Les Rustiques

Les Rustiques

de Louis Pergaud

Préface

PERGAUD-LE-RUSTIQUE

 

Quand Louis Pergaud arrivait chez moi, ledimanche, j’avais l’impression que l’on ouvrait une fenêtre… L’airentrait avec lui, un air salubre et vif qui sentait la terre et lesfeuilles, l’herbe mouillée et les sapins. Il avait beau être vêtucomme vous et moi, il m’apparaissait en costume de chasse, et sonchien Miraut l’attendait en bas. Il apportait son pays, laFranche-Comté, à la semelle de ses gros souliers. Il avait leparler rude, le regard franc, la poignée de main cordiale. Ildétestait le mensonge, les détours et les manigances. Il appelaitpar leur nom les gens et les choses. Il savait haïr… ; maiscomme il aimait !

Je fis sa connaissance grâce àMlle Louise Read, la Dévouée par excellence, queson cœur n’égara jamais, puisqu’il la conduisit chez Barbeyd’Aurevilly, chez J.-K. Huysmans et chez François Coppée, entreautres.

Louis Pergaud, qui venait de publier DeGoupil à Margot, était encore, à cette époque, instituteur,enfin « l’homme en proie aux enfants ». Il avait ceci decommun avec Louise Michel, qu’il aimait mieux les bêtes que lesgosses. J’ai cru longtemps qu’il n’avait pas raison ; je croisà présent qu’il n’avait pas tout à fait tort. Les gosses sontsouvent plus dangereux que les bêtes ou sont nuisibles.

Bref, Pergaud n’avait rien d’un maîtred’école. On le voyait plutôt le fusil de chasse que la férule declasse à la main.

Le Prix Goncourt, en 1910, l’émancipa. Avecquelle joie naïve il le reçut ! Une dame de Vie Heureuse,manifesta son raffinement de lettrée, ma chère, en disant que lelivre du petit instituteur primaire était écrit avec un manche depioche. Justement ! Ce manche de pioche nous avait séduit,parmi les plumes d’oie. Quoi ! De la paille et de la terrehumide, qui restent au fer de la pioche, valent bien le cheveu aubec de la plume.

Il s’agissait, pour le petit employé à laPréfecture de la Seine, de conquérir une seconde fois sonindépendance. Car il n’avait qu’un mois de congé par an… et c’estpeu pour un conteur rustique. Pendant onze mois, il rongeait sonfrein. Il avait bien emporté sa pioche à écrire, mais la bonneterre natale et tout ce qui l’anime lui manquaient pour travaillerallègrement. Chaque année, au retour des vacances, il vidait soncarnier, en retirait successivement La Revanche duCorbeau, La Guerre des boutons, Miraut chien dechasse… Il faisait ainsi durer le plaisir longtemps, leplaisir de prolonger, par la pensée, l’existence d’un mois au grandair. Il aspirait au succès beaucoup moins par esprit de lucre quepour réaliser le rêve de vivre la plupart du temps à la campagne,de son métier.

Il n’était pas, somme toute, le plus àplaindre ; il songeait à son ami Léon Deubel, Franc-Comtoiscomme lui, au poète mort jeune, de misère et d’épuisement… Maisl’homme d’action réveille à chaque instant les songeurs de cetteforte espèce ; et Louis Pergaud ne s’attendrissait sur lecamarade disparu, que pour réunir son œuvre dispersée, et lapublier.

Pergaud, chien de chasse lui-même, suivait,par la plaine et par les halliers, les traces de la perdrix grise,aux plumes qu’elle y avait laissées.

Si la guerre en surprit un, vous pouvez direque ce fut celui-là.

Le 2 août, il m’écrivait :

« Demain lundi je pars pour Verdun et jeviens vous dire au revoir.

« Vous savez si je hais la guerre ;mais vraiment nous ne sommes pas les agresseurs et nous devons nousdéfendre.

