Les Secrets de la princesse de Cadignan

Les Secrets de la princesse de Cadignan

d’ Honoré de Balzac

A THEOPHILE GAUTIER.

Après les désastres de la Révolution de Juillet qui détruisit plusieurs fortunes aristocratiques soutenues par la Cour, madame la princesse de Cadignan eut l’habileté de mettre sur le compte des événements politiques la ruine complète due à ses prodigalités. Le prince avait quitté la France avec la famille royale en laissant la princesse à Paris, inviolable par le fait de son absence, car les dettes, à l’acquittement desquelles la vente des propriétés vendables ne pouvait suffire, ne pesaient que sur lui. Les revenus du majorat avaient été saisis. Enfin les affaires de cette grande famille se trouvaient en aussi mauvais état que celles de la branche aînée des Bourbons.

Cette femme, si célèbre sous son premier nom de duchesse de Maufrigneuse, prit alors sagement le parti de vivre dans une profonde retraite, et voulut se faire oublier. Paris fut emporté par un courant d’événements si vertigineux, que bientôt la duchesse de Maufrigneuse, enterrée dans la princesse de Cadignan, mutation de nom inconnue à la plupart des nouveaux acteurs de la société mis en scène par la Révolution de Juillet, devint comme une étrangère.

En France, le titre de duc prime tous les autres, même celui de prince, quoiqu’en thèse héraldique pure de tout sophisme, les titres ne signifient absolument rien, et qu’il y ait égalité parfaite entre les gentilshommes. Cette admirable égalité fut jadis soigneusement maintenue par la maison de France&|160;; et, de nos jours, elle l’est encore, au moins nominalement, par le soin qu’ont les rois de donner de simples titres de comtes à leurs enfants. Ce fut en vertu de ce système que François Ier écrasa la splendeur des titres que se donnait le pompeux Charles-Quint en lui signant une réponse : François, seigneur de Vanves. Louis XI avait fait mieux encore, en mariant sa fille à un gentilhomme sans titre, à Pierrede Beaujeu. Le système féodal fut si bien brisé par Louis XIV, quele titre de duc devint dans sa monarchie le suprême honneur del’aristocratie, et le plus envié. Néanmoins, il est deux ou troisfamilles en France où la principauté, richement possessionnéeautrefois, est mise au-dessus du duché. La maison de Cadignan, quipossède le titre de duc Maufrigneuse pour ses fils aînés, tandisque tous les autres se nomment simplement chevaliers de Cadignan,est une de ces familles exceptionnelles. Comme autrefois deuxprinces de la maison de Rohan, les princes de Cadignan avaientdroit à un trône chez eux&|160;; ils pouvaient avoir des pages, desgentilshommes à leur service. Cette explication est nécessaire,autant pour les sottes critiques de ceux qui ne savent rien quepour constater les grandes choses d’un monde qui, dit-on, s’en va,et que tant de gens poussent sans le comprendre. Les Cadignanportent d’or à cinq fusées de sable accolées et mises en fasce,avec le mot MEMINI pour devise, et la couronne fermée, sans tenantsni lambrequins. Aujourd’hui la grande quantité d’étrangers quiaffluent à Paris et une ignorance presque générale de la sciencehéraldique commencent à mettre le titre de prince à la mode. Il n’ya de vrais princes que ceux qui sont possessionnés et auxquelsappartient le titre d’Altesse. Le dédain de la noblesse françaisepour le titre de prince, et les raisons qu’avait Louis XIV dedonner la suprématie au titre de duc, ont empêché la France deréclamer l’altesse pour les quelques princes qui existent enFrance, ceux de Napoléon exceptés. Telle est la raison pourlaquelle les princes de Cadignan se trouvent dans une positioninférieure, nominalement parlant, vis-à-vis des autres princes ducontinent.

Les personnes de la société dite du faubourg Saint-Germainprotégeaient la princesse par une discrétion respectueuse due à sonnom, lequel est de ceux qu’on honorera toujours, à ses malheurs quel’on ne discutait plus, et à sa beauté, la seule chose qu’elle eûtconservée de son opulence éteinte. Le monde, dont elle futl’ornement, lui savait gré d’avoir pris en quelque sorte le voileen se cloîtrant chez elle. Ce bon goût était pour elle, plus quepour toute autre femme, un immense sacrifice. Les grandes chosessont toujours si vivement senties en France, que la princesseregagna par sa retraite tout ce qu’elle avait pu perdre dansl’opinion publique au milieu de ses splendeurs. Elle ne voyait plusqu’une seule de ses anciennes amies, la marquise d’Espard&|160;;encore n’allait-elle ni aux grandes réunions, ni aux fêtes. Laprincesse et la marquise se visitaient dans la première matinée, etcomme en secret. Quand la princesse venait dîner chez son amie, lamarquise fermait sa porte. Madame d’Espard fut admirable pour laprincesse : elle changea de loge aux Italiens, et quitta lesPremières pour une Baignoire du Rez-de-chaussée, en sorte quemadame de Cadignan pouvait venir au théâtre sans être vue, et enpartir incognito. Peu de femmes eussent été capables d’unedélicatesse qui les eût privées du plaisir de traîner à leur suiteune ancienne rivale tombée, de s’en dire la bienfaitrice. Dispenséeainsi de faire des toilettes ruineuses, la princesse allait ensecret dans la voiture de la marquise, qu’elle n’eût pas acceptéepubliquement. Personne n’a jamais su les raisons qu’eut madamed’Espard pour se conduire ainsi avec la princesse deCadignan&|160;; mais sa conduite fut sublime, et comporta pendantlongtemps un monde de petites choses qui, vues une à une, semblentêtre des niaiseries, et qui, vues en masse, atteignent augigantesque.

En 1832, trois années avaient jeté leurs tas de neige sur lesaventures de la duchesse de Maufrigneuse, et l’avaient si bienblanchie qu’il fallait de grands efforts de mémoire pour serappeler les circonstances graves de sa vie antérieure. De cettereine adorée par tant de courtisans, et dont les légèretéspouvaient défrayer plusieurs romans, il restait une femme encoredélicieusement belle, âgée de trente-six ans, mais autorisée à nes’en donner que trente, quoiqu’elle fût mère du duc Georges deMaufrigneuse, jeune homme de dix-neuf ans, beau comme Antinoüs,pauvre comme Job, qui devait avoir les plus grands succès, et quesa mère voulait avant tout marier richement. Peut-être ce projetétait-il le secret de l’intimité dans laquelle elle restait avec lamarquise, dont le salon passe pour le premier de Paris, et où ellepouvait un jour choisir parmi les héritières une femme pourGeorges. La princesse voyait encore cinq années entre le momentprésent et l’époque du mariage de son fils&|160;; des annéesdésertes et solitaires, car pour faire réussir un bon mariage saconduite devait être marquée au coin de la sagesse.

La princesse demeurait rue de Miromesnil, dans un petit hôtel, àun rez-de-chaussée d’un prix modique. Elle y avait tiré parti desrestes de sa magnificence. Son élégance de grande dame y respiraitencore. Elle y était entourée des belles choses qui annoncent uneexistence supérieure. On voyait à sa cheminée une magnifiqueminiature, le portrait de Charles X, par madame de Mirbel, souslequel étaient gravés ces mots : Donné par le roi&|160;; et, enpendant, le portrait de MADAME, qui fut si particulièrementexcellente pour elle. Sur une table, brillait un album du plus hautprix, qu’aucune des bourgeoises qui trônent actuellement dans notresociété industrielle et tracassière n’oserait étaler. Cette audacepeignait admirablement la femme. L’album contenait des portraitsparmi lesquels se trouvait une trentaine d’amis intimes que lemonde avait appelés ses amants. Ce nombre était une calomnie&|160;;mais, relativement à une dizaine, peut-être était-ce, disait lamarquise d’Espard, de la belle et bonne médisance. Les portraits deMaxime de Trailles, de de Marsay, de Rastignac, du marquisd’Esgrignon, du général Montriveau, des marquis de Ronquerolles, etd’Adjuda-Pinto, du prince Galathionne, des jeunes ducs deGrandlieu, de Réthoré, du beau Lucien de Rubempré avaientd’ailleurs été traités avec une grande coquetterie de pinceau parles artistes les plus célèbres. Comme la princesse ne recevait pasplus de deux ou trois personnes de cette collection, elle nommaitplaisamment ce livre le recueil de ses erreurs. L’infortune avaitrendu cette femme une bonne mère. Pendant les quinze années de laRestauration, elle s’était trop amusée pour penser à sonfils&|160;; mais en se réfugiant dans l’obscurité, cette illustreégoïste songea que le sentiment maternel poussé à l’extrêmedeviendrait pour sa vie passée une absolution confirmée par lesgens sensibles, qui pardonnent tout à une excellente mère. Elleaima d’autant mieux son fils, qu’elle n’avait plus autre chose àaimer. Georges de Maufrigneuse est d’ailleurs un de ces enfants quipeuvent flatter toutes les vanités d’une mère&|160;; aussi laprincesse lui fit-elle toutes sortes de sacrifices : elle eut pourGeorges une écurie et une remise, au-dessus desquelles il habitaitun petit entresol sur la rue, composé de trois piècesdélicieusement meublées&|160;; elle s’était imposé plusieursprivations pour lui conserver un cheval de selle, un cheval decabriolet et un petit domestique. Elle n’avait plus que sa femme dechambre, et, pour cuisinière, une de ses anciennes filles decuisine. Le tigre du duc avait alors un service un peu rude. Toby,l’ancien tigre de feu Beaudenord, car telle fut la plaisanterie dubeau monde sur cet élégant ruiné, ce jeune tigre qui, à vingt-cinqans, était toujours censé n’en avoir que quatorze, devait suffire àpanser les chevaux, nettoyer le cabriolet ou le tilbury, suivre sonmaître, faire les appartements, et se trouver à l’antichambre de laprincesse pour annoncer, si par hasard elle avait à recevoir lavisite de quelque personnage. Quand on songe à ce que fut, sous laRestauration, la belle duchesse de Maufrigneuse, une des reines deParis, une reine éclatante, dont la luxueuse existence en auraitremontré peut-être aux plus riches femmes à la mode de Londres, ily avait je ne sais quoi de touchant à la voir dans son humblecoquille de la rue Miromesnil, à quelques pas de son immense hôtelqu’aucune fortune ne pouvait habiter, et que le marteau desspéculateurs a démoli pour en faire une rue. La femme à peineservie convenablement par trente domestiques, qui possédait lesplus beaux appartements de réception de Paris, les plus jolispetits appartements, qui y donna de si belles fêtes, vivait dans unappartement de cinq pièces : une antichambre, une salle à manger,un salon, une chambre à coucher et un cabinet de toilette, avecdeux femmes pour tout domestique.

– Ah&|160;! elle est admirable pour son fils, disait cette finecommère de marquise d’Espard, et admirable sans emphase, elle estheureuse. On n’aurait jamais cru cette femme si légère capable derésolutions suivies avec autant de persistance&|160;; aussi notrebon archevêque l’a-t-il encouragée, se montre-t-il parfait pourelle, et vient-il de décider la vieille comtesse de Cinq-Cygne àlui faire une visite.

Avouons-le d’ailleurs&|160;? Il faut être reine pour savoirabdiquer, et descendre noblement d’une position élevée qui n’estjamais entièrement perdue. Ceux-là seuls qui ont la conscience den’être rien par eux-mêmes, manifestent des regrets en tombant, oumurmurent et reviennent sur un passé qui ne reviendra jamais, endevinant bien qu’on ne parvient pas deux fois. Forcée de se passerdes fleurs rares au milieu desquelles elle avait l’habitude devivre et qui rehaussaient si bien sa personne, car il étaitimpossible de ne pas la comparer à une fleur, la princesse avaitbien choisi son rez-de-chaussée : elle y jouissait d’un joli petitjardin, plein d’arbustes, et dont le gazon toujours vert égayait sapaisible retraite. Elle pouvait avoir environ douze mille livres derente, encore ce revenu modique était-il composé d’un secoursannuel donné par la vieille duchesse de Navarreins, tantepaternelle du jeune duc, lequel devait être continué jusqu’au jourde son mariage, et d’un autre secours envoyé par la duchessed’Uxelles, du fond de sa terre, où elle économisait comme saventéconomiser les vieilles duchesses, auprès desquelles Harpagon n’estqu’un écolier. Le prince vivait à l’étranger, constamment auxordres de ses maîtres exilés, partageant leur mauvaise fortune, etles servant avec un dévouement sans calcul, le plus intelligentpeut-être de tous ceux qui les entourent. La position du prince deCadignan protégeait encore sa femme à Paris. Ce fut chez laprincesse que le maréchal auquel nous devons la conquête del’Afrique eut, lors de la tentative de MADAME en Vendée, desconférences avec les principaux chefs de l’opinion légitimiste,tant était grande l’obscurité de la princesse, tant sa détresseexcitait peu la défiance du gouvernement actuel&|160;! En voyantvenir la terrible faillite de l’amour, cet âge de quarante ans audelà duquel il y a si peu de chose pour la femme, la princesses’était jetée dans le royaume de la philosophie. Elle lisait, ellequi avait, durant seize ans, manifesté la plus grande horreur pourles choses graves. La littérature et la politique sont aujourd’huice qu’était autrefois la dévotion pour les femmes, le dernier asilede leurs prétentions. Dans les cercles élégants, on disait queDiane voulait écrire un livre. Depuis que, de jolie, de bellefemme, la princesse était passée femme spirituelle en attendantqu’elle passât tout à fait, elle avait fait d’une réception chezelle un honneur suprême qui distinguait prodigieusement la personnefavorisée. A l’abri de ces occupations, elle put tromper l’un deses premiers amants, de Marsay, le plus influent personnage de lapolitique bourgeoise intronisée en juillet 1830&|160;; elle lereçut quelquefois le soir, tandis que le maréchal et plusieurslégitimistes s’entretenaient à voix basse, dans sa chambre àcoucher, de la conquête du royaume, qui ne pouvait se faire sans leconcours des idées, le seul élément de succès que les conspirateursoubliassent. Ce fut une jolie vengeance de jolie femme, que de sejouer du premier ministre en le faisant servir de paravent à uneconspiration contre son propre gouvernement. Cette aventure, dignedes beaux jours de la Fronde, fut le texte de la plus spirituellelettre du monde, où la princesse rendit compte des négociations àMADAME. Le duc de Maufrigneuse alla dans la Vendée, et put enrevenir secrètement, sans s’être compromis, mais non sans avoirpris part aux périls de MADAME, qui, malheureusement, le renvoyalorsque tout parut être perdu. Peut-être la vigilance passionnée dece jeune homme eût-elle déjoué la trahison. Quelque grands qu’aientété les torts de la duchesse de Maufrigneuse aux yeux du mondebourgeois, la conduite de son fils les a certes effacés aux yeux dumonde aristocratique. Il y eut de la noblesse et de la grandeur àrisquer ainsi le fils unique et l’héritier d’une maison historique.Il est certaines personnes, dites habiles, qui réparent les fautesde la vie privée par les services de la vie politique, etréciproquement&|160;; mais il n’y eut chez la princesse de Cadignanaucun calcul. Peut-être n’y en a-t-il pas davantage chez tous ceuxqui se conduisent ainsi. Les événements sont pour la moitié dansces contresens.

Dans un des premiers beaux jours du mois de mai 1833, lamarquise d’Espard et la princesse tournaient, on ne pouvait dire sepromenaient, dans l’unique allée qui entourait le gazon du jardin,vers deux heures de l’après-midi, par un des derniers éclairs dusoleil. Les rayons réfléchis par les murs faisaient une chaudeatmosphère dans ce petit espace qu’embaumaient des fleurs, présentde la marquise.

– Nous perdrons bientôt de Marsay, disait madame d’Espard à laprincesse, et avec lui s’en ira votre dernier espoir de fortunepour le duc de Maufrigneuse&|160;; car depuis que vous l’avez sibien joué, ce grand politique a repris de l’affection pourvous.

– Mon fils ne capitulera jamais avec la branche cadette, dit laprincesse, dût-il mourir de faim, dussé-je travailler pour lui.Mais Berthe de Cinq-Cygne ne le hait pas.

– Les enfants, dit madame d’Espard, n’ont pas les mêmesengagements que leurs pères…

– Ne parlons point de ceci, dit la princesse. Ce sera bienassez, si je ne puis apprivoiser la marquise de Cinq-Cygne, demarier mon fils avec quelque fille de forgeron, comme a fait cepetit d’Esgrignon&|160;!

– L’avez-vous aimé&|160;? dit la marquise.

