Les Ténébreuses – Tome I – La Fin d’un monde

Les Ténébreuses – Tome I – La Fin d’un monde

de Gaston Leroux

 

 

À Madame Jeanne Gaston LEROUX, à ma chère femme, je dédie cet ouvrage en hommage de mon amour et de ma reconnaissance.

G. L.

 

Chapitre 1 COUPS DE PIOCHE SOUS UN EMPIRE

 

L’homme déposa, un instant, sa pioche, et d’un revers de main essuya son front en sueur.

Au sein des ténèbres, dans ce trou, il n’était éclairé que par le rayon sournois d’une petite lanterne accrochée au-dessus de lui, à la paroi. Sa figure apparaissait alors avec un funèbre relief.

Certes ! elle n’était point d’un jeune homme, mais la vie farouche qui l’animait n’annonçait point un vieillard.

Ce masque semblait avoir été modelé à la fois par la douleur et par la fureur.

Ce dernier sentiment éclatait surtout quandl’homme reprenait son pic et le lançait à toute volée contre cettepierre dure qu’il émiettait autour de lui.

Le geste qu’accompagnaient tant de feu dans leregard et un rayonnement si hostile de toute la face ravagée étaitterrible. Le terrassier, quand il frappe, ne trahit extérieurementque l’effort ; cet homme travaillait comme on tue.

Contre quoi ou contre qui cet hommetravaillait-il donc, au fond de son trou ?…

Il avait, derrière lui, des paniers qu’ilremplissait, entre deux coups de pioche, des débris de son œuvresouterraine. Un moment, il regarda sa montre, qui était suspendueau même clou, où il avait accroché sa lanterne. Et il cessa sontravail après avoir poussé un soupir redoutable.

Courbé, chargé de ses outils et de ses panierslourds, sa petite lanterne à la ceinture, il se glissa dansl’étroit boyau qu’avait creusé son travail de fourmi et il setrouva bientôt dans un caveau déjà tout encombré de la terre qu’ily avait apportée. Là aussi se trouvaient ses vêtements de rechangeet, après qu’il eut quitté la défroque qui le couvrait pourreprendre ses habits ordinaires, l’homme ne fut plus qu’unlaquais.

Il quitta le caveau et en refermasoigneusement la porte.

Il se trouvait au pied d’un étroit escaliersecret qu’il gravit avec force précautions, l’oreille aux écouteset appliquée de temps à autre contre la paroi.

Ainsi frôlait-il, sans qu’on en eût même lesoupçon, des appartements dont il connaissait assurément la vieintime, car si ses gestes étaient pleins de prudence, ils étaientaussi sans hésitation.

Après avoir monté la hauteur d’environ deuxétages, il se trouva en face d’un panneau contre lequel il s’appuyaet qui céda doucement à sa pression.

L’homme avait éteint sa lanterne. Il restadans le noir, sans faire un mouvement, quelques minutes. Et puis,sous ses mains tendues, la double porte d’un placard s’ouvrit.L’homme était dans le placard.

Il en sortit.

Il se trouva alors dans une pièce faiblementéclairée par une veilleuse. Cette veilleuse était posée sur unetable, non loin d’un lit où reposait un jeune homme dont le sommeilparaissait agité par quelque mauvais rêve.

Le laquais s’était arrêté, n’ayant pu retenirun mouvement d’angoisse en découvrant que la chambre qu’iltraversait et qu’il devait croire déserte était, cette nuit-là,habitée.

Des minutes passèrent pendant lesquelles lelaquais ne bougea pas plus qu’une statue.

Le jeune homme, cependant, ne cessait de seretourner sur sa couche. Enfin, lui aussi resta quelques instantsimmobile et sa respiration devint plus régulière.

Alors le laquais fit quelques pas.

Il se dirigeait vers la porte, sur la pointedes pieds.

Il devait passer devant le lit… très près dulit. Dans le moment qu’il en était le plus près, le dormeurs’éveilla soudain, ouvrit à demi ses paupières lourdes, aperçutl’homme et se souleva aussitôt sur son coude avec un gémissementd’effroi.

– Zakhar ! murmura-t-il.