« C’est dans cet esprit que je rejoinsmon corps. Paris a été digne et grave. Hier soir, je voyais desfemmes et des gosses accompagnant le mari qui allait partir… etj’étais saisi de rage contre les misérables qui ont préparé etvoulu l’immonde boucherie qui se prépare.

« Tant pis pour eux si le sort nous estfavorable !

« Je vous embrasse.

« Louis Pergaud,

« Sergent, 29e Compagnie du 166ed’Infanterie.

Je courus chez Pergaud, rue Marguerin… Ilvenait de partir. Je ne l’ai pas revu.

Je ne l’ai pas revu ; mais il me donnaitsouvent de ses nouvelles ; il m’en donnait encore lorsqu’iln’avait plus que quelques jours à vivre et qu’il se savaitcondamné…

Il avait l’esprit de corps, ce mobiliséantimilitariste. Il m’écrivait, le 13 mars 1915 :

« Notre 166e est un régimentdes plus solides et des plus vaillants : ça été un des piliersde la défense de Verdun. On y trouve pas mal de Parisiens, des gensde la Meuse et de Meurthe-et-Moselle, et beaucoup de mineurs duNord et du Pas-de-Calais. Ce sont de vrais poilus qui ont dumordant, de l’entrain et de l’esprit parfois, souvent même.

Il me citait leurs mots, les plaisanteriesgrasses dont l’auteur de La Guerre des boutonss’amusait.

Il avait un bon colonel, père d’un jeuneconfrère qui débutait dans la presse. D’autres chefs luitémoignaient leur estime, parmi lesquelsM. de Moro-Giafferi.

Je lui avais demandé de me désigner les hommesde sa compagnie, la 2e, qui ne recevaient aucun colis.Il m’envoya les noms d’une quinzaine d’entre eux… et huit joursavant sa mort, au lendemain de deux attaques meurtrières, il merassurait sur leur compte.

C’était au mois de mars 1915 ; il venaitd’être nommé sous-lieutenant… et déjà quelques-unes de sesillusions s’étaient dissipées, mais sans amoindrir sensiblement,comme on va le voir, son bloc moral.

« Vous savez avec quelle ardeur je suisparti, me disait-il dans une de ses lettres. Pacifiste etantimilitariste, je ne voulais pas plus de la botte du Kaiser quede n’importe quelle botte éperonnée pour mon pays ; jedéfendais ce vieil esprit pour lequel il me semble avoir déjàcombattu par la plume. J’étais disposé à oublier tout, à passer surtout, persuadé que dans le danger tout se fondrait… Je me battrai,certes, avec la même énergie qu’auparavant ; mais si j’ai lebonheur d’en revenir, ce sera, je crois, plus antimilitaristeencore qu’avant mon départ.

« C’est dans la souffrance, dans lapromiscuité douloureuse, que l’on découvre bien les bas-fonds del’âme humaine avec ses recoins de crasse et d’égoïsme, et j’ai pujeter la sonde dans bien des cœurs. Mon Dieu, il y a du bon,évidemment, et rien n’est désespéré ; mais les hauts comme lesbas ont leurs saletés ! Que doit être l’Allemagnemilitariste ? Quel gigantesque fumier, quelle pourrituremorale !… Allons-y jusqu’au bout et jetons bas tout ça !Je crois vraiment que c’est l’œuvre de 93 que nous continuons.Dommage qu’il ne suffise pas d’avoir du cœur au ventre pourtriompher.

Il écrivait cela au crayon, sur ses genoux,dans la cloaque des tranchées. Et le crayon faisait ce qu’ilpouvait pour grincer comme une plume, en traçant encorececi :

« Je voudrais que les salauds qui parlentdu confort des tranchées et qui donnent aux patriotes en chambredes photos truquées de tranchées d’opéra-comique, fussent obligésde passer vingt-quatre heures devant Marchéville, dans les maraisde la Woëvre que nous occupons. La tranchée est un ruisseau avecquelques îlots où l’on s’agrippe en naufragés. Ces îlots sont de laboue sur laquelle on pose des claies qui s’enfoncent peu à peu.Pour établir des abris, il faut exhausser le plancher, si j’osedire, et l’on doit rester plié en deux là-dessous, trop heureuxencore qu’il y ait de la place. Malgré cela, pas de gravesmaladies. Les hommes, dès qu’ils voient un quart de vin et quelquesbrins de paille sèche, reprennent courage et bonne humeur.

