Les Sœurs Vatard

Les Sœurs Vatard

de Joris-Karl Huysmans

Chapitre 1

Deux heures du matin sonnèrent.

Céline fit à sa soeur cette inepte plaisanterie qui consiste à placer son doigt près du nez d’une personne endormie et à la réveiller brusquement. Désirée frappa sa narine gauche contre l’index de Céline. – Que c’est bête! cria-t-elle.

Les femmes se tordirent.

– Allons, mesdames, un peu de silence, hasarda la contre-maître.

L’on entendit comme un long bourdonnement que traversa soudain la flûte d’un rire, puis deux voix claironnèrent, soutenues par le ronronnement des presses, une chanson patriotique. Les gosiers des hommes, gosiers saccagés par le trois-six, tonnèrent également,trouant de leur toux rauque les cris grêles des filles:

« Il est mort, soldat stoïque,

il est mort pour la république! »

– Allons, mesdames, un peu de silence, hasarda la contre-maître.

La presse haleta et mugit plus fort, les massiquots grincèrent,les couteaux de bois firent entendre leur sifflement doux sur lepapier; les petits bancs qui tombent, les ballots qu’on jette surla table, retentirent, interrompus par le jet vibrant des gaz, parle bourdon du poêle. Des rires fusèrent d’un bout de l’atelier àl’autre, s’éteignirent, puis reprirent en un long roulement.

– Mesdames, mesdames! Un peu de silence! hasarda lacontre-maître.

Çà, de gros rhumes grondaient, là, des joies dégingandéess’étouffaient à braire, çà et là, des raclements, des roulades degorges déchiraient la tempête qui allait croissant.

Dans un coin, un rire aigu sautilla, seul, dansant au-dessus dutumulte. Il y eut un instant de répit. Un chat en chaleur miaulafurieusement, puis une voix larmoyante s’éleva:

– Mesdames, je vous ai respectées, toute la nuit!

Le coup de tonnerre d’une énorme pile qui s’écroule coupa netl’engueulée du choeur qui huait la femme. Personne n’avait reçu lapile sur la tête. Les chansons reprirent.

– Voyons, mesdames, mesdames, un peu de silence! Supplia lacontre-maître.

Alors, dans un crescendo immense, quarante femmes crièrent: lapaie! La paie! Puis elles rattrapèrent le fausset de l’une d’elles,une voix pointue qui allait se piquer dans le plafond:

« Ayez pitié de ma souffran-an-ance

Allez soldats, passez votre chemin!

Dans cette auberge – on ne verse du vin (bis)

Qu’aux enfants de la France! »

Les plioirs frappaient les tables, les litres passaient d’unebouche à l’autre, suintant la salive et le vin; une ouvrière,debout, voulait regagner sa place, ses compagnes lui écrasèrent leventre avec les dossiers de leurs chaises. Une fille se moucha,sonnant comme d’une trompette; une bouteille se brisa le bec aurebord d’une table, le petit bleu coula sur les robes, deux femmesvomirent, l’une contre l’autre, des injures de poissardes, on lesretint par leurs chignons et par leurs loques; mais elles setordaient et aboyaient, le menton en avant et les dents sorties,bavant, se ruant, les bras en l’air, la fosse des aisselles à joursous la chemise craquée.

Il y eut encore un moment de répit et l’on n’entendit plus quele tapotement sourd des assembleurs dans l’autre pièce.

Les brocheuses avaient des voix de mirlitons crevés; ellesrâlaient.

L’une d’elles lança alors cette stupide question qui revenaitcomme une ritournelle quand personne n’avait plus rien à dire:

– Mademoiselle Élisabeth, qu’est-ce que votre coeur désire?

Une autre se leva, pesamment, fourgonna dans le poêle, et,saisie par la chaleur, resta courbée en deux, les paupièresremuées, la bouche grande ouverte devant le trou qui flambait.

On râpait à cet instant:

« Mais que les branche

Soient toutes blanches,

Ou qu’au printemps verdisse le gazon,

Rose, je t’aime

Toujours de même,

Car en amour il n’est pas de saison! »

– Mesdames, un peu de si…

Sept heures sonnèrent, interrompant la phrase de lacontre-maître. – Sept heures, dit une voix, l’homme que j’aime estdans la paillasse!

Alors, l’atelier reprit une nouvelle force et lamentablementhurla: la paie! La paie!

Un monsieur sortit d’un petit cabinet, attenant à la grandesalle, et appela: Madame Eugénie Voblat! – Des acclamationscoururent – Ah! Enfin! Ce n’est pas trop tôt! On va donc toucherson poignon! Et les mains battirent, les yeux étincelèrent, tandisque les chaises gémissaient sous le galop des croupes.