Le laquais, dont l’angoisse était à soncomble, regardait bien en face ce jeune homme à demi éveillé etdont la poitrine haletait, dont la bouche bégayait :

– J’appelle Prisca dans mon rêve, et c’estZakhar qui vient !

Il retomba comme une masse inerte ; sespaupières s’étaient refermées, ses mains s’agitèrent un instantcomme pour repousser la vision qui traversait son cauchemar… puis,une fois encore, il ne bougea plus.

Le laquais s’approcha du lit, plus prèsencore, et regarda le dormeur avec une expression qui changeait dutout au tout sa physionomie. Là, il n’y avait plus rien de l’hommefarouche qui tout à l’heure creusait la terre avec des airs dedamné, avec des gestes qu’ont seules certaines créatures marquéespar le destin pour des besognes d’enfer. Cette figure était toutamour !…

Le redoutable vieillard qu’habillait unelivrée soupira. Et il y avait encore un abîme entre le soupir quiavait gonflé sa poitrine dans le souterrain et celui qui s’exhalaitde ses lèvres blêmes penchées sur un front de vingt-cinq ans.

Il s’éloigna enfin du dormeur, considéra uninstant le verre posé sur la table, près de la veilleuse ; ille souleva, l’examina, le reposa.

Puis, il gagna la porte, l’ouvrit, lareferma.

Il se trouvait dans un corridor éclairé parune ampoule électrique.

Presque aussitôt, un officierapparut :

– Ah ! Zakhar ! j’allais techercher : l’empereur te demande !

– Que dis-tu ? répliqua sourdement levalet, il ne repose donc pas ?

– Il n’a pas dormi de la nuit et il teréclame !

– Tu étais de garde au palais et tu ne m’aspas prévenu qu’Ivan était de retour à Tsarskoïe ! lui soufflaZakhar à l’oreille, en lui montrant du doigt la porte de la chambreoù dormait ce jeune homme qui avait des cauchemars siinquiétants.

– Je l’ai su trop tard pour te prévenir etj’étais averti que tu travaillais déjà ! Aussitôtarrivé, Ivan a voulu se coucher ; il était d’une humeur dedogue enragé. Je l’ai accompagné dans son appartement et je l’aicalmé avec un bon narcotique…

– Par la Vierge ! une autre fois ;tu mettras une dose plus forte, Serge Ivanovitch ! Quand jesuis sorti de la muraille, il s’est dressé sur sa couche et m’aregardé avec horreur ! Il a cru qu’il rêvait !Heureusement ! Songe à ce qui eût pu sortir de toutceci !…

– Il te tuerait sans aucun remords !C’est un jeune homme à cela, assurément !… Mais va donc,Zakhar ! l’empereur…

– L’empereur attendra ; quant à Ivan,c’est un jeune homme à me tuer assurément et, assurément aussi, jesuis un vieillard à me laisser tuer par lui sans dire ouf !comprends bien cela !

– Je comprends bien cela et encore d’autreschoses et tout ce que tu voudras, Zakhar !… Et si tu veuxque je parle au grand-duc Ivan, demain…

– Il est si jeune ! il est sijeune ! soupira Zakhar… Qu’est-ce que devient sa chèrehistoire d’amour avec la petite du canal Catherine ?

– C’est toujours gracieux comme tout, et àmourir de rire ! fit l’officier en souriant, et cependantZakhar, je ne te conseille pas d’en rire devant lui.

– Oui ! oui ! c’est un jeune hommefrais comme l’œil, et avec cela il a un courage de tigre. Mais jecrois que le temps est venu de lui parler, de lui accrocherquelque chose au cœur, de solide ! n’est-ce pas ton avis,Serge Ivanovitch ?

– Tout à fait mon avis ! Tout à fait monavis ! Chut ! du bruit chez la grande-duchesse !

– Nadiijda Mikhaëlovna ne dort donc pas, ellenon plus ?

– On ne sait jamais ni qui dort ni qui veilledans ce sacré palais !… Elle bavarde peut-être encore avec laWyronzew !