– Non, répondit gravement la princesse. La naïveté ded’Esgrignon était une sorte de sottise départementale de laquelleje me sais aperçue un peu trop tard, ou trop tôt si vousvoulez.

– Et de Marsay&|160;?

– De Marsay a joué avec moi comme avec une poupée. J’étais sijeune&|160;! Nous n’aimons jamais les hommes qui se font nosinstituteurs, ils froissent trop nos petites vanités. Voici bientôttrois années que je passe dans une solitude entière, eh&|160;!bien, ce calme n’a rien eu de pénible. A vous seule, j’oserai direqu’ici je me suis sentie heureuse. J’étais blasée d’adorations,fatiguée sans plaisir, émue à la superficie sans que l’émotion metraversât le coeur. J’ai trouvé tous les hommes que j’ai connuspetits, mesquins, superficiels&|160;; aucun d’eux ne m’a causé laplus légère surprise, ils étaient sans innocence, sans grandeur,sans délicatesse. J’aurais voulu rencontrer quelqu’un qui m’eûtimposé.

– Seriez-vous donc comme moi, ma chère, demanda la marquise,n’auriez-vous jamais rencontré l’amour en essayantd’aimer&|160;?

– Jamais, répondit la princesse en interrompant la marquise etlui posant la main sur le bras.

Toutes deux allèrent s’asseoir sur un banc de bois rustique,sous un massif de jasmin refleuri. Toutes deux avaient dit une deces paroles solennelles pour des femmes arrivées à leur âge.

– Comme vous, reprit la princesse, peut-être ai-je été plusaimée que ne le sont les autres femmes&|160;; mais à travers tantd’aventures, je le sens, je n’ai pas connu le bonheur. J’ai faitbien des folies, mais elles avaient un but, et le but se reculait àmesure que j’avançais&|160;! Dans mon coeur vieilli, je sens uneinnocence qui n’a pas été entamée. Oui, sous tant d’expérience gîtun premier amour qu’on pourrait abuser&|160;; de même que, malgrétant de fatigues et de flétrissures, je me sens jeune et belle.Nous pouvons aimer sans être heureuses, nous pouvons être heureuseset ne pas aimer&|160;; mais aimer et avoir du bonheur, réunir cesdeux immenses jouissances humaines, est un prodige. Ce prodige nes’est pas accompli pour moi.

– Ni pour moi, dit madame d’Espard.

– Je suis poursuivie dans ma retraite par un regret affreux : jeme suis amusée, mais je n’ai pas aimé.

– Quel incroyable secret&|160;! s’écria la marquise.

– Ah&|160;! ma chère, répondit la princesse, ces secrets, nousne pouvons les confier qu’à nous-mêmes : personne, à Paris, ne nouscroirait.

– Et, reprit la marquise, si nous n’avions pas toutes deux passétrente-six ans, nous ne nous ferions peut-être pas cet aveu.

– Oui, quand nous sommes jeunes, nous avons de bien stupidesfatuités&|160;! dit la princesse. Nous ressemblons parfois à cespauvres jeunes gens qui jouent avec un curedent pour faire croirequ’ils ont bien dîné.

– Enfin, nous voilà, répondit avec une grâce coquette madamed’Espard qui fit un charmant geste d’innocence instruite, et noussommes, il me semble, encore assez vivantes pour prendre unerevanche.

– Quand vous m’avez dit, l’autre jour, que Béatrix était partieavec Conti, j’y ai pensé pendant toute la nuit, reprit la princesseaprès une pause. Il faut être bien heureuse pour sacrifier ainsi saposition, son avenir, et renoncer à jamais au monde.

– C’est une petite sotte, dit gravement madame d’Espard.Mademoiselle des Touches a été enchantée d’être débarrassée deConti. Béatrix n’a pas deviné combien cet abandon, fait par unefemme supérieure, qui n’a pas un seul instant défendu son prétendubonheur, accusait la nullité de Conti.

– Elle sera donc malheureuse&|160;?

– Elle l’est déjà, reprit madame d’Espard. A quoi bon quitterson mari&|160;? Chez une femme, n’est-ce pas un aveud’impuissance&|160;?

– Ainsi vous croyez que madame de Rochefide n’a pas étédéterminée par le désir de jouir en paix d’un véritable amour, decet amour dont les jouissances sont, pour nous deux, encore unrêve&|160;?

– Non, elle a singé madame de Beauséant et madame de Langeais,qui, soit dit entre nous, dans un siècle moins vulgaire que lenôtre, eussent été, comme vous d’ailleurs, des figures aussigrandes que celles des La Vallière, des Montespan, des Diane dePoitiers, des duchesses d’Etampes et de Châteauroux.

– Oh&|160;! moins le roi, ma chère. Ah&|160;! je voudraispouvoir évoquer ces femmes et leur demander si…

– Mais, dit la marquise en interrompant la princesse, il n’estpas nécessaire de faire parler les morts, nous connaissons desfemmes vivantes qui sont heureuses. Voici plus de vingt fois quej’entame une conversation intime sur ces sortes de choses avec lacomtesse de Montcornet, qui, depuis quinze ans, est la femme dumonde la plus heureuse avec ce petit Emile Blondet : pas uneinfidélité, pas une pensée détournée&|160;; ils sont aujourd’huicomme au premier jour&|160;; mais nous avons toujours étédérangées, interrompues au moment le plus intéressant. Ces longsattachements, comme celui de Rastignac et de madame de Nucingen, demadame de Camps, votre cousine, pour son Octave, ont un secret, etce secret nous l’ignorons, ma chère. Le monde nous fait l’extrêmehonneur de nous prendre pour des rouées dignes de la cour duRégent, et nous sommes innocentes comme deux petitespensionnaires.

– Je serais encore heureuse de cette innocence-là, s’écriarailleusement la princesse&|160;; mais la nôtre est pire, il y a dequoi être humiliée. Que voulez-vous&|160;? nous offrirons cettemortification à Dieu en expiation de nos recherchesinfructueuses&|160;; car, ma chère, il n’est pas probable que noustrouvions, dans l’arrière-saison, la belle fleur qui nous a manquépendant le printemps et l’été.

– La question n’est pas là, reprit la marquise après une pausepleine de méditations respectives. Nous sommes encore assez bellespour inspirer une passion&|160;; mais nous ne convaincrons jamaispersonne de notre innocence ni de notre vertu.

– Si c’était un mensonge, il serait bientôt orné decommentaires, servi avec les jolies préparations qui le rendentcroyable et dévoré comme un fruit délicieux&|160;; mais fairecroire à une vérité&|160;! Ah&|160;! les plus grands hommes y ontpéri, ajouta la princesse avec un de ces fins sourires que lepinceau de Léonard de Vinci a seul pu rendre.

– Les niais aiment bien parfois, reprit la marquise.

– Mais, fit observer la princesse, pour ceci les niais eux-mêmesn’ont pas assez de crédulité.

– Vous avez raison, dit en riant la marquise. Mais ce n’est niun sot, ni même un homme de talent que nous devrions chercher. Pourrésoudre un pareil problème, il nous faut un homme de génie. Legénie seul a la foi de l’enfance, la religion de l’amour, et selaisse volontiers bander les yeux. Si vous et moi nous avonsrencontré des hommes de génie, ils étaient peut-être trop loin denous, trop occupés, et nous trop frivoles, trop entraînées, tropprises.

– Ah&|160;! je voudrais cependant bien ne pas quitter ce mondesans avoir connu les plaisirs du véritable amour, s’écria laprincesse.

– Ce n’est rien que de l’inspirer, dit madame d’Espard, ils’agit de l’éprouver. Je vois beaucoup de femmes n’être que lesprétextes d’une passion au lieu d’en être à la fois la cause etl’effet.

– La dernière passion que j’ai inspirée était une sainte etbelle chose, dit la princesse, elle avait de l’avenir. Le hasardm’avait adressé, cette fois, cet homme de génie qui nous est dû, etqu’il est si difficile de prendre, car il y a plus de jolies femmesque de gens de génie. Mais le diable s’est mêlé de l’aventure.

– Contez-moi donc cela, ma chère, c’est tout neuf pour moi.

– Je ne me suis aperçue de cette belle passion qu’au milieu del’hiver de 1829. Tous les vendredis, à l’opéra, je voyais àl’orchestre un jeune homme d’environ trente ans, venu là pour moi,toujours à la même stalle, me regardant avec des yeux de feu, maissouvent attristé par la distance qu’il trouvait entre nous, oupeut-être aussi par l’impossibilité de réussir.

– Pauvre garçon&|160;! Quand on aime, on devient bien bête, ditla marquise.

– Il se coulait pendant chaque entr’acte dans le corridor,reprit la princesse en souriant de l’amicale épigramme par laquellela marquise l’interrompait&|160;; puis une ou deux fois, pour mevoir ou pour se faire voir, il mettait le nez à la vitre d’une logeen face de la mienne. Si je recevais une visite, je l’apercevaiscollé à ma porte, il pouvait alors me jeter un coup d’oeilfurtif&|160;; il avait fini par connaître les personnes de masociété, il les suivait quand elles se dirigeaient vers ma loge,afin d’avoir les bénéfices de l’ouverture de ma porte. Le pauvregarçon a sans doute bientôt su qui j’étais, car il connaissait devue monsieur de Maufrigneuse et mon beau-père. Je trouvai dès lorsmon inconnu mystérieux aux Italiens, à une stalle d’où ilm’admirait en face, dans une extase naïve : c’en était joli. A lasortie de l’opéra comme à celle des Bouffons, je le voyais plantédans la foule, immobile sur ses deux jambes : on le coudoyait, onne l’ébranlait pas. Ses yeux devenaient moins brillants quand ilm’apercevait appuyée sur le bras de quelque favori. D’ailleurs, pasun mot, pas une lettre, pas une démonstration. Avouez que c’étaitdu bon goût&|160;? Quelquefois, en rentrant à mon hôtel au matin,je retrouvais mon homme assis sur une des bornes de ma portecochère. Cet amoureux avait de bien beaux yeux, une barbe épaisseet longue en éventail, une royale, une moustache et desfavoris&|160;; on ne voyait que des pommettes blanches et un beaufront&|160;; enfin, une véritable tête antique. Le prince a, commevous le savez, défendu les Tuileries du côté des quais dans lesjournées de juillet. Il est revenu le soir à Saint-Cloud quand touta été perdu. « Ma chère, m’a-t-il dit, j’ai failli être tué sur lesquatre heures. J’étais visé par un des insurgés, lorsqu’un jeunehomme à longue barbe, que je crois avoir vu aux Italiens, et quiconduisait l’attaque, a détourné le canon du fusil. » Le coup afrappé je ne sais quel homme, un maréchal des-logis du régiment, etqui était à deux pas de mon mari. Ce jeune homme devait donc êtreun républicain. En 1831, quand je suis revenue me loger ici, jel’ai rencontré le dos appuyé au mur de cette maison&|160;; ilparaissait joyeux de mes désastres, qui peut-être lui semblaientnous rapprocher&|160;; mais, depuis les affaires de Saint-Merry, jene l’ai plus revu : il y a péri. La veille des funérailles dugénéral Lamarque, je suis sortie à pied avec mon fils et monrépublicain nous a suivis, tantôt derrière, tantôt devant nous,depuis la Madeleine jusqu’au passage des Panoramas où j’allais.

– Voilà tout&|160;? dit la marquise.

– Tout, répondit la princesse. Ah&|160;! le matin de la prise deSaint-Merry, un gamin a voulu me parler à moi-même, et m’a remisune lettre écrite sur du papier commun, signé du nom del’inconnu.

– Montrez-la-moi, dit la marquise.

– Non, ma chère. Cet amour a été trop grand et trop saint dansce coeur d’homme pour que je viole son secret. Cette lettre, courteet terrible, me remue encore le coeur quand j’y songe. Cet hommemort me cause plus d’émotions que tous les vivants que j’aidistingués, il revient dans ma pensée.

– Son nom, demanda la marquise.

– Oh&|160;! un nom bien vulgaire, Michel Chrestien.

– Vous avez bien fait de me le dire, reprit vivement madamed’Espard, j’ai souvent entendu parler de lui. Ce Michel Chrestienétait l’ami d’un homme célèbre que vous avez déjà voulu voir, deDaniel d’Arthez, qui vient une ou deux fois par hiver chez moi. CeChrestien, qui est effectivement mort à Saint-Merry, ne manquaitpas d’amis. J’ai entendu dire qu’il était un de ces grandspolitiques auxquels, comme à de Marsay, il ne manque que lemouvement de ballon de la circonstance pour devenir tout d’un coupce qu’ils doivent être.

– Il vaut mieux alors qu’il soit mort, dit la princesse d’un airmélancolique sous lequel elle cacha ses pensées.

– Voulez-vous vous trouver un soir avec d’Arthez chez moi&|160;?demanda la marquise, vous causerez de votre revenant.

– Volontiers, ma chère.

Quelques jours après cette conversation, Blondet et Rastignac,qui connaissaient d’Arthez, promirent à madame d’Espard de ledéterminer à venir dîner chez elle. Cette promesse eût été, certes,imprudente sans le nom de la princesse dont la rencontre ne pouvaitêtre indifférente à ce grand écrivain.