La femme Voblat, un roulis de chairs molles, un monstreignoblement gras, traversa les tables, bousculée et ahurie par tousles voyous femelles qui se pendaient à son caraco; elle se dégagea,griffant au hasard les nez, et, perdant ses jupes, elle entra dansle bureau du patron. Elle partit criant: à ton tour, Angèle!

La nuit prenait fin. Les ouvrières étaient brisées par lafatigue, éculées par les sommes, la tête dans les poings. Cellesqui avaient touché leur argent s’enfuirent. La paie allaits’alentissant. Le patron appelait une femme et une autre venait. -Madame Teston! – Y est pas! – Qui prend son argent? Et une amie del’absente accourait et demandait en même temps son compte, puisc’étaient des réclamations forcenées, des discussions entêtées pourun sou, des ténacités de sauvage s’obstinant à ne pas comprendre. -La couture était par trop mal payée! Le pauvre peuple était pasheureux! C’était l’éternelle requête: ô m’ssieu! Vous ne pourriezpas me donner de la petite monnaie avec des sous? C’étaient lesdoigts engourdis qui laissent échapper ce qu’ils tiennent, etl’aplatissement d’un corps sur le plancher, le râble en saillie,les mains traînant dans la poussière à la recherche de l’argenttombé.

Les brocheuses se groupèrent vis-à-vis de la caisse près de lamachine à eau; il y en avait d’accotées contre les piles quiremuaient des faces blêmes comme des têtes de veaux, d’autres,enlacées aux colonnes de la presse, se renversaient en arrière, sechatouillant pour se réveiller, laissant entrevoir sous leurs jupesrelevées des bas sales et mal tirés, des bottines armées de clous.Seule, dans son coin, la contre-maître soufflait, épelant deschiffres, les additionnant avec un crayon mouillé de salive,regardant, atterrée, l’écroulement des filles sur le parquet.

L’atelier offrait alors le spectacle d’une morgue. Un tombereaude jupons semblait avoir été vidé, en un tas, et il y avait commeun grouillement de membres sous ce paquet de hardes. – La paieallait s’alentissant. – Les ouvrières qui restaient encore défirentleurs manchettes de lustrine, se lissèrent les cheveux avec ducrachat, se rigolant à voir une petite qui somnolait, perdue,vautrée dans des rognures, tripotant avec son petit doigt la geléed’un baquet de colle.

Le jour parut, – La contre-maître éteignit les becs de gaz, etau travers des vitrages grillés et empoicrés par le ruissellementdes pluies, un soleil pâle d’hiver, une aube d’une blancheursinistre s’épandit sur les grappes étagées des femmes, éclairantdes joues blafardes, des bouts de langues qui badigeonnaient detemps en temps le coin crotté des bouches. -Cahin, caha, lesbrocheuses disparaissaient; il n’en resta bientôt plus que deux,une petiote qui souffrait d’un incurable mal de dents, et unegrande déhanchée qui cherchait ses puces et suçait une larme desang pointant à sa lèvre gercée.

On ouvrit les vasistas pour renouveler l’air.

Une buée lourde planait au-dessus de la salle; une insupportableodeur de houille et de gaz, de sueur de femmes dont les dessoussont sales, une senteur forte de chèvres qui auraient gigoté ausoleil, se mêlaient aux émanations putrides de la charcuterie et duvin, à l’âcre pissat du chat, à la puanteur rude des latrines, à lafadeur des papiers mouillés et des baquets de colle.

La contre-maître rangea les chaises jetées au hasard, sur leflanc, sur le dos, les jambes en l’air, leurs tripes de pailleblonde se dressant en tire-bouchon ou fuyant en mèches par le troudu ventre. Elle empila sur des tréteaux la cohue des tabourets.

Neuf heures sonnèrent.

Le soleil se décidait à mûrir. Il allait, fonçant à mesure larougeur de son orbe. – La danse de la poussière dans un rayon dejour commença, tournoyant en spirale, du plancher aux vitres. – Lalumière sauta, jaillit, éclaboussa de plus larges gouttes leplancher et les tables, alluma d’un point tremblant le col d’unecarafe et la panse d’un seau, incendia de sa braise rouge le coeurd’une pivoine qui s’épanouit, frémissante, dans son pot d’eautrouble, creva enfin en une large ondée d’or sur les piles despapiers qui éclatèrent avec leur blancheur crue sur la suie desmurs!

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