– Non, non ! ça, je sais que la Wyronzewest chez l’impératrice et qu’elles en ont toutes deux pour jusqu’àl’aurore à s’en raconter sur le Raspoutine !…

– C’est toujours pour demain, lesraspoutinades de l’Ermitage, tu es sûr de cela,Zakhar ? demanda l’officier en français.

– Sûr, absolument sûr… tout le serviced’honneur a reçu ses convocations… Écoute, Serge ! Voilà unebonne occasion pour parler à Ivan… mais je vais chez Sa Majesté… Sije n’arrivais pas quand elle m’appelle, elle en ferait une maladie…Où vas-tu, toi ?

– Moi, répondit l’officier, je rentre chezmoi ; mon tour de garde est fini !

– Eh bien, bonne nuit ! tu es un bravegarçon !

Deux minutes plus tard, Zakhar, second valetde chambre de Sa Majesté, entrait dans la chambre del’empereur.

Il le trouvait dans son lit, mais les drapsétaient à demi rejetés et il était assis et pâle comme ses draps.Il fit signe à Zakhar de refermer la porte et de pousser lesverrous.

– Les autres portes ! regarde derrièreles autres portes ; assure-toi que nous sommes seuls ! Ehbien ! viens, maintenant ! approche !… qui doncest entré aujourd’hui dans ma chambre ?…

– Moi ! répondit Zakhar… moi et pasd’autre !

– Toi ! et pas d’autre !… Tu n’aspas assuré le service à toi tout seul !… je ne te croispas !

– J’avais juré à Sa Majesté d’assurer leservice à moi tout seul ! Il faut me croire ou me renvoyer,batouchka ! (petit père !)

Et Zakhar se jeta à genoux.

– Relève-toi ! relève-toi et regardececi ! Sais-tu ce que c’est que ceci ?

L’empereur tendait d’un geste, à la foisimpératif et tremblant, une feuille de papier que Zakhar ne pritpas…

– Non ! je ne sais pas ce quec’est ! Je jure à Sa Majesté que je ne sais pas ce quec’est !

– Alors, tu vois bien qu’il est entréquelqu’un d’autre que toi ici !… J’ai trouvé cela sous monoreiller ! Oh ! pas tout de suite ! Pas tout desuite ! Ce n’est qu’au milieu de la nuit que je me suisréveillé et que ma main, tout à fait par hasard, a rencontré ce plisous mon oreiller !…

– Eh bien, sire ! Je ne puis dire qu’unechose à Votre Majesté, c’est que ce pli a été apporté làpendant qu’elle dormait ! car c’est moi qui ai assuréle service de Sa Majesté hier soir, comme tous les soirs, depuisdeux mois que Sa Majesté m’honore de sa faveur, et je puis jurer,sur la Vierge de Kazan, à Sa Majesté, que ce pli ne se trouvaitpoint sous son oreiller hier soir, car c’est moi qui ai posé lesoreillers, moi-même !

L’empereur soupira : pendant que jedormais ! Et il répéta cette phrase encore avec unfrisson. Il ne manquait point de bravoure, cependant… il avaitmaintes fois affronté l’attentat dans la rue, mais il avaitpeur la nuit, chez lui, de tout ce qui se passait autour de luidans les ténèbres et de tout ce que l’on y chuchotait derrière lesmurs.

Un jour, il avait dit au maréchal de la courqui voulait doubler la garde du palais Alexandre :« Doubler la garde ? Pourquoi faire ? Ellen’empêchera pas de passer ceux qui ont le droitd’entrer ! »

– Passe-moi ma robe de chambre, Zakhar !…Comme tu as été long à venir… et tu viens pour me raconter celaqu’on a apporté cette chose pendant mon sommeil !… Sais-tubien qu’il n’y a qu’une personne qui pouvait venir ici pendant monsommeil ? As-tu réfléchi à cela ?

– Oh ! fit Zakhar en faisant deux pas enarrière et en affectant le plus grand trouble… Non !non ! que Sa Majesté oublie ce que j’ai dit : par laVierge de Kazan, je n’avais pas réfléchi à cela !… Je voisqu’il vaudrait mieux tenir sa bouche close éternellement !…Mais comment faire, quand le petit père m’interroge ?