Daniel d’Arthez, un des hommes rares qui de nos jours unissentun beau caractère à un beau talent, avait obtenu déjà non pas toutela popularité que devaient lui mériter ses oeuvres, mais une estimerespectueuse à laquelle les âmes choisies ne pouvaient rienajouter. Sa réputation grandira certes encore, mais elle avaitalors atteint tout son développement aux yeux des connaisseurs : ilest de ces auteurs qui, tôt ou tard, sont mis à leur vraie place,et qui n’en changent plus. Gentilhomme pauvre, il avait compris sonépoque en demandant tout à une illustration personnelle. Il avaitlutté pendant long-temps dans l’arène parisienne, contre le gréd’un oncle riche, qui, par une contradiction que la vanité secharge de justifier, après l’avoir laissé en proie à la plusrigoureuse misère, avait légué à l’homme célèbre la fortuneimpitoyablement refusée à l’écrivain inconnu. Ce changement subitne changea point les moeurs de Daniel d’Arthez : il continua sestravaux avec une simplicité digne des temps antiques, et s’enimposa de nouveaux en acceptant un siège à la Chambre des députés,où il prit place au Côté droit. Depuis son avènement à la gloire,il était allé quelque-fois dans le monde. Un de ses vieux amis, ungrand médecin, Horace Bianchon, lui avait fait faire laconnaissance du baron de Rastignac, Sous-secrétaire d’Etat à unMinistère, et ami de de Marsay. Ces deux hommes politiquess’étaient assez noblement prêtés à ce que Daniel, Horace, etquelques intimes de Michel Chrestien, retirassent le corps de cerépublicain à l’église Saint-Merry, et pussent lui rendre leshonneurs funèbres. La reconnaissance, pour un service quicontrastait avec les rigueurs administratives déployées à cetteépoque où les passions politiques se déchaînèrent si violemment,avait lié pour ainsi dire d’Arthez à Rastignac. Le Sous-secrétaired’Etat et l’illustre ministre étaient trop habiles pour ne pasprofiter de cette circonstance&|160;; aussi gagnèrent-ils quelquesamis de Michel Chrestien, qui ne partageaient pas d’ailleurs sesopinions, et qui se rattachèrent alors au nouveau Gouvernement.L’un d’eux, Léon Giraud, nommé d’abord Maître des requêtes, devintdepuis Conseiller d’Etat. L’existence de Daniel d’Arthez estentièrement consacrée au travail, il ne voit la Société que paréchappées, elle est pour lui comme un rêve. Sa maison est uncouvent où il mène la vie d’un Bénédictin : même sobriété dans lerégime, même régularité dans les occupations. Ses amis savent quejusqu’à présent la femme n’a été pour lui qu’un accident toujoursredouté, il l’a trop observée pour ne pas la craindre, mais à forcede l’étudier, il a fini par ne plus la connaître, semblable en cecià ces profonds tacticiens qui seraient toujours battus sur desterrains imprévus, où sont modifiés et contrariés leurs axiomesscientifiques. Il est resté l’enfant le plus candide, en semontrant l’observateur le plus instruit. Ce contraste, en apparenceimpossible, est très-explicable pour ceux qui ont pu mesurer laprofondeur qui sépare les facultés des sentiments : les unesprocèdent de la tête et les autres du coeur. On peut être un grandhomme et un méchant, comme on peut être un sot et un amant sublime.D’Arthez est un de ces êtres privilégiés chez lesquels la finessede l’esprit, l’étendue des qualités du cerveau, n’excluent ni laforce ni la grandeur des sentiments. Il est, par un rare privilège,homme d’action et homme de pensée tout à la fois. Sa vie privée estnoble et pure. S’il avait fui soigneusement l’amour jusqu’alors, ilse connaissait bien, il savait par avance quel serait l’empired’une passion sur lui. Pendant long-temps les travaux écrasants parlesquels il prépara le terrain solide de ses glorieux ouvrages, etle froid de la misère furent un merveilleux préservatif. Quand vintl’aisance, il eut la plus vulgaire et la plus incompréhensibleliaison avec une femme assez belle, mais qui appartenait à laclasse inférieure, sans aucune instruction, sans manières, etsoigneusement cachée à tous les regards. Michel Chrestien accordaitaux hommes de génie le pouvoir de transformer les plus massivescréatures en sylphides, les sottes en femmes d’esprit, lespaysannes en marquises : plus une femme était accomplie, plus elleperdait à leurs yeux&|160;; car, selon lui, leur imaginationn’avait rien à y faire. Selon lui, l’amour, simple besoin des senspour les êtres inférieurs, était, pour les êtres supérieurs, lacréation morale la plus immense et la plus attachante. Pourjustifier d’Arthez, il s’appuyait de l’exemple de Raphaël et de laFornarina. Il aurait pu s’offrir lui-même comme un modèle en cegenre, lui qui voyait un ange dans la duchesse de Maufrigneuse. Labizarre fantaisie de d’Arthez pouvait d’ailleurs être justifiée debien des manières : peut-être avait-il tout d’abord désespéré derencontrer ici-bas une femme qui répondit à la délicieuse chimèreque tout homme d’esprit rêve et caresse&|160;? peut-être avait-ilun coeur trop chatouilleux, trop délicat pour le livrer à une femmedu monde&|160;? peut-être aimait-il mieux faire la part à la Natureet garder ses illusions en cultivant son Idéal&|160;? peut-êtreavait-il écarté l’amour comme incompatible avec ses travaux, avecla régularité d’une vie monacale où la passion eût tout dérangé.Depuis quelques mois, d’Arthez était l’objet des railleries deBlondet et de Rastignac qui lui reprochaient de ne connaître ni lemonde ni les femmes. A les entendre, ses oeuvres étaient asseznombreuses et assez avancées pour qu’il se permît des distractions: il avait une belle fortune et vivait comme un étudiant&|160;; ilne jouissait de rien, ni de son or ni de sa gloire&|160;; ilignorait les exquises jouissances de la passion noble et délicateque certaines femmes bien nées et bien élevées inspiraient ouressentaient&|160;; n’était-ce pas indigne de lui de n’avoir connuque les grossièretés de l’amour&|160;! L’amour, réduit à ce que lefaisait la Nature, était à leurs yeux la plus sotte chose du monde.L’une des gloires de la Société, c’est d’avoir créé la femme là oùla Nature a fait une femelle&|160;; d’avoir créé la perpétuité dudésir là où la Nature n’a pensé qu’à la perpétuité del’Espèce&|160;; d’avoir enfin inventé l’amour, la plus bellereligion humaine. D’Arthez ne savait rien des charmantesdélicatesses de langage, rien des preuves d’affection incessammentdonnées par l’âme et l’esprit, rien de ces désirs ennoblis par lesmanières, rien de ces formes angéliques prêtées aux choses les plusgrossières par les femmes comme il faut. Il connaissait peut-êtrela femme, mais il ignorait la divinité. Il fallait prodigieusementd’art, beaucoup de belles toilettes d’âme et de corps chez unefemme pour bien aimer. Enfin, en vantant les délicieusesdépravations de pensée qui constituent la coquetterie parisienne,ces deux corrupteurs plaignaient d’Arthez, qui vivait d’un alimentsain et sans aucun assaisonnement, de n’avoir pas goûté les délicesde la haute cuisine parisienne, et stimulaient vivement sacuriosité. Le docteur Bianchon, à qui d’Arthez faisait sesconfidences, savait que cette curiosité s’était enfin éveillée. Lalongue liaison de ce grand écrivain avec une femme vulgaire, loinde lui plaire par l’habitude, lui était devenueinsupportable&|160;; mais il était retenu par l’excessive timiditéqui s’empare de tous les hommes solitaires.

– Comment, disait Rastignac, quand on porte tranché de gueuleset d’or à un bezan et un tourteau de l’un en l’autre, ne fait-onpas briller ce vieil écu picard sur une voiture&|160;? Vous aveztrente mille livres de rentes et les produits de votre plume&|160;;vous avez justifié votre devise, qui forme le calembour tantrecherché par nos ancêtres : ARS, THESaurusque virtus, et vous nele promenez pas au bois de Boulogne&|160;! Nous sommes dans unsiècle où la vertu doit se montrer.

– Si vous lisiez vos oeuvres à cette espèce de grosse Laforêt,qui fait vos délices, je vous pardonnerais de la garder, ditBlondet. Mais, mon cher, si vous êtes au pain sec matériellementparlant, sous le rapport de l’esprit, vous n’avez même pas depain…

Cette petite guerre amicale durait depuis quelques mois entreDaniel et ses amis, quand madame d’Espard pria Rastignac et Blondetde déterminer d’Arthez à venir dîner chez elle, en leur disant quela princesse de Cadignan avait un excessif désir de voir cet hommecélèbre. Ces sortes de curiosités sont, pour certaines femmes, cequ’est la lanterne magique pour les enfants, un plaisir pour lesyeux, assez pauvre d’ailleurs, et plein de désenchantement. Plus unhomme d’esprit excite de sentiments à distance, moins il y répondrade près&|160;; plus il a été rêvé brillant, plus terne il sera.Sous ce rapport, la curiosité déçue va souvent jusqu’à l’injustice.Ni Blondet ni Rastignac ne pouvaient tromper d’Arthez, mais ils luidirent en riant qu’il s’offrait pour lui la plus séduisanteoccasion de se décrasser le coeur et de connaître les suprêmesdélices que donnait l’amour d’une grande dame parisienne. Laprincesse était positivement éprise de lui, il n’avait rien àcraindre, il avait tout à gagner dans cette entrevue, il lui seraitimpossible de descendre du piédestal où madame de Cadignan l’avaitélevé. Blondet ni Rastignac ne virent aucun inconvénient à prêtercet amour à la princesse, elle pouvait porter cette calomnie, elledont le passé donnait lieu à tant d’anecdotes. L’un et l’autre, ilsse mirent à raconter à d’Arthez les aventures de la duchesse deMaufrigneuse : ses premières légèretés avec de Marsay, ses secondesinconséquences avec d’Ajuda qu’elle avait diverti de sa femme envengeant ainsi madame de Beauséant, sa troisième liaison avec lejeune d’Esgrignon qui l’avait accompagnée en Italie et s’étaithorriblement compromis pour elle&|160;; puis combien elle avait étémalheureuse avec un célèbre ambassadeur, heureuse avec un généralrusse&|160;; comment elle avait été l’Egérie de deux Ministres desAffaires étrangères, etc. D’Arthez leur dit qu’il en avait su plusqu’ils ne pouvaient lui en dire sur elle par leur pauvre ami,Michel Chrestien, qui l’avait adorée en secret pendant quatreannées, et avait failli en devenir fou.

– J’ai souvent accompagné, dit Daniel, mon ami aux Italiens, àl’Opéra. Le malheureux courait avec moi dans les rues en allantaussi vite que les chevaux, et admirant la princesse à travers lesglaces de son coupé. C’est à cet amour que le prince de Cadignan adû la vie, Michel a empêché qu’un gamin ne le tuât.

– Eh&|160;! bien, vous aurez un thème tout prêt, dit en souriantBlondet. Voilà bien la femme qu’il vous faut, elle ne sera cruelleque par délicatesse, et vous initiera très-gracieusement auxmystères de l’élégance&|160;; mais prenez garde&|160;? elle adévoré bien des fortunes&|160;! La belle Diane est une de cesdissipatrices qui ne coûtent pas un centime, et pour laquelle ondépense des millions. Donnez-vous corps et âme&|160;; mais gardez àla main votre monnaie, comme le vieux du Déluge de Girodet.

Après cette conversation, la princesse avait la profondeur d’unabîme, la grâce d’une reine, la corruption des diplomates, lemystère d’une initiation, le danger d’une syrène. Ces deux hommesd’esprit, incapables de prévoir le dénoûment de cette plaisanterie,avaient fini par faire de Diane d’Uxelles la plus monstrueuseParisienne, la plus habile coquette, la plus enivrante courtisanedu monde. Quoiqu’ils eussent raison, la femme qu’ils traitaient silégèrement était sainte et sacrée pour d’Arthez, dont la curiositén’avait pas besoin d’être excitée, il consentit à venir de primeabord, et les deux amis ne voulaient pas autre chose de lui.

Madame d’Espard alla voir la princesse dès qu’elle eut laréponse.

– Ma chère, vous sentez-vous en beauté, en coquetterie, luidit-elle, venez dans quelques jours dîner chez moi&|160;? je vousservirai d’Arthez. Notre homme de génie est de la nature la plussauvage, il craint les femmes, et n’a jamais aimé. Faites votrethème là-dessus. Il est excessivement spirituel, d’une simplicitéqui vous abuse en ôtant toute défiance. Sa pénétration, touterétrospective, agit après coup et dérange tous les calculs. Vousl’avez surpris aujourd’hui, demain il n’est plus la dupe derien.

– Ah&|160;! dit la princesse, si je n’avais que trente ans, jem’amuserais bien&|160;! Ce qui m’a manqué jusqu’à présent, c’étaitun homme d’esprit à jouer. Je n’ai eu que des partenaires et jamaisd’adversaires. L’amour était un jeu au lieu d’être un combat.

– Chère princesse, avouez que je suis bien généreuse&|160;; carenfin&|160;?… charité bien ordonnée… .

Les deux femmes se regardèrent en riant, et se prirent les mains[La Princesse de Cadignan] en se les serrant avec amitié. Certeselles avaient toutes deux l’une à l’autre des secrets importants,et n’en étaient sans doute, ni à un homme près, ni à un service àrendre&|160;; car, pour faire les amitiés sincères et durablesentre femmes, il faut qu’elles aient été cimentées par de petitscrimes. Quand deux amies peuvent se tuer réciproquement, et sevoient un poignard empoisonné dans la main, elles offrent lespectacle touchant d’une harmonie qui ne se trouble qu’au moment oul’une d’elles a, par mégarde, lâché son arme.

Donc, à huit jours de là, il y eut chez la marquise une de cessoirées dites de petits jours, réservées pour les intimes,auxquelles personne ne vient que sur une invitation verbale, etpendant lesquelles la porte est fermée. Cette soirée était donnéepour cinq personnes : Emile Blondet et madame de Montcornet, Danield’Arthez, Rastignac et la princesse de Cadignan. En comptant lamaîtresse de la maison, il se trouvait autant d’hommes que defemmes.

Jamais le hasard ne s’était permis de préparations plus savantesque pour la rencontre de d’Arthez et de madame de Cadignan. Laprincesse passe encore aujourd’hui pour une des plus fortes sur latoilette, qui, pour les femmes est le premier des Arts. Elle avaitmis une robe de velours bleu à grandes manches blanches traînantes,à corsage apparent, une de ces guimpes en tulle légèrement froncée,et bordée de bleu, montant à quatre doigts de son cou, et couvrantles épaules, comme on en voit dans quelques portraits de Raphaël.Sa femme de chambre l’avait coiffée de quelques bruyères blancheshabilement posées dans ses cascades de cheveux blonds, l’une desbeautés auxquelles elle devait sa célébrité. Certes Diane neparaissait pas avoir vingt-cinq ans. Quatre années de solitude etde repos avaient rendu de la vigueur à son teint. N’y a-t-il pasd’ailleurs des moments où le désir de plaire donne un surcroît debeauté aux femmes&|160;? La volonté n’est pas sans influence surles variations du visage. Si les émotions violentes ont le pouvoirde jaunir les tons blancs chez les gens d’un tempérament sanguin,mélancolique, de verdir les figures lymphatiques, ne faut-il pasaccorder au désir, à la joie, à l’espérance, la faculté d’éclaircirle teint, de dorer le regard d’un vif éclat, d’animer la beauté parun jour piquant comme celui d’une jolie matinée&|160;? La blancheursi célèbre de la princesse avait pris une teinte mûrie qui luiprêtait un air auguste. En ce moment de sa vie, frappée par tant deretours sur elle-même et par des pensées sérieuses, son frontrêveur et sublime s’accordait admirablement avec son regard bleu,lent et majestueux. Il était impossible au physionomiste le plushabile d’imaginer des calculs et de la décision sous cette inouïedélicatesse de traits. Il est des visages de femmes qui trompent lascience et déroutent l’observation par leur calme et par leurfinesse&|160;; il faudrait pouvoir les examiner quand les passionsparlent, ce qui est difficile&|160;; ou quand elles ont parlé, cequi ne sert à plus rien : alors la femme est vieille et nedissimule plus. La princesse est une de ces femmes impénétrables,elle peut se faire ce qu’elle veut être : folâtre, enfant,innocente à désespérer&|160;; ou fine, sérieuse et profonde àdonner de l’inquiétude. Elle vint chez la marquise avec l’intentiond’être une femme douce et simple à qui la vie était connue par sesdéceptions seulement, une femme pleine d’âme et calomniée, maisrésignée, enfin un ange meurtri. Elle arriva de bonne heure, afinde se trouver posée sur la causeuse, au coin du feu, près de madamed’Espard, comme elle voulait être vue, dans une de ces attitudes oùla science est cachée sous un naturel exquis, une de ces posesétudiées, cherchées qui mettent en relief cette belle ligneserpentine qui prend au pied, remonte gracieusement jusqu’à lahanche, et se continue par d’admirables rondeurs jusqu’aux épaules,en offrant aux regards tout le profil du corps. Une femme nueserait moins dangereuse que ne l’est une jupe si savamment étalée,qui couvre tout et met tout en lumière à la fois. Par unraffinement que bien des femmes n’eussent pas inventé, Diane, à lagrande stupéfaction de la marquise, s’était fait accompagner du ducde Maufrigneuse. Après un moment de réflexion, madame d’Espardserra la main de la princesse d’un air d’intelligence.

– Je vous comprends&|160;! En faisant accepter à d’Arthez toutesles difficultés du premier coup, vous ne les trouverez pas àvaincre plus tard.

La comtesse de Montcornet vint avec Blondet. Rastignac amenad’Arthez. La princesse ne fit à l’homme célèbre aucun de cescompliments dont l’accablaient les gens vulgaires&|160;; mais elleeut de ces prévenances empreintes de grâce et de respect quidevaient être le dernier terme de ses concessions. Elle était sansdoute ainsi avec le roi de France, avec les princes. Elle parutheureuse de voir ce grand homme et contente de l’avoir cherché. Lespersonnes pleines de goût, comme la princesse, se distinguentsurtout par leur manière d’écouter, par une affabilité sansmoquerie, qui est à la politesse ce que la pratique est à la vertu.Quand l’homme célèbre parlait, elle avait une pose attentive millefois plus flatteuse que les compliments les mieux assaisonnés.Cette présentation mutuelle se fit sans emphase et avec convenancepar la marquise. A dîner, d’Arthez fut placé près de la princesse,qui, loin d’imiter les exagérations de diète que se permettent lesminaudières, mangea de fort bon appétit, et tint à honneur de semontrer femme naturelle, sans aucunes façons étranges. Entre unservice et l’autre, elle profita d’un moment où la conversationgénérale s’engageait, pour prendre d’Arthez à partie.

– Le secret du plaisir que je me suis procuré en me trouvantauprès de vous, dit-elle, est dans le désir d’apprendre quelquechose d’un malheureux ami à vous, monsieur, mort pour une autrecause que la nôtre, à qui j’ai eu de grandes obligations sans avoirpu les reconnaître et m’acquitter. Le prince de Cadignan a partagémes regrets. J’ai su que vous étiez l’un des meilleurs amis de cepauvre garçon. Votre mutuelle amitié, pure, inaltérée était untitre auprès de moi. Vous ne trouverez donc pas extraordinaire quej’aie voulu savoir tout ce que vous pouviez me dire de cet être quivous est si cher. Si je suis attachée à la famille exilée, et tenued’avoir des opinions monarchiques, je ne suis pas du nombre de ceuxqui croient qu’il est impossible d’être à la fois républicain etnoble de coeur. La monarchie et la république sont les deux seulesformes de gouvernement qui n’étouffent pas les beauxsentiments.

