, etavait retourné ses poches dont il avait jeté le contenu auloin ; par une espèce d’intuition, il ne conserva qu’unportefeuille crasseux gonflé de papiers.

Le Coyote, d’abord tout interloqué de la ruderéception qui lui avait été faite sur le sein de notre mèrecommune, avait presque aussitôt repris son sang-froid :

– Eh ! dit-il en ricanant, vous êtesdonc un pirate, compagnon ? il fallait me le dire tout desuite, nous nous serions facilement entendus.

– J’en doute, reprit le chasseur avecironie ; je suis coureur des bois, mon maître, je chasseindistinctement tous les fauves qu’ils soient à quatre pattes ou àdeux pieds ; vous en avez la preuve par vous-même.

– Vous êtes très spirituel, c’est plaisirde causer avec vous.

– Vous êtes bien bon, merci, fit-il d’unevoix railleuse.

– Ah çà, vous saviez donc que j’étaisici ?

– Parfaitement, maître Coyote.

Le bandit fronça les sourcils.

– Tu sais que ceux qui me nomment ainsirisquent leur peau.

Sans-Traces haussa dédaigneusement les épaulessans répondre.

– Que me veux-tu enfin ? repritl’Allemand en essayant sournoisement de se relever.

– Moi ? fit le chasseur, je ne teveux rien du tout.

– Alors, pourquoi m’as-tu appuyé le genousur la poitrine et le poignard sur la gorge ?

– Tu le sais mieux que moi :crois-moi, reste tranquille, ou sinon, je te tue comme un chienenragé ; c’est à Tubac que nous nous sommes rencontrés hiersoir, n’est-ce pas ?

– Je ne sais pas ce que tu veuxdire ; je ne te connais pas, dit le bandit.

– Tu crois ? dit le chasseur avecironie, tu étais avec d’autres tunantes – coquins de tonespèce – assis à une table dans la pulqueria – buvette –où je suis entré pour me renseigner, car je ne connais pas ce paysoù je viens pour la première fois ; vous jouiez aumonte, et vous buviez du refino de cataluña à pleinsverres.

– Tu rêves ; je ne comprends rienaux sottises que tu me débites depuis une heure.

– Pauvre agneau ! dit le chasseurd’une voix railleuse.

– Ah çà, est-ce que vous allez m’étoufferainsi longtemps encore ? s’écria l’autre avec rage.

– Qu’à cela ne tienne, mon maître, cetteposition vous fatigue ? dit le chasseur avec une feintepitié.

– Je ne puis plus y tenir, toutsimplement.

– Alors soyez satisfait.

Et Sans-Traces, avec une adresse, une vigueuret une rapidité qui déconcertèrent le bandit, attira à lui lareata, la fit tomber sur le sol et s’en servit pour garrotter lepirate que, malgré ses efforts pour lui échapper, il réduisit en untour de main à une complète immobilité.

– Là, voilà qui est fait ! dit lechasseur en riant.

– Maudit !… s’écria le bandit avecune colère impuissante, ah ! si tu ne m’avais pas pris entraître !…

– Allons donc ! dit Sans-Traces enréparant paisiblement le désordre de ses vêtements, vous n’êtes pasaussi terrible que vous voulez le faire croire !

– Ah ! si je puis jamais prendre marevanche, fit le pirate en grinçant des dents.

– Ah ! pardieu, je vous trouvecharmant, dit Sans-Traces, vous tombez du ciel, vous vous ruez surmoi comme un loup pour m’assassiner, et vous prétendez vous vengerde la mauvaise réussite du guet-apens que vous m’aviez tendu ?vous êtes idiot, mon cher, ajouta-t-il en riant.

– Hum ! qu’est-ce que celaencore ?

– Cela, dit le chasseur toujoursrailleur, un bâillon pour vous empêcher de bavarder comme unevieille femme ; vrai, vous parlez trop, cela m’ennuie.

– Un bâillon, à moi ? mais…

Sans-Traces lui appliqua le bâillon et coupaainsi brusquement sa phrase par la moitié.

– Maintenant, écoutez-moi et ne memenacez pas du regard, cela ne vous avancerait à rien, je vous enavertis.

En effet, le bandit n’avait que les yeux delibres et il profitait de cette dernière ressource pour protestercontre la violence qui lui était faite.

– Vous avez voulu m’assassiner sans meconnaître ; vous m’avez tendu un guet-apens horrible ;j’étais en droit de vous tuer comme un coyote immonde, je ne l’aipas voulu ; je suis un honnête coureur des bois ; jen’assassine pas, j’attaque mon ennemi en face, homme ou fauve, etje le combats bravement ; vous êtes un bandit sans foi ni loi,vicié jusqu’aux moelles, je vous appliquerai la loi de Lynch, œilpour œil, dent pour dent ; je ne vous tuerai pas, le meurtrede sang-froid me répugne ; je vous abandonnerai sans armes,sans vivres et sans feu dans le désert ; je vous laisseraimourir, c’est une dernière chance que je vous donne ; si Dieu,dont la bonté est inépuisable, vous prend en pitié et vous sauve,cette rude leçon, peut-être, vous fera rentrer en vous-même, ce queje vous souhaite sans l’espérer ; vous avez toujours abusé devotre force, je vous réduis à être plus faible qu’un enfant en vousgarrottant et vous bâillonnant.

Tout à coup un cri de hibou rompit le silenceen se faisant entendre à trois reprises.

Le chasseur tressaillit, ce cri étaitévidemment un signal.

– J’avais oublié, murmura le Canadien,cela vaudra mieux ; il me dira ce qu’il convient de faire.

Il rejeta brusquement à terre le bandit quedéjà il avait placé en travers sur le dos de Negro, il enveloppadans une épaisse couverture de laine la tête de son prisonnier afinde l’empêcher de voir et d’entendre.

Puis il répondit au signal qui lui avait étéfait en poussant à son tour le cri du hibou.

Presque aussitôt on entendit le galop rapidede plusieurs chevaux lancés à fond de train, trois cavaliersapparurent dessinant leurs sombres silhouettes dans la nuit etfirent halte devant le campement du chasseur qui s’était empresséde donner un dernier coup d’œil au souper.

Le repas était à point, Sans-Traces se frottajoyeusement les mains.

 

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