– Lis ! je veux que tu lises !…Donne-moi un peu d’eau sucrée ! Remue le sucre !… écrasebien le sucre !… lis, je le veux !

Et l’empereur but le verre d’eau sucréependant que Zakhar lisait.

Nicolas ne quittait pas Zakhar des yeux :voici ce que le valet lut sur cette feuille, qui était une page devieux missel grec décoré de figures d’Apocalypse, au travers delaquelle on avait écrit :

« Le « Novi » ou lamort !… »

Le Novi, le « Nouveau »,c’était le nom que les fanatiques donnaient à Raspoutine.

Zakhar remit la feuille à SaMajesté :

– Eh bien ? interrogea l’empereur.

Le valet se taisait toujours.

– Ah çà ! m’entends-tu ? Je tedemande ce que tu penses de cela.

– Qu’est-ce que vous voulez que je pense,Votre Majesté ? Je pense que ceci a été mis là pour influencerVotre Majesté et l’inciter à rappeler Raspoutine auprès d’Elle dansle palais ! Ce pauvre Raspoutine doit bien souffrir d’avoirété si longtemps éloigné de l’empereur, lui qui l’aimetant !

– Raspoutine ou la mort !… Rien quecela ! fit tout haut Nicolas avec un sourire inquiet. Voilàqui est catégorique. Qu’en dis-tu ?

– Oh ! en ce qui concerne la menace quiest inscrite sur cette feuille, je l’estime sans importance,assurément ! témoigna Zakhar.

– Moi aussi ! Moi aussi ! approuvaNicolas de sa voix blanche. Ce n’est pas cela qui me fait peur,certes !… La mort ! J’en suis menacé chaque jour, etpersonne ne sait quand la mort vient et il y en a qui meurentsubitement et même violemment, par le fer ou le poison ou toutautre instrument, sans avoir reçu aucun avertissement. Nous sommestous dans la main de Dieu !

– Tous ! tous ! Nous sommes tousdans la main de Dieu, batouchka ! Mais la main de Dieu estpuissante et protège Votre Majesté ! Elle l’a toujoursprotégée.

– Est-ce que tu aimes Raspoutine, toi ?interrogea brusquement l’empereur.

– Comment ne l’aimerais-je pas ? Il aimetant Sa Majesté ! Il prie nuit et jour pour Elle, cela estconnu, on ne peut pas dire le contraire !

– C’est un saint, n’est-ce pas ?

– Un grand saint, assurément. Il y en a quidisent que c’est plus qu’un saint !

– Qu’est-ce que tu entends par « plusqu’un saint » ?

– J’entends que Dieu le père n’a rien à luirefuser et qu’il l’aime comme son fils, comme son propre fils surla terre ! Raspoutine fait les miracles qu’il veut, cela aussiest connu ! Il guérit les malades. Il n’a qu’à les toucher…Voilà ce qu’on dit dans le peuple, et pas seulement dans le peuple…voilà ce qu’on dit partout ! du haut en bas !

– On dit beaucoup de choses, je le sais, surle Novi. Et je ne sais pas ce que l’on doit croire de toutce que l’on dit.

– Oh ! Votre Majesté est la lumière même.Elle éclaire tout. Elle doit lire dans le cœur de Raspoutine…

– Ce n’est pas de cela que je te parle…Qu’est-ce que c’est que ces cérémonies auxquelles ont assistéles dames de la cour ? Tu as entendu parler de cela,certainement !… Ne fais pas l’ignorant ou tu pourrais t’enrepentir !… Réponds-moi avec vérité…

– Toujours, toujours avec vérité, VotreMajesté ! Mais qu’est-ce qu’un humble serviteur peutsavoir ? Qu’est-ce qu’il peut savoir ?

– On a dit qu’il se passait là des chosesextraordinaires…

– Votre Majesté, il n’est pas impossible qu’ilse passe là des choses extraordinaires. Raspoutine est siextraordinaire lui-même ! Comment ne se passerait-il pas deschoses extraordinaires ? Mais certainement, ce sont des chosesnécessaires, sans quoi, par la grâce de Dieu, elles ne sepasseraient pas !