– Michel Chrestien était un ange, madame, répondit Daniel d’unevoix émue. Je ne sais pas, dans les héros de l’antiquité, d’hommequi lui soit supérieur. Gardez-vous de le prendre pour un de cesrépublicains à idées étroites, qui voudraient recommencer laConvention et les gentillesses du Comité de Salut public&|160;;non, Michel rêvait la fédération suisse appliquée à toute l’Europe.Avouons-le, entre nous&|160;? après le magnifique gouvernement d’unseul, qui, je crois, convient plus particulièrement à notre pays,le système de Michel est la suppression de la guerre dans le vieuxmonde et sa reconstitution sur des bases autres que celles de laconquête qui l’avait jadis féodalisé. Les républicains étaient, àce titre, les gens les plus voisins de son idée&|160;; voilàpourquoi il leur a prêté son bras en juillet et à Saint-Merry.Quoique entièrement divisés d’opinion, nous sommes restésétroitement unis.

– C’est le plus bel éloge de vos deux caractères, dit timidementmadame de Cadignan.

– Dans les quatre dernières années de sa vie, reprit Daniel, ilne fit qu’à moi seul la confidence de son amour pour vous, et cetteconfidence resserra les noeuds déjà bien forts de notre amitiéfraternelle. Lui seul, madame, vous aura aimée comme vous devriezl’être. Combien de fois n’ai-je pas reçu la pluie en accompagnantvotre voiture jusque chez vous, en luttant de vitesse avec voschevaux, pour nous maintenir au même point sur une ligne parallèle,afin de vous voir… de vous admirer&|160;!

– Mais, monsieur, dit la princesse, je vais être tenue à vousindemniser.

– Pourquoi Michel n’est-il pas là&|160;? répondit Daniel d’unaccent plein de mélancolie.

– Il ne m’aurait peut-être pas aimée long-temps, dit laprincesse en remuant la tête par un geste plein de tristesse. Lesrépublicains sont encore plus absolus dans leurs idées que nousautres absolutistes, qui péchons par l’indulgence. Il m’avait sansdoute rêvée parfaite, il aurait été cruellement détrompé. Noussommes poursuivies, nous autres femmes, par autant de calomnies quevous en avez à supporter dans la vie littéraire, et nous ne pouvonsnous défendre ni par la gloire, ni par nos oeuvres. On ne nouscroit pas ce que nous sommes, mais ce que l’on nous fait. On luiaurait bientôt caché la femme inconnue qui est en moi, sous le fauxportrait de la femme imaginaire, qui est la vraie pour le monde. Ilm’aurait crue indigne des sentiments nobles qu’il me portait,incapable de le comprendre.

Ici la princesse hocha la tête en agitant ses belles bouclesblondes pleines de bruyères par un geste sublime. Ce qu’elleexprimait de doutes désolants, de misères cachées, est indicible.Daniel comprit tout, et regarda la princesse avec une viveémotion.

– Cependant le jour où je le revis, long-temps après la révoltede juillet, reprit-elle, je fus sur le point de succomber au désirque j’avais de lui prendre la main, de la lui serrer devant tout lemonde, sous le péristyle du Théâtre-Italien, en lui donnant monbouquet. J’ai pensé que ce témoignage de reconnaissance serait malinterprété, comme tant d’autres choses nobles qui passentaujourd’hui pour les folies de madame de Maufrigneuse, et que je nepourrai jamais expliquer, car il n’y a que mon fils et Dieu qui meconnaîtront jamais.

Ces paroles, soufflées à l’oreille de l’écouteur de manière àêtre dérobées à la connaissance des convives, et avec un accentdigne de la plus habile comédienne, devaient aller au coeur&|160;;aussi atteignirent-elles à celui de d’Arthez. Il ne s’agissaitpoint de l’écrivain célèbre, cette femme cherchait à se réhabiliteren faveur d’un mort. Elle avait pu être calomniée, elle voulaitsavoir si rien ne l’avait ternie aux veux de celui qui l’aimait.Etait-il mort avec toutes ses illusions&|160;?

– Michel, répondit d’Arthez, était un de ces hommes qui aimentd’une manière absolue, et qui, s’ils choisissent mal, peuvent ensouffrir sans jamais renoncer à celle qu’ils ont élue.

– Etais-je donc aimée ainsi&|160;?.. s’écria-t-elle d’un air debéatitude exaltée.

– Oui, madame.

– J’ai donc fait son bonheur&|160;?

– Pendant quatre ans.

– Une femme n’apprend jamais une pareille chose sans éprouverune orgueilleuse satisfaction, dit-elle en tournant son doux etnoble visage vers d’Arthez par un mouvement plein de confusionpudique.

Une des plus savantes manoeuvres de ces comédiennes est devoiler leurs manières quand les mots sont trop expressifs, et defaire parler les yeux quand le discours est restreint. Ces habilesdissonances, glissées dans la musique de leur amour faux ou vrai,produisent d’invincibles séductions.

– N’est-ce pas, reprit-elle en abaissant encore la voix et aprèss’être assurée d’avoir produit de l’effet, n’est-ce pas avoiraccompli sa destinée que de rendre heureux, et sans crime, un grandhomme&|160;?

– Ne vous l’a-t-il pas écrit&|160;?

– Oui, mais je voulais en être bien sûre, car, croyez-moi,monsieur, en me mettant si haut, il ne s’est pas trompé.

Les femmes savent donner à leurs paroles une saintetéparticulière, elles leur communiquent je ne sais quoi de vibrantqui étend le sens des idées et leur prête de la profondeur&|160;;si plus tard leur auditeur charmé ne se rend pas compte de cequ’elles ont dit, le but a été complétement atteint, ce qui est lepropre de l’éloquence. La princesse aurait en ce moment porté lediadème de la France, son front n’eût pas été plus imposant qu’ill’était sous le beau diadème de ses cheveux élevés en natte commeune tour, et ornés de ses jolies bruyères. Cette femme semblaitmarcher sur les flots de la calomnie, comme le Sauveur sur lesvagues du lac de Tibériade, enveloppée dans le suaire de cet amour,comme un ange dans ses nimbes. Il n’y avait rien qui sentît ni lanécessité d’être ainsi, ni le désir de paraître grande ou aimante :ce fut simple et calme. Un homme vivant n’aurait jamais pu rendre àla princesse les services qu’elle obtenait de ce mort. D’Arthez,travailleur solitaire, à qui la pratique du monde était étrangère,et que l’étude avait enveloppé de ses voiles protecteurs, fut ladupe de cet accent et de ces paroles. Il fut sous le charme de cesexquises manières, il admira cette beauté parfaite, mûrie par lemalheur, reposée dans la retraite&|160;; il adora la réunion sirare d’un esprit fin et d’une belle âme. Enfin il désira recueillirla succession de Michel Chrestien. Le commencement de cette passionfut, comme chez la plupart des profonds penseurs, une idée. Envoyant la princesse, en étudiant la forme de sa tête, ladisposition de ses traits si doux, sa taille, son pied, ses mainssi finement modelées, de plus près qu’il ne l’avait fait enaccompagnant son ami dans ses folles courses, il remarqua lesurprenant phénomène de la seconde vue morale que l’homme exaltépar l’amour trouve en lui-même. Avec quelle lucidité MichelChrestien n’avait-il pas lu dans ce coeur, dans cette âme, éclairéepar les feux de l’amour&|160;? Le fédéraliste avait donc étédeviné, lui aussi&|160;! il eût sans doute été heureux. Ainsi laprincesse avait aux yeux de d’Arthez un grand charme, elle étaitentourée d’une auréole de poésie. Pendant le dîner, l’écrivain serappela les confidences désespérées du républicain, et sesespérances quand il s’était cru aimé&|160;; les beaux poèmes quedicte un sentiment vrai avaient été chantés pour lui seul à proposde cette femme. Sans le savoir, Daniel allait profiter de cespréparations dues au hasard. Il est rare qu’un homme passe sansremords de l’état de confident à celui de rival, et d’Arthez lepouvait alors sans crime. En un moment, il aperçut les énormesdifférences qui existent entre les femmes comme il faut, ces fleursdu grand monde, et les femmes vulgaires, qu’il ne connaissaitcependant encore que sur un échantillon&|160;; il fut donc pris parles coins les plus accessibles, les plus tendres de son âme et deson génie. Poussé par sa naïveté, par l’impétuosité de ses idées às’emparer de cette femme, il se trouva retenu par le monde et parla barrière que les manières, disons le mot, que la majesté de laprincesse mettait entre elle et lui. Aussi pour cet homme habitué àne pas respecter celle qu’il aimait, y eut-il là je ne sais quoid’irritant, un appât d’autant plus puissant qu’il fut forcé de ledévorer et d’en garder les atteintes sans se trahir. Laconversation, qui demeura sur Michel Chrestien jusqu’au dessert,fut un admirable prétexte à Daniel comme à la princesse de parler àvoix basse : amour, sympathie, divination&|160;; à elle de se poseren femme méconnue, calomniée&|160;; à lui de se fourrer les piedsdans les souliers du républicain mort. Peut-être cet hommed’ingénuité se surprit-il à moins regretter son ami&|160;? Aumoment où les merveilles du dessert reluisirent sur la table, aufeu des candélabres, à l’abri des bouquets de fleurs naturelles quiséparaient les convives par une haie brillante, richement coloréede fruits et de sucreries, la princesse se plut à clore cette suitede confidences par un mot délicieux, accompagné d’un de ces regardsà l’aide desquels les femmes blondes paraissent être brunes, etdans lequel elle exprima finement cette idée que Daniel et Michelétaient deux âmes jumelles. D’Arthez se rejeta dès lors dans laconversation générale en y portant une joie d’enfant et un petitair fat digne d’un écolier. La princesse prit de la façon la plussimple le bras de d’Arthez pour revenir au petit salon de lamarquise. En traversant le grand salon, elle alla lentement&|160;;et quand elle fut séparée de la marquise, à qui Blondet donnait lebras, par un intervalle assez considérable, elle arrêtad’Arthez.

– Je ne veux pas être inaccessible pour l’ami de ce pauvrerépublicain, lui dit-elle. Et quoique je me sois fait une loi de nerecevoir personne, vous seul au monde pourrez entrer chez moi. Necroyez pas que ce soit une faveur. La faveur n’existe jamais quepour des étrangers, et il me semble que nous sommes de vieux amis :je veux voir en vous le frère de Michel.

D’Arthez ne put que presser le bras de la princesse, il netrouva rien à répondre. Quand le café fut servi, Diane de Cadignans’enveloppa par un coquet mouvement dans un grand châle, et seleva. Blondet et Rastignac étaient des hommes de trop hautepolitique et trop habitués au monde pour faire la moindreexclamation bourgeoise, et vouloir retenir la princesse&|160;; maismadame d’Espard fit rasseoir son amie en la prenant par la main etlui disant à l’oreille : – Attendez que les gens aient dîné, lavoiture n’est pas prête. Et elle fit un signe au valet de chambrequi remportait le plateau du café.

Madame de Montcornet devina que la princesse et madame d’Espardavaient un mot à se dire et prit avec elle d’Arthez, Rastignac etBlondet, qu’elle amusa par une de ces folles attaques paradoxalesauxquelles s’entendent à merveille les Parisiennes.

– Eh&|160;! bien, dit la marquise à Diane, comment letrouvez-vous&|160;?

– Mais c’est un adorable enfant, il sort du maillot. Vraiment,cette fois encore, il y aura, comme toujours, un triomphe sanslutte.

– C’est désespérant, dit madame d’Espard, mais il y a de laressource.

– Comment&|160;?

– Laissez-moi devenir votre rivale.

– Comme vous voudrez, répondit la princesse, j’ai pris monparti. Le génie est une manière d’être du cerveau, je ne sais pasce qu’y gagne le coeur, nous en causerons plus tard.

En entendant ce dernier mot qui fut impénétrable, madamed’Espard se jeta dans la conversation générale et ne parut niblessée du Comme vous voudrez, ni curieuse de savoir à quoi cetteentrevue aboutirait. La princesse resta pendant une heure environassise sur la causeuse auprès du feu, dans l’attitude pleine denonchalance et d’abandon que Guérin a donnée à Didon, écoutant avecl’attention d’une personne absorbée, et regardant Daniel parmoments, sans déguiser une admiration qui ne sortait pas d’ailleursdes bornes. Elle s’esquiva quand la voiture fut avancée, aprèsavoir échangé un serrement de main avec la marquise et uneinclination de tête avec madame de Montcornet.

La soirée s’acheva sans qu’il fût question de la princesse. Onprofita de l’espèce d’exaltation dans laquelle était d’Arthez, quidéploya les trésors de son esprit. Certes, il avait dans Rastignacet dans Blondet deux acolytes de première force comme finessed’esprit et comme portée d’intelligence. Quant aux deux femmes,elles sont depuis long-temps comptées parmi les plus spirituellesde la haute société. Ce fut donc une halte dans une oasis, unbonheur rare et bien apprécié pour ces personnages habituellementen proie au garde à vous du monde, des salons et de la politique.Il est des êtres qui ont le privilége d’être parmi les hommes commedes astres bienfaisants dont la lumière éclaire les esprits, dontles rayons échauffent les coeurs. D’Arthez était une de ces bellesâmes. Un écrivain, qui s’élève à la hauteur où il est, s’habitue àtout penser, et oublie quelquefois dans le monde qu’il ne faut pastout dire&|160;; il lui est impossible d’avoir la retenue des gensqui y vivent continuellement&|160;; mais comme ses écarts sontpresque toujours marqués d’un cachet d’originalité, personne nes’en plaint. Cette saveur si rare dans les talents, cette jeunessepleine de simplesse qui rendent d’Arthez si noblement original,firent de cette soirée une délicieuse chose. Il sortit avec lebaron de Rastignac qui, en le reconduisant chez lui, parlanaturellement de la princesse, en lui demandant comment il latrouvait.

– Michel avait raison de l’aimer, répondit d’Arthez, c’est unefemme extraordinaire.

– Bien extraordinaire, répliqua railleusement Rastignac. A votreaccent, je vois que vous l’aimez déjà&|160;; vous serez chez elleavant trois jours, et je suis un trop vieil habitué de Paris pourne pas savoir ce qui va se passer entre vous. Eh&|160;! bien, moncher Daniel, je vous supplie de ne pas vous laisser aller à lamoindre confusion d’intérêts. Aimez la princesse si vous voussentez de l’amour pour elle au coeur&|160;; mais songez à votrefortune. Elle n’a jamais pris ni demandé deux liards à qui que cesoit,elle est bien trop d’Uxelles et Cadignan pour cela, mais, à maconnaissance, outre sa fortune à elle, laquelle étaittrès-considérable, elle a fait dissiper plusieurs millions.Comment&|160;? pourquoi&|160;? par quels moyens&|160;? personne nele sait, elle ne le sait pas elle-même. Je lui ai vu avaler, il y atreize ans, la fortune d’un charmant garçon et celle d’un vieuxnotaire en vingt mois.

– Il y a treize ans&|160;! dit d’Arthez, quel âge a-t-elledonc&|160;?

– Vous n’avez donc pas vu, répondit en riant Rastignac, à tableson fils, le duc de Maufrigneuse&|160;? un jeune homme de dix-neufans. Or, dix-neuf et dix-sept font…

– Trente-six, s’écria l’auteur surpris, je lui donnais vingtans.

– Elle les acceptera, dit Rastignac mais soyez sans inquiétudelà-dessus : elle n’aura jamais que vingt ans pour vous. Vous allezentrer dans le monde le plus fantastique. Bonsoir, vous voilà chezvous, dit le baron en voyant sa voiture entrer rue de Bellefond oùdemeure d’Arthez dans une jolie maison à lui, nous nous verronsdans la semaine chez mademoiselle des Touches.