Nous rapprochons de la fin – pour Pergaud.

La lettre suivante est datée du 22 mars1915 :

« Je viens de vivre quelques journéesinoubliables. Le 19, on nous a lancés à l’assaut de tranchéesboches formidablement retranchées sur lesquelles l’artillerie,malgré une « bouzillade » furieuse n’avait aucun effet.J’ai vu tomber à mes côtés quantité de braves dont le sacrificehéroïque méritait mieux que ça. Au demeurant, c’était une opérationstupide à tous les points de vue… ; mais il fallait sans douteune troisième étoile au c… sinistre qui commande la division demarche et qui a nom B… de M… Je vous donne là l’opinion de tout lerégiment qui, sans rien dire, a obéi comme il devait, se faisanthacher par les mitrailleuses et les marmites. Comment ai-je pupasser au travers ? Je l’ignore ; mais je n’oublieraijamais ce champ de bataille tragique, les morts, les blessés, lesmares de sang, les fragments de cervelle, les plaintes, la nuitnoire illuminée de fusées, et le 75 achevant nos blessés accrochésaux fils de fer qui nous séparent des lignes ennemies. Ça varecommencer demain… mais on ne passera que sur nos cadavres ;je suis aussi sûr de mes poilus que de moi-même.

À sa femme, Pergaud écrivait, à la même date,la même chose :

« 19 Mars

« Nous recherchons nos blessés. On est enadmiration devant nous… N’empêche qu’il y a 111 morts, 15 blesséset autant de disparus. Et pourquoi ? Pour que le c… sinistrequi a nom B. de M., ait sa troisième étoile ! Laprise de Marchéville ne signifie rien, rien. Il est idiot de songerà prendre un village et des tranchées aussi puissamment retranchés,avec des effectifs aussi réduits que les nôtres, nos poilusfussent-ils des lions. Ce soir, la première compagnie seule doitrecommencer l’opération. C’est ridicule et odieux. Et le 75 noustape dessus, achevant nos blessés.

« 20 Mars

« Nous mangeons un peu et nous nouscouchons. On parle de la folie dangereuse de B. de M. etdes camarades morts.

« 21 Mars.

« Conversation avec les capitaines L… V…et P… Le soir, on se réunit pour chasser le cafard et on plaisanteles crétins de la Division de marche, qui vous envoient à la mortet qui se terrent, eux, au moindre danger.

Le drame est-il assez saisissant, dans la nuitlugubre, sous ce ciel d’encre que perce la troisième étoile ?…Que dites-vous de ce B. de M. qui doit absolument fairequelque chose pour appeler l’attention sur lui ? Qu’à cela netienne ! Il n’a pas, comme Napoléon, cent mille hommes derente ; mais il jouit tout de même d’une certaine aisance,avec une compagnie à dépenser par jour. Pourquoi se gênerait-il, dumoment que des illuminés comme Pergaud s’imaginent continuer93 ?…

La dernière lettre que je reçus de Pergaud estdu 3 avril.

« La vieille vie, disait-il, a reprisjusqu’à… peut-être la semaine prochaine… Je devine autour de notresecteur une activité formidable et des mouvements de troupesrassurants. Mais quelles visions de notre dernier engagement !Un de nos médecins auxiliaires, en plein jour et protégé par sonseul brassard, est allé ramasser nos blessés jusque devant lestranchées ennemies, à six pas des Boches… qui n’ont pas tiré. Vousdire notre émotion à nous… Que de fois n’ont-ils pas fusillé à boutportant nos majors et nos brancardiers… Aussi de la journée, plusune seule cartouche n’a été tirée, d’un côté comme de l’autre…

C’était trop beau pour durer. Quatre joursaprès, le 7 avril, à 8 heures du soir, l’ordre arrivait de partirimmédiatement pour Fresnes-en-Woëvre, par une pluie battante. ÀFresnes, la compagnie rassemblée au pied de la statue du généralMargueritte, recevait l’ordre d’attaquer la cote 233 à 2 heures dumatin. Et l’on se remettait en marche, à travers des marais, avecde l’eau jusqu’aux genoux.