– Écoute !… Tu m’as dit tout à l’heurequ’il n’y avait qu’une personne qui ait pu pénétrer cette nuit dansma chambre.

– Je n’ai pas voulu dire cela ! J’ai dità Sa Majesté que je n’avais pas réfléchi à cela ! Ayez pitiéde votre serviteur, batouchka !

Et Zakhar se rejeta à genoux.

L’empereur l’y laissa quelque temps. Ilsemblait réfléchir profondément.

– Écoute, reprit-il, je vais te poser unequestion… Et puis, non ! retire-toi et va prévenir la premièrefemme de chambre que je veux voir sa maîtresse sur-le-champ…

Zakhar se leva, salua et s’apprêta à sortir.Alors, Nicolas le retint :

– Et puis, non ! rentre chez toi !Va te reposer ! Je n’ai plus besoin de toi !

Zakhar disparut.

Nicolas ouvrit une porte, traversa uneantichambre et frappa à une autre porte. Une voix féminine,effrayée, demanda qui frappait.

– C’est moi ! répondit l’empereur.Ouvre-moi ! ouvre-moi tout de suite !

La porte fut ouverte et Nicolas se trouva enface de la première femme de chambre, qui avait roulé autour d’elleun saut de lit et qui paraissait ahurie de voir l’empereur à cetteheure.

– Faut-il que je prévienne SaMajesté ?

Mais Nicolas n’eut même pas à répondre. Prèsde la petite pièce où reposait la femme de chambre, par une porteentr’ouverte, une voix parvenait jusqu’à eux :

– Qu’est-ce qu’il y a, Nadège ?

L’empereur s’avança, pénétra dans la chambreet referma la porte.

Cette pièce était doucement éclairée par unelampe veilleuse sur une table et par les petites lumières quifaisaient une auréole aux saintes images sur un autel suspendu,contre la muraille.

Dans son grand lit de milieu, l’impératriceAlexandra, soulevée sur un coude, voyait venir à elle Nicolas avecnon moins de stupéfaction que, tout à l’heure, la première femme dechambre elle-même.

– Qu’arrive-t-il, Nikolouchka ?

Nicolas, pour toute réponse, glissa sous lesyeux de l’impératrice la feuille de missel :

– Voici ce que j’ai trouvé sous monoreiller ! fit-il simplement.

– C’est abominable ! déclara Alexandra.Il faut remettre cela au maréchal de la cour, pour qu’il ordonneune enquête et qu’il avertisse au besoin le maître de police… C’estle fait, assurément, de quelque domestique, et ceci est d’autantplus regrettable que Raspoutine va être encore rendu responsable decette stupidité !

– De ce crime, répliqua froidement Nicolas,qui s’efforçait de paraître calme et qui n’osait pas regarderAlexandra en face !

Il l’aimait toujours, mais depuis longtemps ilpensait qu’elle ne l’aimait plus… On lui avait prouvé cela ou à peuprès prouvé et il avait été assez faible pour traiter ces choses decalomnies, sans être sûr de quoi que ce fût… s’il avait été sûr dequelque chose de ce genre, il eût été trop malheureux ! Maisil avait été bien malheureux tout de même… Et personne n’avaitl’air de s’en apercevoir.

– Oui, c’est un crime, répétait-il avec force,un crime de lèse-majesté… et il ne peut venir que d’ici !

Il avait parlé précipitamment, car il sentaitbien que s’il avait attendu encore cinq minutes, il n’aurait pas eule courage de formuler son accusation.

– Que veux-tu dire ? éclataAlexandra.

Et elle se releva tout à fait de sa couche, etcomme son épaule était dévêtue, Nicolas ne put la regarder sansrougir.

Au fond, il était timide comme un enfant.Cette femme avait toujours fait de lui ce qu’elle avait voulu, mêmedepuis qu’elle ne l’aimait plus…

Nicolas n’avait point de volonté, il n’avaitque de bonnes intentions et de l’honnêteté.