D’Arthez laissa l’amour pénétrer dans son coeur à la manière denotre oncle Tobie, sans faire la moindre résistance, il procéda parl’adoration sans critique, par l’admiration exclusive. Laprincesse, cette belle créature, une des plus remarquablescréations de ce monstrueux Paris où tout est possible en bien commeen mal, devint, quelque vulgaire que le malheur des temps ait renduce mot, l’ange rêvé. Pour bien comprendre la subite transformationde cet illustre auteur il faudrait savoir tout ce que la solitudeet le travail constant laissent d’innocence au coeur, tout ce quel’amour réduit au besoin et devenu pénible auprès d’une femmeignoble, développe de désirs et de fantaisies, excite de regrets etfait naître de sentiments divins dans les plus hautes régions del’âme. D’Arthez était bien l’enfant, le collégien que le tact de laprincesse avait soudain reconnu. Une illumination presque semblables’était accomplie chez la belle Diane. Elle avait donc enfinrencontré cet homme supérieur que toutes les femmes désirent, nefût-ce que pour le jouer&|160;; cette puissance à laquelle ellesconsentent à obéir, ne fût-ce que pour avoir le plaisir de lamaîtriser&|160;; elle trouvait enfin les grandeurs del’intelligence unies à la naïveté du coeur au neuf de lapassion&|160;; puis elle voyait par un bonheur inouï, toutes cesrichesses contenues dans une forme qui lui plaisait. D’Arthez luisemblait beau, peut-être l’était-il. Quoiqu’il arrivât à l’âgegrave de l’homme à trente-huit ans, il conservait une fleur dejeunesse due à la vie sobre et chaste qu’il avait menée, et commetous les gens de cabinet, comme les hommes d’Etat, il atteignait àun embonpoint raisonnable. Très-jeune, il avait offert une vagueressemblance avec Bonaparte général. Cette ressemblance secontinuait encore, autant qu’un homme aux yeux noirs, à lachevelure épaisse et brune, peut ressembler à ce souverain aux yeuxbleus, aux cheveux châtains&|160;; mais tout ce qu’il y eut jadisd’ambition ardente et noble dans les yeux de d’Arthez avait étécomme attendri par le succès. Les pensées dont son front était grosavaient fleuri, les lignes creuses de sa figure étaient devenuespleines. Le bien-être répandait des teintes dorées là où dans sajeunesse la misère avait mélangé les tons jaunes des tempéramentsdont les forces se bandent pour soutenir des luttes écrasantes etcontinues. Si vous observez avec soin les belles figures desphilosophes antiques, vous y apercevrez toujours les déviations dutype parfait de la figure humaine auxquelles chaque physionomistedoit son originalité, rectifiées par l’habitude de la médiation,par le calme constant nécessaire aux travaux intellectuels. Lesvisages les plus tourmentés, comme celui de Socrate, deviennent àla longue d’une sérénité presque divine. A cette noble simplicitéqui décorait sa tête impériale, d’Arthez joignait une expressionnaïve, le naturel des enfants, et une bienveillance touchante. Iln’avait pas cette politesse toujours empreinte de fausseté parlaquelle dans ce monde les personnes les mieux élevées et les plusaimables jouent des qualités qui souvent leur manquent, et quilaissent blessés ceux qui se reconnaissent dupés. Il pouvaitfaillir à quelques lois mondaines par suite de son isolement&|160;;mais comme il ne choquait jamais, ce parfum de sauvagerie rendaitencore plus gracieuse l’affabilité particulière aux hommes d’ungrand talent, qui savent déposer leur supériorité chez eux pour semettre au niveau social, pour, à la façon d’Henri IV, prêter leurdos aux enfants, et leur esprit aux niais.

En revenant chez elle, la princesse ne discuta pas plus avecelle-même que d’Arthez ne se défendit contre le charme qu’elle luiavait jeté. Tout était dit pour elle : elle aimait avec sa scienceet avec son ignorance. Si elle s’interrogea, ce fut pour sedemander si elle méritait un si grand bonheur, et ce qu’elle avaitfait au ciel pour qu’il lui envoyât un pareil ange. Elle voulutêtre digne de cet amour, le perpétuer, se l’approprier à jamais, etfinir doucement sa vie de jolie femme dans le paradis qu’elleentrevoyait. Quant à la résistance, à se chicaner, à coqueter, ellen’y pensa même pas. Elle pensait à bien autre chose&|160;! Elleavait compris la grandeur des gens de génie, elle avait devinéqu’ils ne soumettent pas les femmes d’élite aux lois ordinaires.Aussi, par un de ces aperçus rapides, particuliers à ces grandsesprits féminins, s’était-elle promis d’être faible au premierdésir. D’après la connaissance qu’elle avait prise, à une seuleentrevue, du caractère de d’Arthez, elle avait soupçonné que cedésir ne serait pas assez tôt exprimé pour ne pas lui laisser letemps de se faire ce qu’elle voulait, ce qu’elle devait être auxyeux de cet amant sublime.

Ici commence l’une de ces comédies inconnues jouées dans le forintérieur de la conscience, entre deux êtres dont l’un sera la dupede l’autre, et qui reculent les bornes de la perversité, un de cesdrames noirs et comiques, auprès desquels le drame de Tartufe estune vétille&|160;; mais qui ne sont point du domaine scénique, etqui, pour que tout en soit extraordinaire, sont naturels,concevables et justifiés par la nécessité, un drame horrible qu’ilfaudrait nommer l’envers du vice. La princesse commença par envoyerchercher les oeuvres de d’Arthez, elle n’en avait pas lu le premiermot&|160;; et, néanmoins, elle avait soutenu vingt minutes dediscussion élogieuse avec lui, sans quiproquo&|160;! Elle lut tout.Puis elle voulut comparer ces livres à ce que la littératurecontemporaine avait produit de meilleur. Elle avait une indigestiond’esprit le jour où d’Arthez vint la voir. Attendant cette visite,tous les jours elle avait fait une toilette de l’ordre supérieur,une de ces toilettes qui expriment une idée et la font accepter parles yeux, sans qu’on sache ni comment ni pourquoi. Elle offrit auregard une harmonieuse combinaison de couleurs grises, une sorte dedemi-deuil, une grâce pleine d’abandon, le vêtement d’une femme quine tenait plus à la vie que par quelques liens naturels, son enfantpeut-être, et qui s’y ennuyait. Elle attestait un élégant dégoûtqui n’allait cependant pas jusqu’au suicide, elle achevait sontemps dans le bagne terrestre. Elle reçut d’Arthez en femme quil’attendait, et comme s’il était déjà venu cent fois chezelle&|160;; elle lui fit l’honneur de le traiter comme une vieilleconnaissance, elle le mit à l’aise par un seul geste en luimontrant une causeuse pour qu’il s’assît, pendant qu’elle achevaitune lettre commencée. La conversation s’engagea de la manière laplus vulgaire : le temps, le Ministère, la maladie de de Marsay,les espérances de la Légitimité. D’Arthez était absolutiste, laprincesse ne pouvait ignorer les opinions d’un homme assis à laChambre parmi les quinze ou vingt personnes qui représentent leparti légitimiste&|160;; elle trouva moyen de lui raconter commentelle avait joué de Marsay&|160;; puis, par une transition que luifournit le dévouement du prince de Cadignan à la famille royale età MADAME, elle amena l’attention de d’Arthez sur le prince.

– Il a du moins pour lui d’aimer ses maîtres et de leur êtredévoué, dit-elle. Son caractère public me console de toutes lessouffrances que m’a causées son caractère privé : – Car,reprit-elle en laissant habilement de côté le prince, n’avez-vouspas remarqué, vous qui savez tout, que les hommes ont deuxcaractères : ils en ont un pour leur intérieur, pour leurs femmes,pour leur vie secrète, et qui est le vrai&|160;; là, plus demasque, plus de dissimulation, ils ne se donnent pas la peine defeindre, ils sont ce qu’ils sont, et sont souvent horribles&|160;;puis le monde, les autres, les salons, la Cour, le souverain, laPolitique les voient grands, nobles, généreux, en costume brodé devertus, parés de beau langage, pleins d’exquises qualités. Quellehorrible plaisanterie&|160;! Et l’on s’étonne quelquefois dusourire de certaines femmes, de leur air de supériorité avec leursmaris, de leur indifférence…

Elle laissa tomber sa main le long du bras de son fauteuil, sansachever, mais ce geste complétait admirablement son discours. Commeelle vit d’Arthez occupé d’examiner sa taille flexible, si bienpliée au fond de son moelleux fauteuil, occupé des jeux de sa robe,et d’une jolie petite fronsure qui badinait sur le busc, une de ceshardiesses de toilette qui ne vont qu’aux tailles assez minces pourne pouvoir jamais rien perdre, elle reprit l’ordre de ses penséescomme si elle se parlait à elle-même.

– Je ne continue pas. Vous avez fini, vous autres écrivains, parrendre bien ridicules les femmes qui se prétendent méconnues, quisont mal mariées, qui se font dramatiques, intéressantes, ce qui mesemble être du dernier bourgeois. On plie et tout est dit, ou l’onrésiste et l’on s’amuse. Dans les deux cas, on doit se taire. Ilest vrai que je n’ai su, ni tout à fait plier, ni tout à faitrésister&|160;; mais peut-être était-ce une raison encore plusgrave de garder le silence. Quelle sottise aux femmes de seplaindre&|160;! Si elles n’ont pas été les plus fortes, elles ontmanqué d’esprit, de tact, de finesse, elles méritent leur sort. Nesont-elles pas les reines en France&|160;? Elles se jouent de vouscomme elles le veulent, quand elles le veulent, et autant qu’ellesle veulent. Elle fit danser sa cassolette par un mouvementmerveilleux d’impertinence féminine et de gaieté railleuse. – J’aisouvent entendu de misérables petites espèces regretter d’êtrefemmes, vouloir être hommes&|160;; je les ai toujours regardées enpitié, dit-elle en continuant. Si j’avais à opter, je préféreraisencore être femme. Le beau plaisir de devoir ses triomphes à laforce, à toutes les puissances que vous donnent des lois faites parvous&|160;! Mais quand nous vous voyons à nos pieds disant etfaisant des sottises, n’est-ce donc pas un enivrant bonheur que desentir en soi la faiblesse qui triomphe&|160;? Quand nousréussissons, nous devons donc garder le silence, sous peine deperdre notre empire. Battues, les femmes doivent encore se tairepar fierté : le silence de l’esclave épouvante le maître.

Ce caquetage fut sifflé d’une voix si doucement moqueuse, simignonne, avec des mouvements de tête si coquets, que d’Arthez, àqui ce genre de femme était totalement inconnu, restait exactementcomme la perdrix charmée par le chien de chasse.

– Je vous en prie, madame, dit-il enfin, expliquez-moi commentun homme a pu vous faire souffrir, et soyez sûre que là où toutesles femmes seraient vulgaires, vous seriez distinguée, quand mêmevous n’auriez pas une manière de dire les choses qui rendraitintéressant un livre de cuisine.

– Vous allez vite en amitié, dit-elle d’un son de voix grave quirendit d’Arthur sérieux et inquiet.

La conversation changea, l’heure avançait. Le pauvre homme degénie s’en alla contrit d’avoir paru curieux, d’avoir blessé cecoeur, et croyant que cette femme avait étrangement souffert. Elleavait passé sa vie à s’amuser, elle était un vrai don Juan femelle,à cette différence près que ce n’est pas à souper qu’elle eûtinvité la statue de pierre, et certes elle aurait eu raison de lastatue.

Il est impossible de continuer ce récit sans dire un mot duprince de Cadignan, plus connu sous le nom de duc deMaufrigneuse&|160;; autrement, le sel des inventions miraculeusesde la princesse disparaîtrait, et les Etrangers ne comprendraientrien à l’épouvantable comédie parisienne qu’elle allait jouer pourun homme.

Monsieur le duc de Maufrigneuse, en vrai fils du prince deCadignan, est un homme long et sec, aux formes les plus élégantes,plein de bonne grâce, disant des mots charmants, devenu colonel parla grâce de Dieu, et devenu bon militaire parhasard&|160;;d’ailleurs brave comme un Polonais, à tout propos,sans discernement, et cachant le vide de sa tête sous le jargon dela grande compagnie. Dès l’âge de trente-six ans, il était parforce d’une aussi parfaite indifférence pour le beau sexe que leroi Charles X son maître&|160;; puni comme son maître pour avoir,comme lui, trop plu dans sa jeunesse. Pendant dix-huit ans l’idoledu faubourg Saint-Germain, il avait, comme tous les fils defamille, mené une vie dissipée, uniquement remplie de plaisirs. Sonpère, ruiné par la Révolution, avait retrouvé sa Charge au retourdes Bourbons, le gouvernement d’un château royal, des traitements,des pensions&|160;; mais cette fortune factice, le vieux prince lamangea très-bien, demeurant le grand seigneur qu’il était avant laRévolution en sorte que quand vint la loi d’indemnité, les sommesqu’il reçut furent absorbées par le luxe qu’il déploya dans sonimmense hôtel, le seul bien qu’il retrouva, et dont la plus grandepartie était occupée par sa belle-fille. Le prince de Cadignanmourut quelque temps avant la Révolution de Juillet, âgé dequatre-vingt-sept ans. Il avait ruiné sa femme, et fut longtemps endélicatesse avec le duc de Navarreins, qui avait épousé sa fille enpremières noces, et auquel il rendit difficilement ses comptes. Leduc de Maufrigneuse avait eu des liaisons avec la duchessed’Uxelles. Vers 1814, au moment où monsieur de Maufrigneuseatteignait à trente-six ans, la duchesse le voyant pauvre maistrès-bien en cour, lui donna sa fille qui possédait environcinquante ou soixante mille livres de rente, sans ce qu’elle devaitattendre d’elle. Mademoiselle d’Uxelles devenait ainsi duchesse, etsa mère savait qu’elle aurait vraisemblablement la plus grandeliberté. Après avoir eu le bonheur inespéré de se donner unhéritier, le duc laissa sa femme entièrement libre de ses actions,et alla s’amuser de garnison en garnison, passant les hivers àParis, faisant des dettes que son père payait toujours, professantla plus entière indulgence conjugale, avertissant la duchesse huitjours à l’avance de son retour à Paris, adoré de son régiment, aimédu Dauphin, courtisan adroit, un peu joueur, d’ailleurs sans aucuneaffectation : jamais la duchesse ne put lui persuader de prendreune fille d’Opéra par décorum et par égard pour elle, disait-elleplaisamment. Le duc, qui avait la survivance de la Charge de sonpère, sut plaire aux deux rois, à Louis XVIII et à Charles X, cequi prouve qu’il tirait assez bon parti de sa nullité&|160;; maiscette conduite, cette vie, tout était recouvert du plus beau vernis: langage, noblesse de manières, tenue offraient en lui laperfection&|160;; enfin les Libéraux l’aimaient. Il lui futimpossible de continuer les Cadignan qui, selon le vieux prince,étaient connus pour ruiner leurs femmes, car la duchesse mangeaelle-même sa fortune. Ces particularités devinrent si publiquesdans le monde de la cour et dans le faubourg Saint-Germain, que,pendant les cinq dernières années de la Restauration, on se seraitmoqué de quelqu’un qui en aurait parlé, comme s’il eût vouluraconter la mort de Turenne ou celle de Henri IV. Aussi, pas unefemme ne parlait-elle de ce charmant duc sans en faire l’éloge : ilavait été parfait pour sa femme, il était difficile à un homme dese montrer aussi bien que Maufrigneuse pour la duchesse, il luiavait laissé la libre disposition de sa fortune, il l’avaitdéfendue et soutenue en toute occasion. Soit orgueil, soit bonté,soit chevalerie, monsieur de Maufrigneuse avait sauvé la duchesseen bien des circonstances où toute autre femme eût péri, malgré sonentourage, malgré le crédit de la vieille duchesse d’Uxelles, duduc de Navarreins, de son beau-père et de la tante de son mari.Aujourd’hui le prince de Cadignan passe pour un des beauxcaractères de l’Aristocratie. Peut-être la fidélité dans le besoinest-elle une des plus belles victoires que puissent remporter lescourtisans sur eux-mêmes.

La duchesse d’Uxelles avait quarante-cinq ans quand elle mariasa fille au duc de Maufrigneuse, elle assistait donc depuislongtemps sans jalousie et même avec intérêt aux succès de sonancien ami. Au moment du mariage de sa fille et du duc, elle tintune conduite d’une grande noblesse et qui sauva l’immoralité decette combinaison. Néanmoins, la méchanceté des gens de cour trouvamatière à railler, et prétendit que cette belle conduite ne coûtaitpas grand’chose à la duchesse, quoique depuis cinq ans environ ellese fut adonnée à la dévotion et au repentir des femmes qui ontbeaucoup à se faire pardonner.