À 2 heures exactement, Pergaud et les hommesde sa section, la première, sortaient de la tranchée de départ. Ladeuxième section était commandée par le sergent Louis Desprez, quia raconté ainsi l’affaire :

« Il faisait une nuit très noire. Quandles assaillants arrivèrent à proximité du réseau, la fusilladecommença à crépiter. Sous les balles, nous entraînâmes nos hommesjusqu’aux fils de fer. Mais là, ils trouvèrent le réseauintact : impossible de passer. Trempés par la pluie, ilsavaient perdu la direction et obliqué hors du secteur préparé parle génie. Les hommes et leurs chefs tentèrent de se frayer unchemin quand même à travers l’entre-croisement barbelé ; maisils offraient une cible trop facile et ils finirent par prendre leparti de se coucher et d’attendre. Aux premières lueurs du jour,ils reçurent l’ordre de se replier. Le sergent Desprez fut frappéd’une balle au moment où il rassemblait ce qui lui restait de sasection. Les débris de celle de Pergaud rentrèrent seuls :notre brave ami avait disparu. On croit qu’il a voulu traverser leréseau et qu’il a été fait prisonnier dans la tranchée ennemie. Ilse trouvait, au moment de l’attaque, à trente-cinq mètres du pontSaint-Pierre, à droite en allant de Marchéville à Saulx.

Ces détails me sont confirmés parM. Raveton, l’avoué parisien, qui était au 166e,avec Pergaud depuis le début de la guerre et qui prit part àl’attaque du 8 avril.

« Après avoir franchi deux rangs de filsde fer dans lesquels l’artillerie avait fait des brèches, nous noussommes trouvés en face d’un troisième rang de fils que l’artillerieavait laissés intacts, à quelques mètres de la tranchée. L’alarme aété rapidement donnée chez les Boches… Aussitôt un feu d’artificenous éclairait comme au 14 juillet et une fusillade nourrie nousdémolissait. C’était fini ; il n’y avait plus moyen de rienfaire. Ordre a été donné de se replier. Au petit jour, la fusilladeayant un peu diminué, l’ordre put être exécuté ; mais nouslaissions beaucoup de monde sur le terrain, beaucoup de blessésnotamment qui furent faits prisonniers. J’ai eu des nouvelles d’unde mes camarades qui est mort en captivité. Je n’en ai jamais eu dePergaud. Il est tombé ; des hommes l’ont vu et pensaient qu’ilétait blessé au pied. Il commandait, à ce moment-là : Enavant !… à sa section. Cette attaque se passait sous la pluie,une pluie qui ne discontinuait pas depuis huit jours, et le terrainétait un vrai marécage où l’on enfonçait jusqu’à la ceinture.

**

*

On a cherché partout Pergaud… ; etn’est-ce pas le chercher encore que d’écrire sur lui ? Et, àforce de le chercher, ne finira-t-on pas par le retrouver toutentier dans ses livres qu’on relira, dans sa correspondance àpublier, dans l’amitié qui se souvient de son commerce aveclui ?

Tout entier ? Non. À moitié seulement.Pauvre cher Pergaud ! Je ne reverrai plus, le dimanche, dansl’encadrement de la porte, son visage mâle et pâle, ses yeux noirs,sa maigre moustache, la mèche rebelle qui balayait son beau front,sa main tendue, l’élan de sa personne et de son cœur.

On peut toujours pousser la porte… ; maisla fenêtre fermée, il ne l’ouvrira plus, en entrant.

LUCIEN DESCAVES.

Auteurs::

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