Dans son désarroi, il avait cherché autour delui quelqu’un à qui se raccrocher, et on lui avait jeté dans lesbras ce mage qui, avec ses diableries enveloppées de parolesd’évangiles, n’avait pas été long à le subjuguer ! Encore, aubout de quelque temps, avait-il dû l’écarter du palais, sur lamenace proférée par ses oncles et par presque toute la famille derompre avec la cour… C’est alors que les grands-ducs lui avaientrévélé des faits extravagants, ces histoires d’orgies menées parRaspoutine où les grandes dames de la cour étaient abominablementmêlées. C’est alors que l’on avait osé lui faire comprendre que latsarine elle-même n’était point étrangère à de tellespratiques…

Cela, certes, il ne l’avait pas cru, mais ilavait été trop touché lui-même par la force de suggestion du mageet il savait trop l’impératrice sous l’influence de ce dernier pourn’avoir pas redouté qu’elle n’en vînt à faire un jour comme lesautres !

Raspoutine avait donc été éloigné ! Mais,depuis, Nicolas n’avait plus de repos !

Sans compter qu’il ne savait au juste s’ilavait eu raison ou tort d’agir ainsi.

Il avait prié ardemment les saintes icônes devenir à son secours, il leur avait demandé ce qu’il fallait faire.Pour toute réponse, il n’avait trouvé que ce mot, sous sonoreiller : « Le Novi ou lamort ! »

À la question fulgurante d’Alexandra, il nesavait que répondre. Maintenant, il regrettait de l’avoir accuséesi directement et il tenta d’expliquer :

– J’ai pensé que ceci ne pouvait venir que devotre personnel !

– Non ! non ! tu ne te serais pasdérangé pour si peu !… Tu as cru que cela venait de plushaut !…

– C’est possible ! Nadiijda Mikhaëlovnaest capable de tout pour m’impressionner dès qu’il s’agit de sonRaspoutine !

– Laisse donc la grande-duchessetranquille !

– Je sais que la Wyronzew est encore venue tevoir tantôt… la Wyronzew est enragée !… véritablement unefemme enragée !…

– Je sais que vous la détestez ! fit latsarine, calmée par l’humilité de Nicolas… Elle est incapable d’uneaussi basse action !… Quel que soit l’auteur de cetteignominie, pour moi celle-ci n’a eu d’autre but que de vousrappeler que vous avez exilé d’ici un homme qui ne vous a jamaisfait que du bien et qui prie Dieu nuit et jour pour vous !

Cette répétition d’une phrase qu’il avait déjàentendue dans la bouche d’un laquais donna profondément à réfléchirà Nicolas, qui s’assit, toujours sans regarder la tsarine.

Alexandra se rendit compte de ce qui sepassait dans l’esprit de l’empereur (elle le connaissait si bien,son Nikolouchka !) Elle reprit d’une voix adoucie :

– De son dévouement vous ne pouvez pasdouter ! et cependant vous avez traité cet homme comme votrepire ennemi !…

– Vous savez, répliqua-t-il en baissant leton, à quelles instances j’ai dû céder ! Vous n’étiez pas,vous-même, d’avis de rompre avec mes oncles ; cela aurait faitun gros scandale…

– Sans doute, acquiesça-t-elle, mais,Nikolouchka, il ne pouvait s’agir que d’un éloignement passager… etvotre rigueur est sans exemple !

– J’ai encore vu mon oncle hier…

– Je sais ! je sais !… C’estpourquoi je ne devrais point m’étonner de ce qui arrive cesoir ! Ces gens-là ont ici une valetaille qui leur est toutedévouée, si j’en excepte votre Zakhar ! Si vous aviez un peude volonté, Nikolouchka ! vous feriez maison nette !

– Et pour mettre qui à la place, je vous ledemande ? des inconnus ?… Du reste, j’ai beau les voirdepuis longtemps, tous ceux qui sont ici me restentinconnus, soupira-t-il douloureusement.

– À qui la faute, Nikolouchka ? Les plusgrands dévouements, vous les écartez ! Nul ne peut être sûr devotre appui !… Moi-même, j’ai été plus d’une fois victime deceux qui se disaient vos amis et dont vous avez dû vous séparerdepuis, quand vous les eûtes mieux connus !

Nicolas ne répondit rien et resta la têtebasse.

– Que vous a dit votre oncle ?