Pendant plusieurs jours la princesse se montra de plus en plusremarquable par ses connaissances en littérature. Elle abordaitavec une excessive hardiesse les questions les plus ardues, grâce àdes lectures diurnes et nocturnes poursuivies avec une intrépiditédigne des plus grands éloges. D’Arthez, stupéfait et incapable desoupçonner que Diane d’Uxelles répétait le soir ce qu’elle avait lule matin, comme font beaucoup d’écrivains, la tenait pour une femmesupérieure. Ces conversations éloignaient Diane du but, elle essayade se retrouver sur le terrain des confidences d’où son amants’était prudemment retiré&|160;; mais il ne lui fut pas très-faciled’y faire revenir un homme de cette trempe une fois effarouché.Cependant, après un mois de campagnes littéraires et de beauxdiscours platoniques, d’Arthez s’enhardit et vint tous les jours àtrois heures. Il se retirait à six heures, et reparaissait le soirà neuf heures, pour rester jusqu’à minuit ou une heure du matin,avec la régularité d’un amant plein d’impatience. La princesse setrouvait habillée avec plus ou moins de recherche à l’heure oùd’Arthez se présentait. Cette mutuelle fidélité, les soins qu’ilsprenaient d’eux-mêmes, tout en eux exprimait des sentiments qu’ilsn’osaient s’avouer, car la princesse devinait à merveille que cegrand enfant avait peur d’un débat autant qu’elle en avait envie.Néanmoins d’Arthez mettait dans ses constantes déclarations muettesun respect qui plaisait infiniment à la princesse. Tous deux sesentaient chaque jour d’autant plus unis que rien de convenu ni detranché ne les arrêtait dans la marche de leurs idées, commelorsque, entre amants, il y a d’un côté des demandes formelles, etde l’autre une défense ou sincère ou coquette. Semblable à tous leshommes plus jeunes que leur âge ne le comporte, d’Arthez était enproie à ces émouvantes irrésolutions causées par la puissance desdésirs et par la terreur de déplaire, situation à laquelle unejeune femme ne comprend rien quand elle la partage, mais que laprincesse avait trop souvent fait naître pour ne pas en savourerles plaisirs. Aussi Diane jouissait-elle de ces délicieuxenfantillages avec d’autant plus de charme qu’elle savait biencomment les faire cesser. Elle ressemblait à un grand artiste secomplaisant dans les lignes indécises d’une ébauche, sûr d’acheverdans une heure d’inspiration le chef-d’oeuvre encore flottant dansles limbes de l’enfantement. Combien de fois, en voyant d’Arthezprêt à s’avancer, ne se plut-elle pas à l’arrêter par un airimposant&|160;? Elle refoulait les secrets orages de ce jeunecoeur, elle les soulevait, les apaisait par un regard, en tendantsa main à baiser, ou par des mots insignifiants dits d’une voixémue et attendrie. Ce manége, froidement convenu mais divinementjoué, gravait son image toujours plus avant dans l’âme de cespirituel écrivain, qu’elle se plaisait à rendre enfant, confiant,simple et presque niais auprès d’elle&|160;; mais elle avait aussides retours sur elle-même, et il lui était alors impossible de nepas admirer tant de grandeur mêlée à tant d’innocence. Ce jeu degrande coquette l’attachait elle-même insensiblement à son esclave.Enfin, elle s’impatienta contre cet Epictète amoureux, et, quandelle crut l’avoir disposé à la plus entière crédulité, elle se miten devoir de lui appliquer sur les yeux le bandeau le plusépais.

Un soir Daniel trouva Diane pensive, un coude sur une petitetable, sa belle tête blonde baignée de lumière par la lampe&|160;;elle badinait avec une lettre qu’elle faisait danser sur le tapisde la table. Quand d’Arthez eut bien vu ce papier, elle finit parle plier et le passer dans sa ceinture.

– Qu’avez-vous&|160;? dit d’Arthez, vous paraissez inquiète.

– J’ai reçu une lettre de monsieur de Cadignan, répondit-elle.Quelque graves que soient ses torts envers moi, je pensais, aprèsavoir lu sa lettre, qu’il est exilé, sans famille, sans son filsqu’il aime.

Ces paroles, prononcées d’une voix pleine d’âme, révélaient unesensibilité angélique. D’Arthez fut ému au dernier point. Lacuriosité de l’amant devint pour ainsi dire une curiosité presquepsychologique et littéraire. Il voulut savoir jusqu’à quel pointcette femme était grande, sur quelles injures portait son pardon,comment ces femmes du monde, taxées de frivolité de dureté de coeurd’égoïsme, pouvaient être des anges. En se souvenant d’avoir étédéjà repoussé quand il avait voulu connaître ce coeur céleste, ileut, lui, comme un tremblement dans la voix lorsqu’en prenant lamain transparente fluette, à doigts tournés en fuseau de la belleDiane, il lui dit : – Sommes-nous maintenant assez amis pour quevous me disiez ce que vous avez souffert&|160;? Vos ancienschagrins doivent être pour quelque chose dans cette rêverie.

– Oui dit-elle en sifflant cette syllabe comme la plus doucenote qu’ait jamais soupirée la flûte de Tulou.

Elle retomba dans sa rêverie et ses yeux se voilèrent. Danieldemeura dans une attente pleine d’anxiété, pénétré de la solennitéde ce moment. Son imagination de poète lui faisait voir comme desnuées qui se dissipaient lentement en lui découvrant le sanctuaireoù il allait voir aux pieds de Dieu l’agneau blessé.

– Eh&|160;! bien&|160;?… dit-il d’une voix douce et calme.

Diane regarda le tendre solliciteur&|160;; puis elle baissa lesyeux lentement en déroulant ses paupières par un mouvement quidécelait la plus noble pudeur. Un monstre seul aurait été capabled’imaginer quelque hypocrisie dans l’ondulation gracieuse parlaquelle la malicieuse princesse redressa sa jolie petite tête pourplonger encore un regard dans les yeux avides de ce grandhomme.

– Le puis-je&|160;? le dois-je&|160;? fit-elle en laissantéchapper un geste d’hésitation et regardant d’Arthez avec unesublime expression de tendresse rêveuse. Les hommes ont si peu defoi pour ces sortes de choses&|160;! ils se croient si peu obligésà la discrétion&|160;!

– Ah&|160;! si vous vous défiez de moi pourquoi suis-jeici&|160;? s’écria d’Arthez.

– Eh&|160;! mon ami répondit-elle en donnant à son exclamationla grâce d’un aveu involontaire, lorsqu’elle s’attache pour la vieune femme calcule-t-elle&|160;? Il ne s’agit pas de mon refus (quepuis-je vous refuser&|160;?)&|160;; mais de l’idée que vous aurezde moi si je parle. Je vous confierai bien l’étrange situation danslaquelle je suis à mon âge&|160;; mais que penseriez-vous d’unefemme qui découvrirait les plaies secrètes du mariage qui trahiraitles secrets d’un autre&|160;? Turenne gardait sa parole auxvoleurs&|160;; ne dois-je pas à mes bourreaux la probité deTurenne&|160;?

– Avez-vous donné votre parole à quelqu’un&|160;?

– Monsieur de Cadignan n’a pas cru nécessaire de me demander lesecret. Vous voulez donc plus que mon âme&|160;? Tyran&|160;! vousvoulez donc que j’ensevelisse en vous ma probité, dit-elle enjetant sur d’Arthez un regard par lequel elle donna plus de prix àcette fausse confidence qu’à toute sa personne.

– Vous faites de moi un homme par trop ordinaire, si de moi vouscraignez quoi que ce soit de mal, dit-il avec une amertume maldéguisée.

– Pardon, mon ami, répondit-elle en lui prenant la main, laregardant, la prenant dans les siennes et la caressant en ytraînant les doigts par un mouvement d’une excessive douceur. Jesais tout ce que vous valez. Vous m’avez raconté toute votre vie,elle est noble, elle est belle, elle est sublime, elle est digne devotre nom&|160;; peut-être, en retour, vous dois-je lamienne&|160;? Mais j’ai peur en ce moment de déchoir à vos yeux envous racontant des secrets qui ne sont pas seulement les miens.Puis peut-être ne croirez-vous pas, vous homme de solitude et depoésie, aux horreurs du monde. Ah&|160;! vous ne savez pas qu’eninventant vos drames, ils sont surpassés par ceux qui se jouentdans les familles en apparence les plus unies. Vous ignorezl’étendue de certaines infortunes dorées.

– Je sais tout, s’écria-t-il.

– Non, reprit-elle, vous ne savez rien. Une fille doit-ellejamais livrer sa mère&|160;?

En entendant ce mot, d’Arthez se trouva comme un homme égaré parune nuit noire dans les Alpes, et qui, aux premières lueurs dumatin, aperçoit qu’il enjambe un précipice sans fond. Il regarda laprincesse d’un air hébété, il avait froid dans le dos. Diane crutque cet homme de génie était un esprit faible, mais elle lui vit unéclat dans les yeux qui la rassura.

– Enfin, vous êtes devenu pour moi presque un juge, dit-elled’un air désespéré. Je puis parler, en vertu du droit qu’a toutêtre calomnié de se montrer dans son innocence. J’ai été, je suisencore, (si tant est qu’on se souvienne d’une pauvre recluse forcéepar le monde de renoncer au monde&|160;!) accusée de tant delégèreté, de tant de mauvaises choses, qu’il peut m’être permis deme poser dans le coeur où je trouve un asile de manière à n’en êtrepas chassée. J’ai toujours vu dans la justification une forteatteinte faite à l’innocence, aussi ai-je toujours dédaigné deparler. A qui d’ailleurs pouvais-je adresser la parole&|160;? On nedoit confier ces cruelles choses qu’à Dieu ou à quelqu’un qui noussemble bien près de lui, un prêtre, ou un autre nous-même.Eh&|160;! bien, si mes secrets ne sont pas là, dit-elle en appuyantsa main sur le coeur de d’Arthez, comme ils étaient ici… (Elle fitfléchir sous ses doigts le haut de son busc) vous ne serez pas legrand d’Arthez, j’aurai été trompée&|160;!

Une larme mouilla les yeux de d’Arthez, et Diane dévora cettelarme par un regard de côté qui ne fit vaciller ni sa prunelle nisa paupière. Ce fut leste et net comme un geste de chatte prenantune souris. D’Arthez, pour la première fois, après soixante jourspleins de protocoles, osa prendre cette main tiède et parfumée, illa porta sous ses lèvres, il y mit un long baiser traîné depuis lepoignet jusqu’aux ongles avec une si délicate volupté que laprincesse inclina sa tête en augurant très-bien de la littérature.Elle pensa que les hommes de génie devaient aimer avec beaucoupplus de perfection que n’aiment les fats, les gens du monde, lesdiplomates et même les militaires, qui cependant n’ont que cela àfaire. Elle était connaisseuse, et savait que le caractère amoureuxse signe en quelque sorte dans des riens. Une femme instruite peutlire son avenir dans un simple geste, comme Cuvier savait dire envoyant le fragment d’une patte : Ceci appartient à un animal detelle dimension, avec ou sans cornes, carnivore, herbivore,amphibie, etc., âgé de tant de mille ans. Sûre de rencontrer chezd’Arthez autant d’imagination dans l’amour qu’il en mettait dansson style, elle jugea nécessaire de le faire arriver au plus hautdegré de la passion et de la croyance. Elle retira vivement sa mainpar un magnifique mouvement plein d’émotions. Elle eût dit :Finissez, vous allez me faire mourir&|160;! elle eût parlé moinsénergiquement. Elle resta pendant un moment les yeux dans les yeuxde d’Arthez, en exprimant tout à la fois du bonheur, de lapruderie, de la crainte, de la confiance, de la langueur, un vaguedésir et une pudeur de vierge. Elle n’eut alors que vingtans&|160;! Mais comptez qu’elle s’était préparée à cette heure decomique mensonge avec un art inouï dans sa toilette, elle étaitdans son fauteuil comme une fleur qui va s’épanouir au premierbaiser du soleil. Trompeuse ou vraie, elle enivrait Daniel. S’ilest permis de risquer une opinion individuelle, avouons qu’ilserait délicieux d’être ainsi trompé long-temps. Certes, souventTalma, sur la scène, a été fort au-dessus de la nature. Mais laprincesse de Cadignan n’est-elle pas la plus grande comédienne dece temps&|160;? Il ne manque à cette femme qu’un parterre attentif.Malheureusement, dans les époques tourmentées par les oragespolitiques, les femmes disparaissent comme les lys des eaux, qui,pour fleurir et s’étaler à nos regards ravis, ont besoin d’un cielpur et des plus tièdes zéphyrs.

L’heure était venue, Diane allait entortiller ce grand hommedans les lianes inextricables d’un roman préparé de longue main, etqu’il allait écouter comme un néophyte des beaux jours de la foichrétienne écoutait l’épître d’un apôtre.

– Mon ami, ma mère, qui vit encore à Uxelles, m’a mariée àdix-sept ans, en 1814 (vous voyez que je suis bien vieille&|160;!)à monsieur de Maufrigneuse, non pas par amour pour moi, mais paramour pour lui. Elle s’acquittait, envers le seul homme qu’elle eûtaimé, de tout le bonheur qu’elle avait reçu de lui. Oh&|160;! nevous étonnez pas de cette horrible combinaison, elle a lieusouvent. Beaucoup de femmes sont plus amantes que mères, comme laplupart sont meilleures mères que bonnes femmes. Ces deuxsentiments, l’amour et la maternité, développés comme ils le sontpar nos moeurs, se combattent souvent dans le coeur desfemmes&|160;; il y en a nécessairement un qui succombe quand ils nesont pas égaux en force, ce qui fait de quelques femmesexceptionnelles la gloire de notre sexe. Un homme de votre géniedoit comprendre ces choses qui font l’étonnement des sots, mais quin’en sont pas moins vraies, et, j’irai plus loin, qui sontjustifiables par la différence des caractères, des tempéraments,des attachements, des situations. Moi, par exemple, en ce moment,après vingt ans de malheurs, de déceptions, de calomniessupportées, d’ennuis pesants, de plaisirs creux, ne serais-je pasdisposée à me prosterner aux pieds d’un homme qui m’aimeraitsincèrement pour toujours&|160;? Et&|160;! bien, ne serais-je pascondamnée par le monde&|160;? Et cependant vingt ans de souffrancesn’excuseraient-elles pas une dizaine d’années qui me restent àvivre encore belle, données à un saint et pur amour&|160;? Cela nesera pas, je ne suis pas assez sotte que de diminuer mes méritesaux yeux de Dieu. J’ai porté le poids du jour et de la chaleurjusqu’au soir, j’achèverai ma journée, et j’aurai gagné marécompense…

– Quel ange&|160;! pensa d’Arthez.

– Enfin, je n’en ai jamais voulu à la duchesse d’Uxelles d’avoirplus aimé monsieur de Maufrigneuse que la pauvre Diane que voici.Ma mère m’avait très peu vue, elle m’avait oubliée&|160;; mais elles’est mal conduite envers moi, de femme à femme, en sorte que cequi est mal de femme à femme devient horrible de mère à fille. Lesmères qui mènent une vie comme celle de la duchesse d’Uxellestiennent leurs filles loin d’elles, je suis donc entrée, dans lemonde quinze jours avant mon mariage. Jugez de mon innocence&|160;?Je ne savais rien, j’étais incapable de deviner le secret de cettealliance. J’avais une belle fortune : soixante mille livres derente en forêts, que la Révolution avait oublié de vendre enNivernais ou n’avait pu vendre et qui dépendaient du beau châteaud’Anzy&|160;; monsieur de Maufrigneuse était criblé de dettes. Siplus tard j’ai appris ce que c’était que d’avoir des dettes,j’ignorais alors trop complétement la vie pour le soupçonner. Leséconomies faites sur ma fortune servirent à pacifier les affairesde mon mari. Monsieur de Maufrigneuse avait trente-huit ans quandje l’épousai, mais ces années étaient comme celles des campagnesdes militaires, elles devaient compter double. Ah&|160;! il avaitbien plus de soixante-seize ans. A quarante ans, ma mère avaitencore des prétentions, et je me suis trouvée entre deux jalousies.Quelle vie ai-je menée pendant dix ans&|160;?… Ah&|160;! si l’onsavait ce que souffrait cette pauvre petite femme tantsoupçonnée&|160;! Etre gardée par une mère jalouse de safille&|160;! Dieu&|160;!… Vous autres qui faites des drames, vousn’en inventerez jamais un aussi noir, aussi cruel que celui-là.Ordinairement, d’après le peu que je sais de la littérature, undrame est une suite d’actions, de discours, de mouvements qui seprécipitent vers une catastrophe&|160;; mais ce dont je vous parleest la plus horrible catastrophe en action&|160;! C’est l’avalanchetombée le matin sur vous qui retombe le soir, et qui retombera lelendemain. J’ai froid au moment où je vous parle et où je vouséclaire la caverne sans issue, froide et sombre dans laquelle j’aivécu. S’il faut tout vous dire, la naissance de mon pauvre enfantqui d’ailleurs est tout moi-même… vous avez dû être frappé de saressemblance avec moi&|160;? c’est mes cheveux, mes yeux, la coupede mon visage, ma bouche, mon sourire, mon menton, mes dents…Eh&|160;! bien, sa naissance est un hasard ou le fait d’uneconvention de ma mère et de mon mari. Je suis restée long-tempsjeune fille après mon mariage, quasi délaissée le lendemain, mèresans être femme. La duchesse se plaisait à prolonger mon ignorance,et, pour atteindre à ce but, une mère a près de sa filled’horribles avantages. Moi, pauvre petite, élevée dans un couventcomme une rose mystique, ne sachant rien du mariage, développéefort tard, je me trouvais très-heureuse : je jouissais de la bonneintelligence et de l’harmonie de notre famille. Enfin j’étaisentièrement divertie de penser à mon mari, qui ne me plaisait guèreet qui ne faisait rien pour se montrer aimable, par les premièresjoies de la maternité : elles furent d’autant plus vives que jen’en soupçonnais pas d’autres. On m’avait tant corné aux oreillesle respect qu’une mère se devait à elle-même&|160;! Et d’ailleurs,une jeune fille aime toujours à jouer à la maman. A l’âge oùj’étais, un enfant remplace alors la poupée. J’étais si fièred’avoir cette belle fleur, car Georges était beau… unemerveille&|160;! Comment songer au monde quand on a le bonheur denourrir et de soigner un petit ange&|160;! J’adore les enfantsquand ils sont tout petits, blancs et roses. Moi, je ne voyais quemon fils, je vivais avec mon fils, je ne laissais pas sagouvernante l’habiller, le déshabiller, le changer. Ces soins, siennuyeux pour les mères qui ont des régiments d’enfants, étaienttout plaisir pour moi. Mais après trois ou quatre ans, comme je nesuis pas tout à fait sotte malgré le soin que l’on mettait à mebander les yeux, la lumière a fini par les atteindre. Me voyez-vousau réveil, quatre ans après en 1819&|160;? Les Deux Frères ennemissont une tragédie à l’eau rose auprès d’une mère et d’une filleplacées comme nous le fûmes alors, la duchesse et moi&|160;; je lesai bravés alors, elle et mon mari, par des coquetteries publiquesqui ont fait parler le monde… Dieu sait comme&|160;! Vouscomprenez, mon ami, que les hommes avec lesquels j’étais soupçonnéede légèreté avaient pour moi la valeur du poignard dont on se sertpour frapper son ennemi. Préoccupée de ma vengeance, je ne sentaispas les blessures que je me portais à moi-même. Innocente comme unenfant, je passais pour une femme perverse, pour la plus mauvaisefemme du monde, et je n’en savais rien. Le monde est bien sot, bienaveugle, bien ignorant il ne pénètre que les secrets qui l’amusent,qui servent sa méchanceté&|160;; les choses les plus grandes, lesplus nobles, il se met la main sur les yeux pour ne pas les voir.Mais il me semble que, dans ce temps, j’ai eu des regards, desattitudes d’innocence révoltée, des mouvements de fierté quieussent été des bonnes fortunes pour de grands peintres. J’ai dûéclairer des bals par les tempêtes de ma colère, par les torrentsde mon dédain. Poésie perdue&|160;! on ne fait ces sublimes poèmesque dans l’indignation qui nous saisit à vingt ans&|160;! Plus tardon ne s’indigne plus, on est las, on ne s’étonne plus du vice, onest lâche, on a peur. Moi, j’allais, oh&|160;! j’allais bien. J’aijoué le plus sot personnage au monde : j’ai eu les charges du crimesans en avoir les bénéfices. J’avais tant de plaisir à mecompromettre&|160;! Ah&|160;! j’ai fait des malices d’enfant. Jesuis allée en Italie avec un jeune étourdi que j’ai planté là quandil m’a parlé d’amour&|160;; mais quand j’ai su qu’il s’étaitcompromis pour moi (il avait fait un faux pour avoir del’argent&|160;!) j’ai couru le sauver. Ma mère et mon mari, quisavaient le secret de ces choses, me tenaient en bride comme unefemme prodigue. Oh&|160;! cette fois, je suis allée au roi. LouisXVIII, cet homme sans coeur, a été touché : il m’a donné cent millefrancs sur sa cassette. Le marquis d’Esgrignon, ce jeune homme quevous avez peut-être rencontré dans le monde et qui a fini par faireun très-riche mariage, a été sauvé de l’abîme où il s’était plongépour moi. Cette aventure, causée par ma légèreté, m’a faitréfléchir. Je me suis aperçue que j’étais la première victime de mavengeance. Ma mère, mon mari, mon beau-père avaient le monde poureux, ils paraissaient protéger mes folies. Ma mère, qui me savaitbien trop fière, trop grande, trop d’Uxelles pour me conduirevulgairement, fut alors épouvantée du mal qu’elle avait fait. Elleavait cinquante-deux ans, elle a quitté Paris, elle est allée vivreà Uxelles. Elle se repent maintenant de ses torts, elle les expiepar la dévotion la plus outrée et par une affection sans bornespour moi. Mais, en 1823, elle m’a laissée seule et face à face avecmonsieur de Maufrigneuse. Oh&|160;! mon ami, vous autres hommes,vous ne pouvez savoir ce qu’est un vieil homme à bonnes fortunes.Quel intérieur que celui d’un homme accoutumé aux adorations desfemmes du monde, qui ne trouve ni encens, ni encensoir chez lui,mort à tout, et jaloux par cela même&|160;! J’ai voulu, quandmonsieur de Maufrigneuse a été tout à moi, j’ai voulu être unebonne femme&|160;; mais je me suis heurtée à toutes les aspéritésd’un esprit chagrin, à toutes les fantaisies de l’impuissance, auxpuérilités de la niaiserie, à toutes les vanités de la suffisance,à un homme qui était enfin la plus ennuyeuse élégie du monde, etqui me traitait comme une petite fille, qui se plaisait à humiliermon amour propre à tout propos, à m’aplatir sous les coups de sonexpérience, à me prouver que j’ignorais tout. Il me blessait àchaque instant. Enfin il a tout fait pour se faire prendre endétestation et me donner le droit de le trahir, mais j’ai été ladupe de mon coeur et de mon envie de bien faire pendant trois ouquatre années&|160;! Savez-vous le mot infâme qui m’a fait faired’autres folies&|160;? Inventerez vous jamais l’horrible descalomnies du monde&|160;? – La duchesse de Maufrigneuse est revenueà son mari, se disait-on. – Bah&|160;! c’est par dépravation, c’estun triomphe que de ranimer les morts, elle n’avait plus que cela àfaire, a répondu ma meilleure amie, une parente, celle chez quij’ai eu le bonheur de vous rencontrer.

– Madame d’Espard&|160;! s’écria Daniel en faisant un gested’horreur.

– Oh&|160;! je lui ai pardonné, mon ami. D’abord le mot estexcessivement spirituel, et peut-être ai-je dit moi-même de pluscruelles épigrammes sur de pauvres femmes tout aussi pures que jel’étais.

D’Arthez rebaisa la main de cette sainte femme qui, après luiavoir servi une mère hachée en morceaux, avoir fait du prince deCadignan que vous connaissez, un Othello à triple garde, se mettaitelle-même en capilotade et se donnait des torts, afin de se donneraux yeux du candide écrivain cette virginité que la plus niaise desfemmes essaie d’offrir à tout prix à son amant.

– Vous comprenez, mon ami, que je suis rentrée dans le mondeavec éclat et pour y faire des éclats. J’ai subi là des luttesnouvelles, il a fallu conquérir mon indépendance et neutralisermonsieur de Maufrigneuse. J’ai donc mené par d’autres raisons unevie dissipée. Pour m’étourdir, pour oublier la vie réelle par unevie fantastique, j’ai brillé, j’ai donné des fêtes, j’ai fait laprincesse, et j’ai fait des dettes. Chez moi, je m’oubliais dans lesommeil de la fatigue, je renaissais belle, gaie, folle pour lemonde&|160;; mais, à cette triste lutte de la fantaisie contre laréalité, j’ai mangé ma fortune. La révolte de 1830 est arrivée, aumoment où je rencontrais au bout de cette existence des Mille etune Nuits l’amour saint et pur que (je suis franche&|160;!) jedésirais connaître. Avouez-le&|160;? n’était-ce pas naturel chezune femme dont le coeur comprimé par tant de causes et d’accidentsse réveillait à l’âge où la femme se sent trompée, et où je voyaisautour de moi tant de femmes heureuses par l’amour. Ah&|160;!pourquoi Michel Chrestien fut-il si respectueux&|160;? Il y a eu làencore une raillerie pour moi. Que voulez-vous&|160;? En tombant,j’ai tout perdu, je n’ai eu d’illusions sur rien&|160;; j’avaistout pressé, hormis un seul fruit pour lequel je n’ai plus ni goût,ni dents. Enfin, je me suis trouvée désenchantée du monde quand ilme fallait quitter le monde. Il y a là quelque chose deprovidentiel, comme dans les insensibilités qui nous préparent à lamort. (Elle fit un geste plein d’onction religieuse.) – Tout alorsm’a servi, reprit-elle, les désastres de la monarchie et ses ruinesm’ont aidée à m’ensevelir.

Mon fils me console de bien des choses. L’amour maternel nousrend tous les autres sentiments trompés&|160;! Et le monde s’étonnede ma retraite&|160;; mais j’y ai trouvé la félicité. Oh&|160;! sivous saviez combien est heureuse ici la pauvre créature qui est làdevant vous&|160;! En sacrifiant tout à mon fils, j’oublie lesbonheurs que j’ignore et que j’ignorerai toujours. Qui pourraitcroire que la vie se traduit, pour la princesse de Cadignan, parune mauvaise nuit de mariage&|160;; et toutes les aventures qu’onlui prête, par un défi de petite fille à deux épouvantablespassions&|160;? Mais personne. Aujourd’hui j’ai peur de tout. Jerepousserai sans doute un sentiment vrai, quelque véritable et puramour, en souvenir de tant de faussetés, de malheurs&|160;; de mêmeque les riches attrapés par des fripons qui simulent le malheurrepoussent une vertueuse misère, dégoûtés qu’ils sont de labienfaisance. Tout cela est horrible, n’est-ce pas&|160;? maiscroyez-moi, ce que je vous dis est l’histoire de bien desfemmes.

Ces derniers mots furent prononcés d’un ton de plaisanterie etde légèreté qui rappelait la femme élégante et moqueuse. D’Arthezétait abasourdi. A ses yeux, les gens que les tribunaux envoient auBagne, qui pour avoir tué, qui pour avoir volé avec descirconstances aggravantes, qui pour s’être trompés de nom sur unbillet, étaient de petits saints, comparés aux gens du monde. Cetteatroce élégie, forgée dans l’arsenal du mensonge et trempée auxeaux du Styx parisien, avait été dite avec l’accent inimitable duvrai. L’écrivain contempla pendant un moment cette femme adorable,plongée dans son fauteuil, et dont les deux mains pendaient auxdeux bras du fauteuil, comme deux gouttes de rosée à la marge d’unefleur, accablée par cette révélation, abîmée en paraissant avoirressenti toutes les douleurs de sa vie à les dire, enfin un ange demélancolie.

– Et jugez, fit-elle en se redressant par un soubresaut etlevant une de ses mains et lançant des éclairs par les yeux oùvingt soi-disant chastes années flambaient, jugez quelle impressiondut faire sur moi l’amour de votre ami&|160;; mais par une atroceraillerie du sort.., ou Dieu peut-être… car alors, je l’avoue, unhomme, mais un homme digne de moi, m’eût trouvée faible, tantj’avais soif de bonheur&|160;! Eh&|160;! bien, il est mort, et morten sauvant la vie à qui&|160;?… à monsieur de Cadignan&|160;!Etonnez-vous de me trouver rêveuse…

Ce fut le dernier coup. Le pauvre d’Arthez n’y tint pas, il semit à genoux, il fourra sa tête dans les mains de la princesse, etil y pleura, il y versa de ces larmes douces que répandraient lesanges, si les anges pleuraient. Comme Daniel avait la tête là,madame de Cadignan put laisser errer sur ses lèvres un malicieuxsourire de triomphe, un sourire qu’auraient les singes en faisantun tour supérieur, si les singes riaient. – Ah&|160;! je le tiens,pensa-t-elle&|160;; et, elle le tenait bien en effet.

– Mais, vous êtes… . dit-il en relevant sa belle tête et laregardant avec amour.

– Vierge et martyre, reprit-elle en souriant de la vulgarité decette vieille plaisanterie mais en lui donnant un sens charmant parce sourire plein d’une gaieté cruelle. Si vous me voyez riant,c’est que je pense à la princesse que connaît le monde, à cetteduchesse de Maufrigneuse à qui l’on donne et de Marsay, et l’infâmede Trailles, un coupe-jarret politique, et ce petit sotd’Esgrignon, et Rastignac, Rubempré, des ambassadeurs, desministres, des généraux russes, que sais-je&|160;? l’Europe&|160;!On a glosé de cet album que j’ai fait faire en croyant que ceux quim’admiraient étaient mes amis. Ah&|160;! c’est épouvantable. Je necomprends pas comment je laisse un homme à mes pieds : les méprisertous, telle devrait être ma religion.

Elle se leva, alla dans l’embrasure de la fenêtre par unedémarche pleine de motifs magnifiques.

D’Arthez resta sur la chauffeuse où il se remit, n’osant suivrela princesse, mais la regardant&|160;; il l’entendit se mouchantsans se moucher. Quelle est la princesse qui se mouche&|160;? Dianeessayait l’impossible pour faire croire à sa sensibilité. D’Arthezcrut son ange en larmes, il accourut, la prit par la taille, laserra sur son coeur.

– Non, laissez-moi, dit-elle d’une voix faible et en murmurant,j’ai trop de doutes pour être bonne à quelque chose. Me réconcilieravec la vie est une tâche au-dessus de la force d’un homme.

– Diane&|160;! je vous aimerai, moi, pour toute votre vieperdue.

– Non, ne me parlez pas ainsi, répondit-elle. En ce moment jesuis honteuse et tremblante comme si j’avais commis les plus grandspéchés.

Elle était entièrement revenue à l’innocence des petites filles,et se montrait néanmoins auguste, grande, noble autant qu’unereine. Il est impossible de décrire l’effet de ce manége, si habilequ’il arrivait à la vérité pure sur une âme neuve et franche commecelle de d’Arthez. Le grand écrivain resta muet d’admiration,passif dans cette embrasure de fenêtre, attendant un mot, tandisque la princesse attendait un baiser&|160;; mais elle était tropsacrée pour lui.

Quand elle eut froid, la princesse alla reprendre sa positionsur son fauteuil, elle avait les pieds gelés.

– Ce sera bien long, pensait-elle en regardant Daniel le fronthaut et la tête sublime de vertu.

– Est-ce une femme&|160;? se demandait ce profond observateur ducoeur humain. Comment s’y prendre avec elle&|160;?

Jusqu’à deux heures du matin, ils passèrent le temps à se direles bêtises que les femmes de génie, comme est la princesse, saventrendre adorables. Diane se prétendit trop détruite, trop vieille,trop passée&|160;; d’Arthez lui prouva, ce dont elle étaitconvaincue, qu’elle avait la peau la plus délicate, la plusdélicieuse au toucher, la plus blanche au regard, la plusparfumée&|160;; elle était jeune et dans sa fleur. Ils disputèrentbeauté à beauté, détail à détail, par des : – Croyez-vous&|160;? –Vous êtes fou. – C’est le désir&|160;! – Dans quinze jours, vous meverrez telle que je suis. – Enfin, je vais vers quarante ans. –Peut-on aimer une si vieille femme. D’Arthez fut d’une éloquenceimpétueuse et lycéenne, bardée des épithètes les plus exagérées.Quand la princesse entendit ce spirituel écrivain disant dessottises de sous-lieutenant, elle l’écouta d’un air absorbé, toutattendrie, mais riant en elle-même.

Quand d’Arthez fut dans la rue, il se demanda s’il n’aurait pasdû être moins respectueux. Il repassa dans sa mémoire ces étrangesconfidences qui naturellement ont été fort abrégées ici, ellesauraient voulu tout un livre pour être rendues dans leur abondancemelliflue et avec les façons dont elles furent accompagnées. Laperspicacité rétrospective de cet homme si naturel et si profondfut mise en défaut par le naturel de ce roman, par sa profondeur,par l’accent de la princesse.

– C’est vrai, se disait-il sans pouvoir dormir, il y a de cesdrames-là dans le monde&|160;; le monde couvre de semblableshorreurs sous les fleurs de son élégance, sous la broderie de sesmédisances, sous l’esprit de ses récits. Nous n’inventons jamaisque le vrai. Pauvre Diane&|160;! Michel avait pressenti cetteénigme, il disait que sous cette couche de glace il y avait desvolcans&|160;! Et Bianchon, Rastignac ont raison : quand un hommepeut confondre les grandeurs de l’idéal et les jouissances dudésir, en aimant une femme à jolies manières, pleine d’esprit, dedélicatesse, ce doit être un bonheur sans nom. Et il sondait enlui-même son amour, et il le trouvait infini.