– Mais rien d’important.

– Pardon ! je vous parlais tout à l’heuredu Novi et vous m’avez parlé immédiatement du grand-duc…C’est donc qu’il vous a entretenu de Raspoutine ?

– Eh bien, oui ! et je suis venu surtoutpour vous parler de cela.

– Ah ! enfin ! je vous écoute,Nikolouchka !

– Il m’a dit que Raspoutine était la fable dela ville et de toute la colonie étrangère à cause de sespratiques…

– Quelles pratiques ?

– Demandez à la Wyronzew ! Elle vousrenseignera ! Et même à Nadiijda Mikhaëlovna ! Il s’estpassé des scènes effroyables, chez elle, à Petrograd… et il y avaitencore des femmes de la cour, des femmes de votre service ; cequ’on m’a raconté est abominable !

– Faut-il tout croire ?

– Je suis heureux de vous savoir dans cetteignorance, soupira Nicolas… car si j’apprenais jamais…

– Quoi ?

– Rien ! rien ! Ne parlons plus deces horreurs ! s’écria Nicolas en se levant.

« À cette idée, je deviens fou ! QueDieu vous protège… Je vous demande pardon de vous avoirdérangée…

Il marcha hâtivement vers la porte.

– Voilà dans quel état une conversation avecvotre oncle vous a mis !

– Non ! non ! gémit-il… C’est cepapier ! « Le Novi ou la mort ! » Àmoi, à moi, le tsar !

La voix douce d’Alexandra le suivit etl’arrêta net dans sa fuite :

– Et si cela voulait dire : ou lamort de votre âme, Nikolouchka !… Et si c’était unavertissement des saintes images ? Car enfin l’avez-vousvu faire des miracles, oui ou non ?

– Oui, c’est un homme étrange !

– C’est l’homme de Dieu, Niki ! c’est leNovi !

Nicolas soupira encore et quitta lachambre.

Rentré dans son appartement, il se mit àgenoux devant les saintes icônes qu’éclairaient les petites lampesardentes…

Quand il se releva, il prit dans ses mains sonpauvre front appesanti… et il resta longtemps ainsi, comme essayantde se suggestionner lui-même… Ah ! vouloir !vouloir !…

Et puis, très las, effroyablement las, ilouvrit une fenêtre et s’accouda au-dessus de la nuit.

Le parc était tout noir… Tout au fond, ilapercevait çà et là la pâleur des grands murs qui fermaient sonpalais comme une prison…

Et par delà les murs il entendait parfoisl’appel d’une sentinelle ; et puis, c’était encore le silence,le mystère… l’éternel mystère.

Et lui était au centre de ce mystère, mystèredu palais, de ces jardins… Et par delà les murs, le mystère de sonempire qui lui échappait, auquel il ne comprenait plus rien… et pardelà l’empire, le mystère de son propre destin…

Dans sa détresse, sur le fond des ténèbres sedétacha peu à peu la figure de l’Autre, de l’Autreempereur, qui avait été souvent sa force occulte, qu’il avaittoujours senti derrière lui, à côté de lui, comme son grand frèred’Orgueil et de Pouvoir, comme la seconde face de laToute-Puissance autocratique sur les peuples, de l’Autredont il entendait, encore la voix qui lui parlait de leur missiondivine sur la terre et qui, au nom de cette mission divine, luifaisait signer, dans le désert des flots de Bjoërkoë, ce traitéd’alliance qui n’était point dans le programme de son père et queses hommes d’État avaient déchiré à son retour, comme on déchireles mauvaises pages entre les mains d’un enfant qui a mal comprisson devoir… de l’Autre qui s’était joué de lui et quil’avait jeté dans cet affreux chaos.

Un instant, il tendit éperdument ses brastremblants vers l’Autre !… et ses lèvresmurmurèrent :

– Qu’as-tu fait ? qu’as-tu fait demoi ?… que va-t-il advenir de nous l’un sansl’autre ?

Eut-il une vision de son dernierdestin ?… et aussi du dernier destin del’Autre ?… Au matin, quand Zakhar pénétra dans sachambre, il le trouva étendu sur le parquet, sans connaissance…

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