Le lendemain, sur les deux heures, madame d’Espard, qui depuisplus d’un mois ne voyait plus la princesse, et n’avait pas reçud’elle un seul traître mot, vint amenée par une excessivecuriosité. Rien de plus plaisant que la conversation de ces deuxfines couleuvres pendant la première demi-heure. Diane d’Uxelles segardait, comme de porter une robe jaune, de parler de d’Arthez. Lamarquise tournait autour de cette question comme un Bédouin autourd’une riche caravane. Diane s’amusait, la marquise enrageait. Dianeattendait, elle voulait utiliser son amie, et s’en faire un chiende chasse. De ces deux femmes si célèbres dans le monde actuel,l’une était plus forte que l’autre. La princesse dominait de toutela tête la marquise, et la marquise reconnaissait intérieurementcette supériorité. Là, peut-être, était le secret de cette amitié.La plus faible se tenait tapie dans son faux attachement pour épierl’heure si long-temps attendue par tous les faibles, de sauter à lagorge des forts, et leur imprimer la marque d’une joyeuse morsure.Diane y voyait clair. Le monde entier était la dupe des câlineriesde ces deux amies. A l’instant où la princesse aperçut uneinterrogation sur les lèvres de son amie, elle lui dit : –Eh&|160;! bien, ma chère, je vous dois un bonheur complet, immense,infini, céleste.

– Que voulez-vous dire&|160;?

– Vous souvenez-vous de ce que nous ruminions, il y a troismois, dans ce petit jardin, sur le banc, au soleil, sous lejasmin&|160;? Ah&|160;! il n’y a que les gens de génie qui sachentaimer. J’appliquerais volontiers à mon grand Daniel d’Arthez le motdu duc d’Albe à Catherine de Médicis : la tête d’un seul saumonvaut celle de toutes les grenouilles.

– Je ne m’étonne point de ne plus vous voir, dit madamed’Espard.

– Promettez-moi, si vous le voyez, de ne pas lui dire un mot demoi, mon ange, dit la princesse en prenant la main de la marquise.Je suis heureuse, oh&|160;! mais heureuse au delà de touteexpression, et vous savez combien dans le monde un mot, uneplaisanterie vont loin. Une parole tue, tant on sait mettre devenin dans une parole&|160;! Si vous saviez combien, depuis huitjours, j’ai désiré pour vous une semblable passion&|160;! Enfin, ilest doux, c’est un beau triomphe pour nous autres femmes qued’achever notre vie de femme, de s’endormir dans un amour ardent,pur, dévoué, complet, entier, surtout quand on l’a cherché pendantsi long-temps.

– Pourquoi me demandez-vous d’être fidèle à ma meilleureamie&|160;? dit madame d’Espard. Vous me croyez donc capable devous jouer un vilain tour&|160;?

– Quand une femme possède un tel trésor, la crainte de le perdreest un sentiment si naturel qu’elle inspire les idées de la peur.Je suis absurde, pardonnez-moi, ma chère.

Quelques moments après, la marquise sortit&|160;; et, en lavoyant partir, la princesse se dit : Comme elle vam’arranger&|160;! puisse-t-elle tout dire sur moi&|160;; mais pourlui épargner la peine d’arracher Daniel d’ici, je vais le luienvoyer.

A trois heures, quelques instants après, d’Arthez vint. Aumilieu d’un discours intéressant, la princesse lui coupa net laparole, et lui posa sa belle main sur le bras.

– Pardon, mon ami, lui dit-elle en l’interrompant, maisj’oublierais cette chose qui semble une niaiserie, et qui cependantest de la dernière importance. Vous n’avez pas mis le pied chezmadame d’Espard depuis le jour mille fois heureux où je vous airencontré&|160;; allez-y, non pas pour vous ni par politesse, maispour moi. Peut-être m’en avez-vous fait une ennemie, si elle a parhasard appris que depuis son dîner vous n’êtes pour ainsi dire passorti de chez moi. D’ailleurs, mon ami, je n’aimerais pas à vousvoir abandonnant vos relations et le monde, ni vos occupations etvos ouvrages. Je serais encore étrangement calomniée. Que nedirait-on pas&|160;? je vous tiens en lesse, je vous absorbe, jecrains les comparaisons, je veux encore faire parler de moi, je m’yprends bien pour conserver ma conquête, en sachant que c’est ladernière. Qui pourrait deviner que vous êtes mon unique ami&|160;?Si vous m’aimez autant que vous dites m’aimer, vous ferez croire aumonde que nous sommes purement et simplement frère et soeur.Continuez.

D’Arthez fut pour toujours discipliné par l’ineffable douceuravec laquelle cette gracieuse femme arrangeait sa robe pour tomberen toute élégance. Il y avait je ne sais quoi de fin, de délicatdans ce discours qui le toucha aux larmes. La princesse sortait detoutes les conditions ignobles et bourgeoises des femmes qui sedisputent et se chicanent pièce à pièce sur des divans, elledéployait une grandeur inouïe&|160;; elle n’avait pas besoin de ledire, cette union était entendue entre eux noblement. Ce n’était nihier, ni demain, ni aujourd’hui&|160;; ce serait quand ils levoudraient l’un et l’autre, sans les interminables bandelettes dece que les femmes vulgaires nomment un sacrifice&|160;; sans douteelles savent tout ce qu’elles doivent y perdre, tandis que cettefête est un triomphe pour les femmes sûres d’y gagner. Dans cettephrase, tout était vague comme une promesse, doux comme uneespérance et néanmoins certain comme un droit. Avouons-le&|160;?Ces sortes de grandeurs n’appartiennent qu’à ces illustres etsublimes trompeuses, elles restent royales encore là où les autresfemmes deviennent sujettes. D’Arthez put alors mesurer la distancequi existe entre ces femmes et les autres. La princesse se montraittoujours digne et belle. Le secret de cette noblesse est peut-êtredans l’art avec lequel les grandes dames savent se dépouiller deleurs voiles&|160;; elles arrivent à être, dans cette situation,comme des statues antiques&|160;; si elles gardaient un chiffon,elles seraient impudiques. La bourgeoise essaie toujours des’envelopper.

Enharnaché de tendresse, maintenu par les plus splendidesvertus, d’Arthez obéit et alla chez madame d’Espard, qui déployapour lui ses plus charmantes coquetteries. La marquise se gardabien de dire à d’Arthez un mot de la princesse, elle le priaseulement à dîner pour un prochain jour.

D’Arthez vit ce jour-là nombreuse compagnie. La marquise avaitinvité Rastignac, Blondet, le marquis d’Ajuda-Pinto, Maxime deTrailles, le marquis d’Esgrignon, les deux Vandenesse, du Tillet,un des plus riches banquiers de Paris&|160;; le baron de Nucingen,Nathan, lady Dudley, deux des plus perfides attachés d’ambassade,et le chevalier d’Espard, l’un des plus profonds personnages de cesalon, la moitié de la politique de sa belle-soeur.

Ce fut en riant que Maxime de Trailles dit à d’Arthez : – Vousvoyez beaucoup la princesse de Cadignan&|160;?

D’Arthez fit en réponse à cette question une sèche inclinationde tête. Maxime de Trailles était un bravo d’un ordre supérieur,sans foi ni loi, capable de tout, ruinant les femmes quis’attachaient à lui, leur faisant mettre leurs diamants en gage,mais couvrant cette conduite d’un vernis brillant, de manièrescharmantes et d’un esprit satanique. Il inspirait à tout le mondeune crainte et un mépris égal&|160;; mais comme personne n’étaitassez hardi pour lui témoigner autre chose que les sentiments lesplus courtois, il ne pouvait s’apercevoir de rien, ou il se prêtaità la dissimulation générale. Il devait au comte de Marsay ledernier degré d’élévation auquel il pouvait arriver. De Marsay, quiconnaissait Maxime de longue main, l’avait jugé capable de remplircertaines fonctions secrètes et diplomatiques qu’il lui donnait, etdesquelles il s’acquittait à merveille.

D’Arthez était depuis un an assez mêlé aux affaires politiquespour connaître à fond le personnage, et lui seul peut-être avait uncaractère assez élevé pour exprimer tout haut ce que le mondepensait tout bas.

– C’esde sans titte bire elle que fus néclichez la Champre, ditle baron de Nucingen.

– Ah&|160;! la princesse est une des femmes les plus dangereuseschez lesquelles un homme puisse mettre le pied, s’écria doucementle marquis d’Esgrignon, je lui dois l’infamie de mon mariage.

– Dangereuse&|160;? dit madame d’Espard. Ne parlez pas ainsi dema meilleure amie. Je n’ai jamais rien su ni vu de la princesse quine me paraisse tenir des sentiments les plus élevés.

– Laissez donc dire le marquis, s’écria Rastignac. Quand un,homme a été désarçonné par un joli cheval, il lui trouve des viceset il le vend.

Piqué par ce mot, le marquis d’Esgrignon regarda Danield’Arthez, et lui dit : – Monsieur n’en est pas, j’espère, avec laprincesse, à un point qui nous empêche de parler d’elle.

D’Arthez garda le silence. D’Esgrignon, qui ne manquait pasd’esprit, fit en réponse à Rastignac un portrait apologétique de laprincesse qui mit la table en belle humeur. Comme cette raillerieétait excessivement obscure pour d’Arthez, il se pencha vers madamede Montcornet, sa voisine, et lui demanda le sens de cesplaisanteries.

– Mais, excepté vous, à en juger par la bonne opinion que vousavez de la princesse, tous les convives ont été, dit-on, dans sesbonnes grâces.

– Je puis vous assurer qu’il n’y a rien que de faux dans cetteopinion, répondit Daniel.

– Cependant voici monsieur d’Esgrignon, un gentilhomme duPerche, qui s’est complétement ruiné pour elle, il y a douze ans,et qui, pour elle, a failli monter sur l’échafaud.

– Je sais l’affaire, dit d’Arthez. Madame de Cadignan est alléesauver monsieur d’Esgrignon de la Cour d’assises, et voilà commentil l’en récompense aujourd’hui.

Madame de Montcornet regarda d’Arthez avec un étonnement et unecuriosité presque stupides, puis elle reporta ses yeux sur madamed’Espard en le lui montrant comme pour dire :Il estensorcelé&|160;!

Pendant cette courte conversation, madame de Cadignan étaitprotégée par madame d’Espard, dont la protection ressemblait àcelle des paratonnerres qui attirent la foudre. Quand d’Arthezrevint à la conversation générale, il entendit Maxime de Trailleslançant ce mot : – Chez Diane la dépravation n’est pas un effet,mais une cause&|160;; peut-être doit-elle à cette cause son naturelexquis : elle ne cherche pas, elle n’invente rien&|160;; elle vousoffre les recherches les plus raffinées comme une inspiration del’amour le plus naïf, et il vous est impossible de ne pas lacroire.

Cette phrase, qui semblait avoir été préparée pour un homme dela portée de d’Arthez, était si forte que ce fut comme uneconclusion. Chacun laissa la princesse, elle parut assommée.D’Arthez regarda de Trailles et d’Esgrignon d’un air railleur.

– Le plus grand tort de cette femme est d’aller sur les briséesdes hommes, dit-il. Elle dissipe comme eux des biens paraphernaux,elle envoie ses amants chez les usuriers, elle dévore des dots,elle ruine des orphelins, elle fond de vieux châteaux, elle inspireet commet peut-être aussi des crimes, mais…

Jamais aucun des deux personnages auxquels répondait d’Arthezn’avait entendu rien de si fort. Sur ce mais, la table entière futfrappée, chacun resta la fourchette en l’air, les yeux fixésalternativement sur le courageux écrivain et sur les assassins dela princesse, en attendant la conclusion dans un horriblesilence.

– Mais, dit d’Arthez avec une moqueuse légèreté, madame laprincesse de Cadignan a sur les hommes un avantage : quand on s’estmis en danger pour elle, elle vous sauve, et ne dit de mal depersonne. Pourquoi, dans le nombre, ne se trouverait-il pas unefemme qui s’amusât des hommes, comme les hommes s’amusent desfemmes&|160;? Pourquoi le beau sexe ne prendrait-il pas de temps entemps une revanche&|160;?…

– Le génie est plus fort que l’esprit, dit Blondet à Nathan.

Cette avalanche d’épigrammes fut en effet comme le feu d’unebatterie de canons opposée à une fusillade. On s’empressa dechanger de conversation. Ni le comte de Trailles, ni le marquisd’Esgrignon ne parurent disposés à quereller d’Arthez. Quand onservit le café, Blondet et Nathan vinrent trouver l’écrivain avecun empressement que personne n’osait imiter, tant il étaitdifficile de concilier l’admiration inspirée par sa conduite, et lapeur de se faire deux puissants ennemis.

– Ce n’est pas d’aujourd’hui que nous savons combien votrecaractère égale en grandeur votre talent, lui dit Blondet. Vousvous êtes conduit là, non plus comme un homme, mais comme un Dieu :ne s’être laissé emporter ni par son coeur ni par sonimagination&|160;; ne pas avoir pris la défense d’une femme aimée,faute qu’on attendait de vous, et qui eût fait triompher ce mondedévoré de jalousie contre les illustrations littéraires… Ah&|160;!permettez-moi de le dire, c’est le sublime de la politiqueprivée.

– Ah&|160;! vous êtes un homme d’état, dit Nathan. Il est aussihabile que difficile de venger une femme sans la défendre.

– La princesse est une des héroïnes du parti légitimiste,n’est-ce pas un devoir pour tout homme de coeur de la protégerquand même&|160;? répondit froidement d’Arthez. Ce qu’elle a faitpour la cause de ses maîtres excuserait la plus folle vie.

– Il joue serré, dit Nathan à Blondet.

– Absolument comme si la princesse en valait la peine, réponditRastignac qui s’était joint à eux.

D’Arthez alla chez la princesse, qui l’attendait en proie auxplus vives anxiétés. Le résultat de cette expérience que Dianeavait favorisée pouvait lui être fatal. Pour la première fois de savie, cette femme souffrait dans son coeur et suait dans sa robe.Elle ne savait quel parti prendre au cas où d’Arthez croirait lemonde qui dirait vrai, au lieu de la croire, elle quimentait&|160;; car, jamais un caractère si beau, un homme sicomplet, une âme si pure, une conscience si ingénue ne s’étaientofferts à sa vue, à sa portée. Si elle avait ourdi de si cruelsmensonges, elle y avait été poussée par le désir de connaître levéritable amour. Cet amour, elle le sentait poindre dans son coeur,elle aimait d’Arthez&|160;; elle était condamnée à le tromper, carelle voulait rester pour lui l’actrice sublime qui avait joué lacomédie à ses yeux. Quand elle entendit le pas de Daniel dans lasalle à manger, elle éprouva une commotion, un tressaillement quil’agita jusque dans les principes de sa vie. Ce mouvement, qu’ellen’avait jamais eu pendant l’existence la plus aventureuse pour unefemme de son rang, lui apprit alors qu’elle avait joué son bonheur.Ses yeux, qui regardaient dans l’espace, embrassèrent d’Arthez toutentier&|160;; elle vit à travers sa chair, elle lut dans son âme :le soupçon ne l’avait même donc pas effleuré de son aile dechauve-souris. Le terrible mouvement de cette peur eut alors saréaction, la joie faillit étouffer l’heureuse Diane&|160;; car iln’est pas de créature qui n’ait plus de force pour supporter lechagrin que pour résister à l’extrême félicité.

– Daniel, on m’a calomniée et tu m’as vengée&|160;!s’écria-t-elle en se levant et en lui ouvrant les bras.

Dans le profond étonnement que lui causa ce mot dont les racinesétaient invisibles pour lui, Daniel se laissa prendre la tête pardeux belles mains, et la princesse le baisa saintement aufront.

– Comment avez-vous su…

– O niais illustre&|160;! ne vois-tu pas que je t’aimefollement&|160;?

Depuis ce jour, il n’a plus été question de la princesse deCadignan, ni de d’Arthez. La princesse a hérité de sa mère quelquefortune, elle passe tous les étés à Genève dans une villa avec legrand écrivain, et revient pour quelques mois d’hiver à Paris.D’Arthez ne se montre qu’à la Chambre,et ses publications sontdevenues excessivement rares. Est-ce un dénoûment&|160;? Oui, pourles gens d’esprit, non, pour ceux qui veulent tout savoir.

Aux Jardies, juin 1839.

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